CHAPITRE 20

19.05.28,
Massachusetts General Hospital | BOSTON – 4:20 AM.

Je trouve enfin un temps afin de décompresser un peu. Accoudé à la rambarde, sur le toit de l'hôpital, je tire une taffe de ma cigarette tout en regardant les lumières de Boston partout autour de moi. C'est en partie pour ce genre de moment que j'aime travailler de nuit : en bas, les ambulanciers s'activent ainsi que médecins et chirurgiens. Lors de mes pauses, je viens toujours ici afin d'être au calme. L'endroit est silencieux, bien que je puisse encore entendre au loin les bruits habituels de la ville.

Quand je ferme les yeux, le visage levé vers le ciel afin de sentir l'air frais sur ma peau, je pense à Diego. Je n'ai pas de nouvelles depuis deux jours. Je n'ai pas reçu ne serait-ce qu'un simple SMS depuis qu'il s'est tiré de l'appartement après avoir silencieusement avoué le calvaire qu'il avait vécu en prison.

Quand j'y repense, je réalise que j'ai été stupide. Je n'aurais jamais dû lui poser cette question stupide « tu t'es pas défendu ? ». J'ai en fait été maladroit, perturbé par la surprise et par la douleur. Je le connais et je sais très bien qu'il a pris ma question au premier degré, bien que ce n'était pas ce que je voulais dire. Je sais très bien qu'il a essayé de se défendre et que, d'une certaine façon, il ne s'est pas laissé faire comme ma question aurait pu laisser penser. J'étais juste sous le choc, incapable de comprendre pourquoi lui qui était si fort et si impressionnant avait réussi à en arriver là. Dans ma tête, je ne m'étais jamais vraiment fait à l'idée qu'une telle chose ait pu lui arriver. Et, désormais, je ne m'en remets pas.

Je n'arrête pas d'y penser, à chaque instant de la journée. Je n'arrête pas de revoir les marques sur son torse et son regard brisé. J'ai cauchemardé la nuit dernière, l'imaginant à la merci d'un Skull qui abuserait de lui, sous mes yeux, sans que je ne sois en mesure de faire quelque chose pour l'en empêcher.

Je me mettrais des claques. Je me dégoûte, en réalité. Je ne supporte pas le fait d'avoir été si stupide, à lui poser cette fichue question. Je ne supporte pas de penser à Jayden, à mon comportement déplacé autant envers lui qu'envers Diego. En réalité je n'arrive même plus à me regarder dans un miroir, comme ce matin où mon simple reflet m'a donné envie de me cogner.

- Wright, je peux savoir ce qu'il se passe ?

Je me crispe quand je sens Manfredi derrière moi, la voix grave et sévère. Je déglutis aussi, mal à l'aise, alors que je sais pertinemment pourquoi il est ici. Je demande d'une petite voix :

- Vous allez me virer ?

Je sais que j'ai merdé. L'esprit perturbé et pas le moins du monde concentré, je n'ai rien trouvé de mieux à faire qu'annoncer le décès d'un patient à la mauvaise famille. J'ai conscience de mon erreur et de ses répercussions : j'ai fait une bonne frayeur à une famille innocente qui attendait simplement que leur jeune fils sorte d'une appendicectomie. Le patient décédé, en réalité, s'avérait être un vieil homme cardiaque passé sur le billard pour l'opération de la dernière chance. Je me mettrais des claques, encore et encore.

- Tout dépendra de l'explication que tu vas me donner.

Il s'accoude à la rambarde, près de moi. Je sens son parfum pour homme qui virevolte autour de moi et la tension de son corps. C'est gênant. C'est mon supérieur, bien sûr, mais j'ai conscience d'être le seul résident de notre promo avec lequel il se comporte ainsi. Encore une fois, je suis totalement largué.

- Mon couple est en train de couler. J'ai appris que mon petit-ami s'est fait... abuser, en prison, pendant que moi j'étais là à l'attendre pendant neuf ans. Un patient me fait du rentre-dedans et je ne trouve rien de mieux à faire que le laisser m'embrasser. J'ai pas de nouvelles de mon copain depuis deux jours, sans compter que je l'ai vu se pavaner avec une blonde et un gamin alors qu'il ne me calcule plus depuis des mois.

J'ai honte de dire ça mais, en fait, j'ai besoin de vider mon sac. J'ai conscience que mon supérieur est chirurgien et non psychologue, mais c'est nécessaire pour moi. Je fixe l'horizon, silencieux, tandis qu'il referme ses doigts autour de la rambarde. J'attends qu'il parle et, pendant ce temps-là, le silence me semble assourdissant.

- Oh, je vois.

- Je suis désolé d'avoir merdé, aujourd'hui. Vraiment. Je... ça ne se reproduira plus, je vous le promets.

- Evan, regarde-moi.

Je me fige, surpris, lorsque j'entends mon prénom sortir de sa bouche : c'est la première fois qu'il ne m'appelle pas Wright. C'est aussi la première fois que j'ai l'impression de parler à une personne normale et non à mon supérieur narcissique et sans cœur.

- Tu es un très bon élève, et je ne te virerai pas. D'accord ? Je pense que tu as sérieusement besoin de repos.

- Encore ? Vous ne faites que me donner des jours de repos. Les autres sont aussi crevés que moi, mais eux n'ont droit à rien.

- Tu te démènes, Evan, et je vois ton implication. Et puis... la santé des autres, je m'en fiche.

Je fronce les sourcils. Il se tourne afin de me regarder et, sur la rambarde, je vois du coin de l'œil que sa main se rapproche dangereusement de la mienne. Quand ses doigts frôlent les miens, légers mais fourbes à la fois, je déglutis :

- Pourquoi vous vous souciez de moi ?

- À ton avis, Evan ?

- Je...

- Tu ne vois pas comment je te regarde ?

Je me sens totalement ridicule et perdu, à cet instant précis. Je plonge mes yeux dans les siens et c'est comme un électrochoc, en réalité. Pour la première fois je vois autre chose qu'un regard supérieur et froid. En fait, j'ai l'impression qu'il me dévore des yeux. C'est gênant. Suis-je en train de me faire des films ? J'aimerais que la réponse soit « oui », mais j'ai conscience que ce n'est pas le cas.

- Je... s'il-vous-plaît... non. Vous êtes mon supérieur, ça s'arrête là. Désolé.

Je m'enfuis. Je n'ai aucune idée d'où aller, étant donné que je risque de le croiser à nouveau d'ici dix minutes au sein de l'hôpital, mais je m'enfuis. Malheureusement, il me rattrape par le coude avec une force surprenante. Je me retrouve contre lui, mon ventre contre le sien. Je ne ressens rien d'autre que de la peur, à cet instant précis. Je n'ose même pas le regarder lorsqu'il prend délicatement mon menton entre ses doigts afin de relever mon visage vers le sien.

- J'ai compris, Evan. Mais s'il-te-plaît, prends-soin de toi. Accepte une semaine de congés. Je ne veux pas que tu fasses un burn-out, ou une erreur qui pourrait coûter la vie à un patient parce que tu n'es pas en état de réfléchir convenablement.

Il est doux, en fait, et ça me rassure quelque peu. Je vois dans ses yeux qu'il est sincère et qu'il est réellement inquiet pour moi, alors j'accepte en hochant simplement la tête. Je suis soulagé lorsqu'il me lâche, afin de me laisser la possibilité de m'en aller.

Je m'enfuis comme prévu après lui avoir lancé un dernier regard, sous le choc de réaliser que mon supérieur en pince pour moi.

X   X   X

Il est 6:29 AM lorsque je baisse mes yeux sur ma montre, accoudé au comptoir du secrétariat de notre service. Je feuillette des dossiers et remplie la paperasse des patients qui seront sortants dans quelques heures. Je remplis les autorisations et rédige les ordonnances après avoir puisé les éléments dans les dossiers, généralement gérés par Manfredi.

Je baille à m'en décrocher la mâchoire tout en déposant le dossier d'une madame Walsh dans le casier prévu à cet effet. Je sursaute lorsque Anna, la Mérédith Grey de notre promo, s'affaisse sur le comptoir, l'air exténué. Son teint est blafard et elle a l'air toute émotionnée.

- Tout va bien ?

- Ouais... on peut dire ça.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

Elle se passe une main sur le visage avant de plonger sa main dans la poche de sa blouse afin d'en sortir une barre chocolatée. Tout en mangeant sans grand engouement, elle me raconte :

- J'étais à la mine. Je suis partie au bloc avec Manfredi. Une patiente qu'il suivait nous a claquée entre les doigts, comme ça... pouf ! Elle attendait une greffe depuis des années, et maintenant c'est trop tard. Tu te rends compte ? La vie est tellement injuste.

Elle a l'air totalement effondrée, et je ne peux m'empêcher de penser que ce n'est pas bon pour elle : règle numéro un, ne jamais prendre les choses trop à cœur. C'est parfois compliqué à gérer, sur le coup, mais nous devons vite passer à autre chose : ressasser les événements passés ne nous aide pas à aller de l'avant et à faire notre boulot correctement. Elle reprend :

- Super jeune, super canon. Et Manfredi, qui m'envoie annoncer la nouvelle à son gosse et à son mec ! Putain. Le gamin a treize ans, tu l'aurais vu...

Je souris tristement tout en posant une main réconfortante sur l'épaule d'Anna. Elle mâche la dernière bouchée de sa barre chocolatée avant d'en rouler nerveusement en boule l'emballage. Elle le jette dans la poubelle ensuite, et soupire de désespoir. Je lui dis :

- Première patiente que tu perds sur la table, hein ?

- Ouais.

- Je sais ce que c'est.

J'avoue avoir été moi aussi dépité lorsque, un jour au bloc, un premier patient est décédé sous mes yeux et sous ceux de Manfredi. Ce dernier avait fait tout ce qu'il pouvait et, bien que j'en étais conscient, je n'avais pu m'empêcher de me sentir coupable. Comme si nous aurions pu faire plus.

C'est difficile, ça nous secoue, mais une fois sortis du bloc nous nous devons d'être forts pour tous les autres patients qui attendent le meilleur de nous.

X   X   X

Appartement 12, Etage 4 | BOSTON – 7:12 AM.

Je glisse la clé dans la serrure avant d'ouvrir la porte. Dans le vestibule, je retire ma veste que je pose sur une patère en bois et mes chaussures que je laisse au pied d'un petit meuble en bois. Mon téléphone à la main et mon sac sur l'épaule, le pas lourd et épuisé, j'entre dans le salon.

- Salut, Evan.

Je me fige quand je le vois. Il est assis sur le canapé, l'air totalement dépité, tandis qu'un reportage de National Geographic est diffusé sur l'écran plat. Je ne peux que remarquer le gamin du parc, allongé sur le canapé la tête sur ses cuisses. Il dort profondément, blotti contre Diego. Ce dernier a sa grande main posée sur sa tête, ses doigts dans ses cheveux, en signe de protection.

- Salut.

Mon ventre me fait mal. Je ne sais pas non plus comment réagir. Deux jours sans nouvelles de lui, malgré mes SMS, et le voilà sur notre canapé accompagné d'un gamin dont j'ignore tout. J'ai la nausée : et s'il s'agissait de son fils ? Je me sens tellement bête. J'ouvre alors la bouche pour parler, stressé à l'idée de dire à nouveau une stupidité, mais me ravise quand je vois qu'il le prend dans ses bras afin de le porter jusqu'à la chambre d'amis.

Planté au beau milieu de la pièce à vivre, totalement perdu, je le regarde s'occuper de cet enfant. Une pensée stupide me réchauffe le cœur : j'aimerais qu'il soit le père de notre enfant. C'est ce dont j'ai toujours rêvé avec lui, malgré les épreuves que nous avons traversées.

Quand il revient dans le salon et qu'il se plante devant moi, je ne peux que remarquer ses yeux rouges et les larmes séchées sur ses joues.

- J'suis désolé, Evan. De m'être tiré comme ça... je...

- Tu peux m'expliquer... qui est ce gosse, s'il-te-plaît ? Vraiment, j'ai besoin de comprendre.

Il me sourit tristement, et je le vois désormais mal à l'aise. Comme à l'époque lorsqu'il faisait une connerie et qu'il n'osait en aucun cas m'en parler. Mon cœur loupe un battement quand il glisse ses doigts entre les miens et qu'il m'attire sur le canapé. Nous tombons assis face à face, affalés sur les coussins. Il caresse mes doigts avec les siens, tendrement, et annonce tout bas sans me regarder :

- C'est le fils à Jose.

Mon ventre se tord douloureusement. Je sais à quel point Jose a compté pour lui, et compte toujours autant. J'imagine ce qu'il a dû ressentir en découvrant qu'une petite partie de lui vivait toujours à travers cet enfant. Un sourire tendre étire mes lèvres et je viens caresser légèrement son poignet.

- Aubrey... elle m'avait contacté sur internet, peu temps après que je sois sorti de taule. J'ai été surpris quand j'ai appris qu'elle vivait ici, à Cambridge. À l'époque on s'entendait bien mais, quand Jose est mort je... on s'est plus revus. Quand elle m'a présenté... Jose Jr, c'est comme si j'étais à nouveau gamin, avec lui.

Je viens cueillir la larme qui roule sur sa joue, solitaire. Je suis surpris de voir qu'il se laisse faire et que, même, il accepte mon contact. Il ferme les yeux et laisse aller sa joue contre la paume de ma main. Tout bas, il dit :

- Je crois que j'ai fait une connerie, Evan.

- Pourquoi tu dis ça ?

Je l'encourage à parler tout en me montrant patient. Je pense à ce gamin qui dort dans la chambre d'amis et à l'air totalement perturbé sur le visage de Diego. Quelque chose de grave et d'important est en train d'arriver, et j'ai le sentiment que c'est quelque chose qui me dépasse.

- Elle était gravement malade, Evan. Et... quand elle a choisi Jose, à l'époque, elle a perdu toute sa famille. Elle était seule ici et... elle m'a mis sur son testament, Evan. J'ai accepté.

Je fronce les sourcils tandis que mon cerveau tourne à plein régime. Qu'essaie-t-il de me dire ? Je caresse sa main, tout doucement, mais m'interdis de dire quoi que ce soit : il va parler. Il est juste en train de chercher ses mots.

- Sauf qu'aujourd'hui elle est morte. Je pensais pas que ça arriverait aussi tôt.

J'ai la nausée. Je repense à Anna, à la conversation que nous avons eue quelques heures plus tôt concernant la jolie jeune femme décédée sur le billard, et de l'état lamentable de son fils lorsqu'elle a annoncé le décès à ses proches. J'ai la nausée.

- Qu'est-ce qu'il se passe, Diego ?

Ma voix est à peine audible, douce et tendre. Je me rapproche de lui sur le canapé, afin de poser une main rassurante sur le dos de la sienne, grande et tatouée. Finalement, il parle :

- Je suis responsable de Jose, maintenant. C'est moi son tuteur...

J'ouvre la bouche pour parler, mais bien évidemment aucun mot ne sort. Je suis sous le choc, pris au dépourvu, presque mis devant le fait accompli. Je n'étais au courant de rien et je n'ai aucune idée de comment gérer ça. D'autant plus lorsque Diego éclate en sanglots tout en me serrant avec force dans ses bras. Je referme les miens autour de lui et embrasse son front alors qu'il murmure :

- ... et j'ai aucune idée de comment élever un gosse, putain.

.   .   . #gbsBigBangFIC 

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