CHAPITRE 1

28.04.28
Massachusetts General Hospital | BOSTON – 5:26 AM.

D'une façon assez naïve, je m'étais toujours imaginé que mon internat en chirurgie se passerait exactement comme dans Grey's Anatomy. D'une certaine façon, je ne m'étais pas trompé.

J'adorais cette série quand j'étais jeune et je n'avais pu m'empêcher d'idéaliser la chose : un tas d'amis, une bonne ambiance et de supers interventions. C'est un peu le cas, en fait.

D'abord il y a Anna, la copie parfaite de Meredith Grey : la surdouée. Elle fait un travail remarquable et a toujours les bonnes idées au bon moment. Un petit génie de la chirurgie.

James, c'est totalement Cristina Yang : le tyran un peu génie. Le genre de mec qui ne dort pas lorsqu'il doit trouver la réponse à une question posée au boulot. Cela ne fait que quatre mois, mais j'ai déjà cerné la personne. Il n'hésiterait pas à marcher sur la gueule des autres pour obtenir les meilleures interventions et se faire mousser un peu. Malgré tout ça il est gentil, quoi qu'un peu agaçant parfois.

Puis il y a Molly, qui me rappelle un peu le personnage d'Alex Karev : impulsive. Et, surprenant ou pas, c'est aussi ma meilleure-amie ici. Le coup de foudre amical. Elle vient d'une petite ville paumée du Maine et n'a pas eu une vie facile. Le fait que sa mère l'ait abandonnée à la naissance et que son père soit un connard de conservateur a forgé son caractère. Je dois avouer qu'elle parle parfois assez mal, et de façon assez brusque, mais je sais qu'il y a un grand cœur là-dessous.

Personnellement je m'identifie un peu au personnage d'Izzie Stevens : quelqu'un de doué et d'intéressé même si parfois mon grand cœur et ma sensibilité me jouent des tours. J'ai tendance à trop m'impliquer, d'après le docteur Manfredi, et j'en ai conscience.

D'ailleurs, en parlant du Dr Manfredi, lui c'est plutôt Mark Sloan : un homme extrêmement doué dans sa spécialité, qui le sait et qui s'en vante. C'est le genre de médecin fier de son travail et imbu de lui-même, insupportable et désagréable. Depuis 4 mois que je suis ici, je suis certain de ne l'avoir jamais entendu faire un compliment à qui que ce soit.

- J'en peux plus, putain.

Molly se laisse tomber près de moi sur le lit. La salle de garde empeste les chaussettes sales et les chips au barbecue, et la chaleur qui règne dans la pièce me donne l'impression de suffoquer. Malgré tout, je ne quitterai ce lit pour rien au monde.

- Moi non plus, dis-je.

- Donne m'en un.

Je lui tends le sachet de M&M'S périmés dans lequel je suis en train de picorer, plus pour me tenir éveillé que par réel appétit. Molly en enfourne trois dans sa bouche, avant de fermer les yeux et de se laisser allez contre moi. Assis en tailleur sous la couverture, je ricane :

- T'as l'air au bout du rouleau.

- Je le suis, couine-t-elle. Je sors du bloc. J'ai passé quatre heures à regarder Manfredi opérer sans même avoir le droit de toucher une compresse !, peste-t-elle.

- Je serais prêt à parier que c'est parce que tu l'as traité d'égocentrique il n'y a même pas..., je regarde ma montre, dix heures de ça.

Je pouffe de rire au souvenir de leur confrontation dans le couloir. J'ai le sentiment qu'il ne l'aime pas énormément, peut-être à cause de son caractère brut de décoffrage. Molly n'a pas peur de lui tenir tête, toujours bourrue, et je suppose qu'il est simplement habitué à ce que ses internes s'écrasent devant lui.

- J'veux rentrer chez moi, soupire-t-elle. J'veux me mettre au lit et dormir jusqu'à demain.

- Plus que 30 minutes.

Je regarde aussi l'aiguille trotteuse tourner, encore et encore, dans l'horloge juste au-dessus de la porte. Dans trente minutes je me barre d'ici et, comme elle, j'ai hâte de retrouver mon lit.

- T'as pu dormir, toi ?, demande-t-elle.

- Quarante minutes. Mr Kerr n'arrêtait pas de se plaindre de douleurs au thorax.

- Oh. C'était bien d'ailleurs cette thoracotomie ?, s'intéresse-t-elle.

- Ouais. Enfin... j'ai ouvert et j'ai refermé. T'imagines bien qu'il n'allait pas me laisser faire grand-chose de plus. Mais c'était intéressant.

J'ai passé l'après-midi au bloc avec le Dr Manfredi et je suis toujours autant surpris par la façon dont il travaille : de la musique. À l'école on nous parle de concentration, de faire le vide autour de nous lorsque nous opérons, et lui écoute de la musique. Du heavy metal qui plus est. Ce n'est pas pour me déplaire, mais je trouve étrange que l'on puisse se concentrer lorsque la guitare électrique nous casse les tympans.

- J'comprends pas comment on va réussir à apprendre quelque chose avec un connard pareil !, peste-t-elle. Il ne nous laisse rien faire, putain !

Personnellement, même si je comprends son inquiétude, je suis optimiste. J'ai fait mes recherches et j'ai constaté que les internes du Dr Manfredi, à 99%, obtenaient leurs examens. Je suppose que le 1% restant représente les personnes qui, malheureusement, ne sont pas faites pour la chirurgie et quittent le cursus en cours d'année.

- Nous ne sommes ici que depuis quatre mois, Molly. Détends-toi, ça va bien se passer. Je suppose qu'il veut apprendre à nous connaitre avant de nous faire confiance, et ça peut se comprendre.

- Peut-être.

Nous sursautons quand la porte s'ouvre avec fracas sur James. Lui aussi à l'air exténué et, pour la première fois depuis des semaines, j'éprouve à son égard une certaine empathie. Il se laisse tomber sur le lit face au notre, complètement épuisé.

- C'est quelle heure ?, grogne-t-il dans l'oreiller.

- 5:40, dis-je.

- Bah alors, Super-James, t'es fatigué ?

Il relève la tête pour lancer un regard noir à Molly. Moi, je souris en coin : ils s'aiment bien. Leurs caractères ne sont pas compatibles en apparence mais, comme on dit, les opposés s'attirent. J'ai très bien vu comment Molly le regarde et j'ai aussi remarqué cette façon qu'a James de la taquiner très souvent.

- Ta gueule, Molly.

- Ouuuh, monsieur est ronchon.

Elle lui lance un oreiller au visage, tandis que je m'empiffre de sucreries à nouveau. Je donnerais n'importe quoi pour un café ou, pire, un caramel macchiato. Ouais, en fait, c'est totalement ce dont j'ai besoin : un caramel macchiato de la cafétéria, surplombé d'une épaisse couche de crème fouettée.

- Où tu vas ?, me demande Molly.

- Me chercher un café, je marmonne en baillant. T'en veux ?

- Non, merci.

Quand je sors de la salle de garde, assez sombre, je suis aveuglé par les lumières agressives des couloirs. Les murs sont blancs, les portes sont bleu marine, et les néons sont blancs et extrêmement puissants.

Quand j'arrive à la cafétéria, après avoir descendu trois étages et traversé deux ailes de l'hôpital, j'apprécie les doux effluves de café et de pancakes. Quelques personnes sont attablées, généralement des personnes dont les proches sont aux urgences, mais l'endroit est calme à cette heure si matinale.

- Bonjour, Evan.

- Bonjour Janet. Comment tu vas ?, lui dis-je avec un sourire.

- Bien, merci. Tu as les petits yeux, tu veux un café ?

- Un caramel macchiato, avec de la crème fouettée s'il-te-plaît.

- C'est comme si c'était fait !

Janet est un amour et, même si elle n'est qu'employée et dénuée de toute compétence médicale, c'est un petit chou à la crème comme Miranda Bailey. Elle est assez potelée et pas très grande, mais elle a un grand cœur et parle toujours trop fort. Elle n'hésite pas à remballer les clients impolis, et ça m'amuse toujours lorsque je la vois agiter sa cuillère en bois sous leur nez pour les menacer.

- Tiens mon chou.

- Merci Janet.

- Première garde, hein ?, sourit-elle.

- La quatrième, en fait. Mais celle-ci est d'un ennui...

Je ris, tandis qu'elle se fige. Le Dr Manfredi me sourit de toutes ses dents, derrière moi dans la file d'attente, un plateau à la main. Janet, elle, s'éclipse : il y a de l'eau dans le gaz.

- Alors Wright, on s'ennuie ?, chantonne-t-il.

- Honnêtement ? Oui.

Je n'ai aucune envie de mentir et cela semble le déstabiliser quelque peu : s'attendait-il à me voir ramer pour trouver une excuse et me noyer dans les mensonges ? Si oui, il s'est foutu le doigt dans l'œil.

- J'ai passé la nuit à faire des allers-retours entre la salle de garde et la chambre de Monsieur Kerr car il se plaignait de douleurs fantômes au thorax. C'est ennuyeux à mourir. Mais ça fait partie du boulot, je le sais, alors je l'ai fait sans me plaindre.

- Bien. Comment va-t-il ?, demande-t-il sur un ton professionnel.

- Bien. Il a eu un peu la nausée, mais j'ai mis ça sur le compte de l'anesthésie car ça lui a passé après avoir mangé un morceau.

- Tu as vérifié son pansement ?

- Oui, je l'ai refait à 2:30 AM, comme prévu.

- Parfait, Wright.

Je roule des yeux, agacé, tandis que je remarque la tasse de macchiato qui m'attend sur le comptoir. Je m'en saisis avant de prendre la fuite, sous son regard noir et agacé. Moi, je souris : je l'ai fumé cet abruti égocentrique.

Quand j'arrive dans la salle de garde, la moitié de ma boisson déjà au fond de mon estomac, la tenue vestimentaire de Molly m'indique qu'il est l'heure de partir : elle a troqué sa blouse blanche pour un jogging confortable et un large sweat à capuche.

- Plus que cinq minutes, seigneur, j'en peux plus !

Je ricane et pose ma tasse sur la petite table dans l'angle de la pièce. Je retire ma blouse sous ses yeux, pas le moins du monde gêné, tandis que James ronfle dans le lit superposé.

- T'as un de ces culs, Evan.

- Putain, Molly ! , je grogne amusé.

- Quoi ? C'est la vérité !

Je pouffe de rire tandis que, du coin de l'œil, je la vois clairement en train de me reluquer.

- Il doit être content ton mec !

Je déglutis et, même anodins, ces quelques mots me font l'effet d'un coup de couteau dans le ventre. Je me fais violence pour ne pas le montrer, mais dans le fond j'ai envie de pleurer. J'enfile mon jean à la hâte et fais de même avec mon hoodie.

- Ouais... il est content.

Sans un mot de plus, je récupère mes affaires et quitte la salle : je fuis. J'ai envie de vomir et, aussi, j'ai mal au cœur. Je jette ma tasse de café vide dans une poubelle devant l'hôpital tout en me précipitant sur le parking, sous la pluie. Le ciel est encore sombre même s'il est 6:00 AM et je sens déjà qu'on ne verra pas le soleil aujourd'hui.

J'aime conduire à cette heure-ci. Les rues sont à peu près désertes et, même si le jour se lève un peu, il fait encore très sombre et les lumières de la ville sont allumées. L'air est frais mais la pluie est légère, et j'aime l'odeur du goudron humide qui titille mes narines lorsque j'entrouvre la vitre.

Arrêté à un feu rouge, je me regarde rapidement dans le rétroviseur intérieur : mes yeux sont rougis par la fatigue et aussi légèrement cernés. Mes cheveux sont en pétard sur ma tête, comme si je sortais du lit, et j'ai l'air d'être totalement exténué. J'en viens même à me demander si je suis toujours aussi mignon qu'avant, avec cet air abattu sur le visage. Je me demande si j'ai évolué en mal, comme certains adolescents, ou si mon visage est resté le même depuis dix ans.

Quand j'arrive à Cambridge, dix minutes plus tard, je me sens assez vide. Ma voiture garée sur un petit parking, je m'empresse de rejoindre mon appartement. Notre appartement. J'ai toujours la boule au ventre lorsque je le réalise, parce que ça me rappelle à chaque fois à quel point la réalité est différente en comparaison de mes fantasmes passés.

Quand je pousse la porte de notre chez-nous, au quatrième étage, je me fige. L'odeur de tabac est insupportable et la chaleur qui règne dans la pièce m'indique qu'il a encore une fois mis trop de bois dans le poêle. J'allume la lumière et, comme d'habitude, c'est le chaos.

Où est passée la table de la pièce à vivre ? Je la distingue à peine, dissimulée sous des tonnes de livres de science, de copies et son ordinateur. J'y remarque aussi une bouteille vide de whisky ainsi que ce fichu cendrier tellement rempli à ras-bord qu'il empeste la pièce à vivre.

Sauf qu'il est six heures du matin passées et que je n'ai pas le courage de ranger. Je n'ai pas le courage de faire l'effort de vider les mégots dans les toilettes parce que lui est incapable de le faire. Je n'ai pas la force de pousser ses cours et ses devoirs pour m'installer prendre mon petit-déjeuner, parce que je suis épuisé.

Sous la douche que je prends en quatrième vitesse, je ne peux m'empêcher de laisser échapper quelques larmes. Pleurer à 28 ans, et alors, où est le drame ? Ce ne sont pas des larmes de tristesse, mais des larmes de fatigue. Je suis fatigué de me sentir comme un larbin. Je suis fatigué de devoir toujours tout faire ici. À quoi je m'attendais, sans déconner ? Naif, je m'étais dit que peut-être il serait attentionné pour une fois et que je découvrirais en arrivant mon bol et des pancakes sur la table. Sauf que ce n'est pas le cas et que, à la place, je n'ai trouvé qu'une bouteille de whisky dégoulinante et collante. J'ai la haine.

Quand je sors de la salle d'eau, simplement vêtu d'un boxer et les cheveux secs, je récupère mon téléphone dans mon sac de fringues et m'empresse de rejoindre le lit après avoir ouvert les fenêtres. Je suis en colère et, comme toujours, je me dis que je devrais dormir sur le canapé. Sauf que le problème, c'est que j'ai besoin de ça : j'ai besoin d'aller sous la couette, près de lui, pour sentir sa présence et son odeur. C'est comme à l'époque, sur ce plan-la rien n'a changé : j'ai besoin de lui.

Dans la pièce, allez savoir pourquoi, la lampe de chevet est allumée. Je vois par terre, de son côté, un livre ouvert et j'en déduis rapidement qu'il s'est endormi en lisant. Je ne peux m'empêcher de le regarder, à genoux contre le lit : il est beau. Son corps est recouvert de sueur à cause de la chaleur insupportable dans l'appartement, et c'est beau car les tatouages brillent sur sa peau.

À l'époque, son torse était beau. Couleur caramel, la peau douce et laiteuse. Désormais, je ne vois que de l'encre. Il ne reste pas un centimètre de peau vierge, à l'exception de tout ce qu'il y a en dessous de la ceinture, mais je n'ose pas lever la couette pour observer ses jambes. Mon cœur se serre : il est magnifique.

Une larme roule sur ma joue et je ne peux m'empêcher de poser ma main sur son cœur, même si je sais qu'il me repousserait si seulement il était réveillé. Sa peau est chaude sous ma paume et ça me rappelle l'époque où on passait notre temps à se toucher, à s'étreindre et à s'embrasser.

Son sommeil est paisible mais, quand je le vois bouger les paupières, je m'empresse de retirer ma main.

- Qu'es' tu fous ?

Je lui souris : un sourire forcé. Ses beaux yeux me transpercent et son air bourru me fait mal au ventre. Il baisse les yeux sur son torse et s'empresse de remonter la couette jusqu'à son cou lorsqu'il remarque mes yeux posés sur son corps.

- Rien, je te regardais, c'est tout.

- Oh. Bah... tu devrais dormir.

Je hoche la tête et m'empresse de me relever. Je sens son regard sur moi quand je contourne le lit pour m'installer de mon côté. Je m'allonge, dos à lui, parce que je ne veux pas qu'il voie mes yeux larmoyants. J'éteins la lampe de chevet et nous nous retrouvons dans l'obscurité.

- Evan ?, demande-t-il.

- Quoi ?

Mon cœur s'emballe. J'espère. J'espère un mot doux, une attention.

- Tu peux fermer la fenêtre ?

Je ferme les yeux et cesse de respirer. Encore une fois, à quoi je m'attendais ? Abattu, je me lève et claque la fenêtre avant de revenir m'installer sous la couette. Dans le lit il fait chaud, ça sent son odeur, et en fait c'est une torture.

Quand je le sens bouger dans mon dos, doucement, j'espère encore qu'il va m'enlacer. J'attends le moment où il viendra passer son bras autour de moi et m'embrasser sur la joue, comme à l'époque, mais je sais aussi que ça n'arrivera pas.

Cela n'arrivera pas car aujourd'hui ça fait six mois. Six mois qu'il est sorti de prison. Six mois que je l'ai enfin retrouvé.

Six mois qu'il ne m'a pas touché. 

.   .   . #gbsBigBangFIC 

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