La fille qui ne touchait plus terre
Les étoiles s'alignaient dans l'étendue ténébreuse comme un entremêlement de guirlandes électriques, et Maya trouvait ça particulièrement beau. Ce n'était pas une beauté uniquement esthétique, ce n'était pas celle des peintures et des personnes. Non, c'était une beauté pure et profonde, une beauté sensible qui arrivait à s'infiltrer dans son esprit, une beauté qui semblait tellement proche de son cœur que la jeune fille sentait la lune battre dans sa poitrine. Une sensation forte se forma dans son estomac, remontant le long de son buste pour se concentrer sur ses yeux, mais Maya ne pleura pas. Elle aurait voulu, elle en avait envie, mais cela faisait maintenant des années que ses paupières s'étaient complétement desséchées.
Elle était mal née. Les mauvais parents ? Le mauvais jour ? Le mauvais endroit ? Elle n'en savait rien mais tout en elle allait de travers. Son corps entier était un train en perpétuel déraillement, accélérant puis freinant, enchaînant tonneau sur tonneau. Maya ne fut jamais pareille, elle rentra rapidement dans la catégorie des autres. Ce fut tout d'abord une disparition graduelle de toute couleur qui la transforma en personnage de vieux film des années 30, en noir et blanc, entre pâleur éblouissante et obscurité profonde. Puis sa voix s'évapora peu à peu, faisant place au silence de ses lèvres impuissantes face à ces mots qu'elle articulait mais n'arrivait pas à prononcer. Elle sentait sa vie lentement s'échapper de ses veines, comme drainée par l'éternel destin, puis elle ne supporta bientôt plus la lumière du soleil. Elle resta alors enfermée chez elle, entre les murs insalubres d'une vieille bâtisse entourée de mauvaises herbes, errant de pièces en pièces comme un revenant, prenant garde de laisser ses lourds rideaux fermés. Elle prit l'habitude de ne sortir qu'une fois la nuit tombée, lorsque seuls les inoffensifs rayons lunaires se permettaient de caresser sa fragile peau de porcelaine. Franchissant la barrière rouillée qui l'entourait, elle montait en haut d'une colline afin d'admirer la valse des constellations, assise en dessous d'un arbre mort comme pour se livrer à un confident, aussi enracinée que lui dans ce monde qui lui dérobait doucement toute son énergie. Elle ne mangeait plus, ne buvait plus, mais s'évadait chaque nuit dans cet océan de lumières qui lui chuchotait les secrets d'un rêve devenu réalité, d'un monde où les mots n'ont pas à être formulés, de l'autre côté du miroir.
Plus Maya observait ces petits points clignotants, plus elle maigrissait. Un matin, elle remarqua même que ses pieds ne touchaient plus le sol, lévitant à cinq centimètres du parquet. Et jour après jour, nuit après nuit, elle perdait du poids et se hissait lentement vers le plafond de sa chambre, véritable ballon rempli d'hélium, si bien que ses parents durent accrocher une corde à son pied afin de ne pas risquer de la perdre dans l'immensité du ciel. Puis, lorsqu'elle finit par flotter à deux mètres de la terre ferme, on lui fit des chaussures aux semelles de plomb afin qu'elle puisse marcher le plus convenablement possible. La fille qui vole continua alors ses excursions nocturnes sur cette colline éloignée de la ville, gravissant avec ténacité sa pente boueuse pour assister à l'exquise parade de la voie lactée.
Elle se sentait encore plus faible que d'habitude ce soir-là. Ses chaussures lui semblaient lourdes et le froid lui mordait la chaire comme un animal enragé, emportant avec lui le bruissement de sa respiration saccadée. Seulement recouverte d'une légère veste flottant derrière elle comme un nuage de fumée sombre, Maya avait marché sans quitter le haut de la colline des yeux, luttant contre ce délicat poison qui l'envahissait, contre la faiblesse. Puis, essoufflée, elle était arrivée devant la grille marquant l'entrée du sanctuaire du vieux chêne, comme l'appelaient les habitants, un portique impressionnant qui semblait s'ouvrir sur un nouveau monde. Pourtant épuisée, la jeune fille s'était jetée sur le portail et l'avait ouvert à la volée, surgissant dans la brume en haletant avant d'aller se réfugier contre la silhouette rassurante du vieil arbre. Cela faisait maintenant une heure qu'elle s'y tenait, recroquevillée et grelottante, blottie contre l'écorce rugueuse du tronc, et elle se sentait particulièrement bien. Au-dessus de sa tête, les étoiles filantes valsaient comme des avions enflammés, surgissaient puis disparaissaient, se cachaient avant de revenir, naissaient puis mouraient de la façon la plus distinguée qu'il soit : en silence. Savourant cet inlassable défilé, Maya sentait son cœur s'élever en elle, comme s'il voulait prendre de l'avance sur ses pieds cloués au sol dans leurs chaussures en métal. Elle posa une main pâle et amaigrie sur sa poitrine pour sentir les coups résonner dans sa magnifique carcasse et elle tressaillit. Une feuille venait de chuter sur son épaule, innocente et fragile. La jeune fille leva alors la tête pour contempler autre chose que les étoiles : une branche recouverte de quelques tiges vertes émergeait du tronc. L'arbre avait réussi à renaître. Maya, non.
Elle se leva alors difficilement, aussi déséquilibrée qu'une chandelle en train de fondre, et s'appuya un instant sur son vieil ami pour rester debout.
Avance, ma belle, avance.
La jeune fille leva les yeux vers la lune. Cette dernière semblait l'observer.
Oui, fais-moi confiance, avance.
Maya fit quelques pas, enleva délicatement sa main de l'écorce réconfortante, puis se hissa sur le point culminant de la colline, surplombant la ville, ses ombres et ses lumières. Elle sentait que le monde se retournait, que le temps se mélangeait et que l'avenir s'approchait doucement, comme un félin en chasse.
Tu sais ce que tu veux, Maya, alors fais-le.
Elle ferma un instant les yeux. Elle sentait le poids de ses chaussures l'entraîner vers le bas, aussi lourdes que le monde entier, prêtes à percer la terre pour la précipiter en enfer. Elle étouffait, comme enfermée dans une cage en acier, sans cesse enchainée à cet univers sans issu. Elle sentait des ficelles la retenir ici-bas, tout comme ses parents la tenait en laisse auparavant, vulgaire ballon de baudruche parmi les hommes. La vie n'était pas ici, le bonheur n'était pas ici, la beauté n'était pas ici. Tout était là-haut.
Tu as tout compris, ma belle. La beauté se trouve dans les étoiles.
Là-haut, tout là-haut, dans la nuit. Loin de cette existence bicolore, loin de ce silence oppressant, loin de ce soleil menaçant, elle serait forte et belle, étoile parmi les étoiles. Maya ouvrit subitement les yeux et délia ses lacets.
Ses pieds décolèrent doucement de ces semelles trop froides et s'échappèrent de cette prison intime, flottant nus et délicats dans le vide. La jeune fille ferma de nouveau les yeux, sa silhouette se découpant sur l'immensité pâle de la lune, et continua son ascension. Elle quitta peu à peu sa paire de chaussure, son arbre, sa colline, et s'éleva, comme aspirée par un vent de liberté. Cajolée par la brise qui emportait ses cheveux dans une danse hypnotique, les rayons lunaires caressaient sa peau et semblaient l'illuminer de leurs envoutements célestes. Irradiant dans ces ténèbres si séduisantes, Maya se sentait enfin elle-même, grande et accomplie, délivrée et lumineuse, belle. Alors, les paupières encore fermées comme pour s'habituer aux saveurs de l'obscurité, elle arriva à pleurer et s'envola de la façon la plus distinguée qu'il soit : en silence.
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