V i n g t - t r o i s

Les lèvres d'Esther se scellèrent, signalant qu'elle était arrivée au terme de son récit. Un récit encore empreint d'un sentiment funeste et indécis, aussi brûlant qu'un brasier ardent, dont les cendres seraient fin prêtes à s'embraser à tout moment. Rémi, qui avait été attentif tout le long, se redressa sur sa chaise un peu bancale, les yeux écarquillés de surprise. Il tripota nerveusement ses doigts dans un mouvement cyclique et continu, formant une boucle imaginaire dans son inconscient, où la moindre pensée lui paraissait étonnement vaporeuse et à la fois lourde de sens. Et comme à chaque fois qu'il ouvrait une autre porte sur le passé, ses pensées bouillonnèrent de questions.

- Mais à quoi correspondaient tous ces chiffres ? demanda Rémi, après qu'Esther se soit stoppée net, essoufflée par le souvenir lointain de cette femme aujourd'hui disparu.

Manifestement, l'affaire des chiffres prenait beaucoup plus d'importance que d'ordinaire. Rémi sentait que la clé de tous ses points d'interrogations juxtaposés entre eux, se trouvait juste sous ses yeux. Peut-être même plus près que ce qu'il ne pensait. Malgré toutes ces questions sans réponse lui brouillant l'inconscient, il était persuadé que le cauchemar dans lequel il traînait les pieds allait prendre fin, et qu'une explication rationnelle s'offrirait à lui.

- J'ai mis très longtemps à le comprendre... Mais ces chiffres quels qu'ils soient, sont tous maudits. Ils sont le mal, Rémi. admit-elle.

Le jeune homme ne lâcha pas des yeux la vieille femme, rongée par l'usure du temps. Ses pupilles offraient une vaste vue sur une peur inavouée, un saut dans le temps inachevé. Elle ne lui avait pas encore tout raconté.

- S'il vous plaît, j'ai besoin de savoir ce que cela signifie. Je crois que ces chiffres me hantent aussi... répliqua-t-il malgré son avertissement.

Elle hésita longuement comme si quelque chose la tracassait. Des signes physiques distinctifs illustraient son angoisse grandissante, elle agitait nerveusement une petite cuillère dont elle avait usé pour saupoudrer son thé d'un soupçon de miel d'acacia.

- Esther ? l'apostropha alors Rémi, inquiet de ne pas recevoir de réponse à sa plainte.

Elle leva furtivement la tête, comme si elle venait tout juste de reprendre contact avec les vivants. Les différents clivages qui constituaient sa pensée, se perdaient dans un méli-mélo de valse lunaire, dans lequel elle s'était trouvée entraîné lors de sa réflexion lacunaire. Intérieurement, la pauvre femme ne savait plus où elle en était, ce tremplin dans le passé venait de lui faire réaliser quelque chose.

- Vous ne nous avez pas tout dit, n'est-ce pas ? s'enquit Rémi, qui avait d'ores-et-déjà descellé le sentiment alarmant de son hôte.

Esther soupira, avant de se lever pour se diriger calmement vers une étagère grouillant d'ouvrages. Chacun l'observait dans un mutisme inouï, comme si le silence flottait dans l'air. Joshua, dont la présence n'était pas très remarquée, s'était à son tour levé. Son imposante carrure surplomba ses invités et la maîtresse de maison, agitant une fresque ombreuse au-dessus de leur crâne. De ses longues jambes, il contourna la table en un rien de temps pour rejoindre la pauvre femme qui peinait à attraper un livre placé en hauteur. Dans toute son amabilité, il s'en saisit avant de lui remettre en mains propres. Elle le remercia d'un geste de la tête, puis le déposa sur la grande table.

Détaillant de sa fibre optique la couverture poussiéreuse de l'ouvrage, Rémi fronça les sourcils en tentant de déchiffrer les quelques mots qui ornaient la reliure.

- Qu'est-ce que c'est ? l'interrogea-t-il de suite.

- C'est ta mère qui me l'a confié, bien avant sa mort...

Elle avait d'instinct baissé les yeux, comme si le regret d'avoir connu cette femme l'emplissait de tout son air.

- Que contient-il ? se manifesta soudainement Luna d'une voix mielleuse, les yeux plissés sur l'objet de sa convoitise.

- Des dessins sans queue ni tête. lui avoua-t-elle. Rien de bien concluant... Mais, vous devez savoir qu'Ardea était passionnée par le dessin... Elle avait un don, j'en étais persuadée...

- Alors, qu'est-ce que ces dessins ont de spéciaux ?

Luna avait commencé à tourner les pages de ce carnet, du bout de la finesse de ses doigts longilignes, elle n'avait pas pu retenir sa soif de fouiner. Le papier crémeux glissait comme un torrent de création, déferlant en cascade au creux de l'incorruptible passion. Des croquis se succédaient, des traits tirés à la main, au crayon noir, dans le gras du fusain et par la pensée de l'artiste. Un coup de crayon s'étendant sur toute la surface de la feuille, venait s'enlacer autour de la forme principale, entourant de son venin, un carré surplombé d'un étrange ovale. Abstrait. Voilà le terme qui correspondait à ces petits bouts d'art.

- Ils contiennent un élément essentiel à vos questionnements... se manifesta Esther, en retirant des mains de Luna l'objet aux pages recourbées.

Visiblement, la septuagénaire n'aimait pas que l'on fouille dans ses affaires sans son accord. Elle referma délicatement le carnet à dessin dans un mouvement lent.

- De quoi s'agit-il ? s'impatienta Rémi.

Sa jambe s'agitait sous l'épaisseur de la table, il peinait à rester tranquillement vissé sur sa chaise. Déstabilisé par l'irrésistible envie de tout connaître, le point d'ancrage constitué par ses pieds semblait vouloir se défaire de toute solidité. En plus de cela, il avait ramené ses coudes en avant sur la table, l'air tracassé. Quant à Luna, elle regardait distraitement par la fenêtre, comme si elle ne se souciait plus de ce qu'il advenait au sein de cette pièce.

- Laisse-moi te raconter ce qui est arrivé à ta mère telle que moi je l'ai perçu. souffla alors Esther, en s'installant face au jeune homme.

Les yeux dans les yeux, elle lui fit part des bribes manquantes au puzzle, le noyant dans les ténèbres du passé, à l'instar d'un mauvais scénario tourné dans les tréfonds d'un dépôt désaffecté.

1995 - Neuf mois avant l'incendie.

Cinq ans que la jeune femme pourrissait dans cet hôpital. Cinq ans qu'Esther faisait son possible pour la garder dans la lumière. Mais à chaque fois, sans prendre mégarde, il advenait qu'elle tombât du côté de l'obscurité. À mesure du temps, l'infirmière comprit qu'Ardea était à la fois ombre et clarté. Elle tentait de la garder dans la lucidité, mais malgré tous ses efforts, Ardea se montrait insouciante. Elle n'avait pas peur de chuter, donnant même l'impression qu'elle aimait défier la gravité. Inconsciente à ses risques et périls, elle défiait la vie comme personne n'avait encore jamais osé. À plusieurs reprises, elle était également parvenue à fuguer des lieux. Mais elle revenait toujours, pour on ne sait quelle raison.

Un beau jour, plutôt calme au sein de l'hôpital, Ardea vint à elle. Vêtue d'une longue robe blanche lui tombant au-dessus des chevilles, et lui donnant un air de jeune fille sage. Elle s'était précipité vers elle, un large sourire étendu sur les lèvres.

- Esther ! s'exclama-t-elle alors.

- Oui ? s'enquit l'infirmière, occupée à étiqueter des boîtes de pilules d'une main de fer, tel un automate.

Elle semblait plongée dans son travail de manutention, si bien qu'elle sursauta sur son siège lorsque la jeune femme lui annonça ce qu'elle s'était entraînée à dire durant toute la matinée.

- Je crois que je suis enceinte. lui annonça-t-elle, sans une pointe de surprise dans la voix.

Elle lui avait même tendu pour preuve le test de grossesse qui s'avérait être concluant.

- Mais qui est le père ? avait de suite demandé l'infirmière, dont les traits ne parvenaient pas à exprimer une quelconque joie étant donné les circonstances.

La jeune femme posa une main sur son ventre encore plat. Elle ne donna aucune réponse, seuls ses yeux firent un léger mouvement. À l'époque, Esther comprit cela comme étant une source de gêne. Mais quelques années après, elle finit par interpréter cela comme le signe d'une passion interdite.

Les semaines s'écoulèrent, et le ventre d'Ardea commença à prendre une forme arrondie. Elle était heureuse ; l'excitation au-delà de tout sentiment, s'était emparé d'elle, allant même jusqu'à écarter ses troubles schizophrènes. Elle ne pensait qu'à une seule et unique chose : l'enfant qu'elle attendait.

Ce bébé à venir était alors devenu pour tout le monde, un signe d'espoir et de renaissance. Une chance pour elle de marcher sur la voie de la guérison en retrouvant bonheur et stabilisation.

- Tu as des enfants ? avait-elle demandé à Esther un jour, alors que celle-ci lui faisait une prise de sang quotidienne.

- Oui, deux. répondit-elle, après avoir extrait la seringue pleine d'une eau de vie rougeâtre.

- Comment sont-ils ?

- Oh, ils ont bien grandi depuis le temps.

- Ils ne te manquent pas ?

- Si, parfois.

Esther n'avait pas l'habitude de faire des confidences sur sa vie de famille, en ce sens, elle restait souvent interdite lorsqu'on lui posait des questions à ce sujet. Mère de deux enfants, et ça s'arrêtait là. Alors, juste avant qu'Ardea ne s'adonne à d'autres questionnements, elle s'éloignât, faisant mine de ramener dans le laboratoire prévu à cet effet, le flacon remplit du sang rouge vif de sa patiente.

Les jours passèrent, et la jeune femme n'avait pas d'autres choix que de rester recluse entre les murs immaculés de sa chambre. Dessinant sur un vieux carnet des ombres statiques. L'ombre d'elle-même, les contours de son existence vaine, l'instabilité de son monde et les métamorphoses de celui-ci.

Plusieurs mois qu'Esther avait remarqué qu'Ardea ne marquait plus de nombres, ni sur une feuille, ni sur un mur, ni même sur sa peau. Sa mutilation semblait avoir pris fin. Ce fut comme un soulagement pour l'infirmière, qui une nuit, avait passé son temps à tenter de déchiffrer ces codes. Espérant être assez clairvoyante pour y entrevoir leur signification. Mais, c'était peine perdue, elle n'y parvint pas et dû laisser tomber ces travaux infructueux.

Ces dessins, qui au départ lui avaient été conseillé par sa psychologue, devinrent pour Ardea, une réelle échappatoire, s'apparentant presque à une passion. Bien qu'abstraits, chacun était capable d'y voir une ébauche artistique, l'aspiration des sentiments à l'état pur. Souffrance, peur, égarement, stupeur, amour, déni, envolé, rien n'échappait à la dextérité de son crayon. Elle insufflait à chacun, un étrange sentiment.

1995 - quelques jours avant l'incendie.

- Où est-elle passée ? s'enquit Esther.

- Dans le jardin... lui répondit aussitôt une infirmière.

Sans attendre, elle se précipita dans les allées fleuries, le regard accroché à chaque silhouette passante. Mais où a-t-elle bien pu aller ? L'inquiétude commençait à s'emparer d'elle. Parmi ces buissons et ces arbres aux feuilles volantes, Esther ne cessait de balader son regard de gauche à droite. C'est alors qu'elle la vit, le corps fragile, recroquevillée sur elle-même, les yeux rivés sur l'herbe fraîche, arrachant les brins qui lui tombaient sous la main. Elle ne bougeait pas. Mais elle était là dans son entité, et c'est ce qui comptait.

- Ardea ? Qu'y a-t-il ? Qu'est-ce que tu as ? s'inquiéta l'infirmière, l'air hagard.

Esther s'était accroupie à sa hauteur, pour mieux la réconforter. Voilà des heures que la jeune femme s'était isolée, loin du bruit et de l'agitation, loin des longs couloirs et des odeurs déplaisantes qui émanaient des lieux.

- C'est Marco...

- Qui ça ? rétorqua Esther, surprise de l'entendre évoquer un proche.

- Le père de mon enfant... chuchota-t-elle.

Esther tomba des nues. Elle qui pensait ne jamais avoir l'occasion de détenir cet aveu des lèvres d'Ardea, en fut toute retournée.

- Eh bien... où est-il ?

- En prison. répondit-elle sur un ton des plus atone.

- Bon sang, mais que lui est-il arrivé ?

Aucune réponse ne vint apaiser l'incompréhension d'Esther. À la place, ce fut l'absence de bruit qui traversa ses oreilles, même le délicat chant des oiseaux semblait s'être dissiper dans l'atmosphère. Ardea s'était tue d'un silence à vous glacer jusqu'à l'os. Sa tristesse était palpable ; son chagrin, inexplicable.

Depuis ce jour, Ardea s'ancra dans un mutisme presque troublant. Aucun son, aucun mot ne traversa plus jamais ses lèvres scellées à l'instar d'un coffre-fort. Plus que jamais renfermée sur elle, ses troubles prirent le dessus, s'emparant de chaque parcelle de sa conscience, plus rien en elle ne se battait pour rester à la surface. Elle se noyait, suffoquait, et sans tenter quoi que ce soit, se laissait couler sous les eaux sombres et profondes. Elle ne mangeait plus, ne sortait plus, ne dormait plus. Et refusait tout réconfort, toute aide venue de l'extérieur.

Seuls ses dessins témoignaient encore de ses pensées intérieures. Leur noirceur était immuable. Elle gardait précieusement l'objet de sa créativité, comme si tous les secrets du monde y a avait été enfoui. Et pourtant, elle décida de les confier à Esther, bras tendu vers l'infirmière, elle lui déposa le carnet contenant toute son œuvre au creux des mains. Sans une explication franchissant ses lèvres, elle avait insisté rien qu'avec la force de son regard et la puissance de son geste. Si Esther avait su ce que trois jours après il serait advenu, jamais elle n'aurait accepté ce cadeau qui fut le dernier qu'elle reçut.

***

NDA: Enfin, je prends le temps de vous poster le chapitre 23, qui j'espère, vous aura plu ! 😃

Le prochain chapitre ne verra le jour que début juillet malheureusement. Étant donné que je passe mon oral de français le 29 juin, je préfère m'adonner entièrement aux révisions... (enfin du moins, essayer de m'y mettre sérieusement 😅)

J'espère que tous se passe bien pour vous aussi ! Restez motivé dans ce que vous faîtes, c'est important ! 😊

À très bientôt,
Des bisous 😘

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