V i n g t - q u a t r e
22 Novembre 1995
Une terrible nuit orageuse souffla sur toute la région, lorsqu'Esther se décida vaillamment à aller vérifier auprès des patients que tout allait pour le mieux, elle découvrit l'une des chambres étrangement vides. Sa patiente n'était plus là. Plus aucun signe d'Ardea. Seuls les rideaux valsant sous ses yeux incrédules lui indiquèrent clairement qu'elle avait fui. Elle en fut stupéfaite, mais ne tarda pas à réagir, il était encore temps de partir à sa recherche. Cette météo ne présageait rien de bon, il était dangereux pour quiconque de s'aventurer dans la forêt dans de telles conditions.
Avec une équipe rassemblée à la volée, Esther s'enfonça dans la forêt de Fontainebleau. Manteaux, capuches et lampes torches furent leurs fidèles compagnons durant cette traversée digne d'une fouille dans les romans policier. Sans les chiens pour pister.
Traversant cette pénombre, d'un pas peu rassuré, elle scrutait les alentours avec ses sens aux aguets. La pluie tonitruante ne leur facilita pas les recherches. Le sol devint boueux et glissant, il fallait alors rester attentif pour ne pas risquer tout accident. Le moindre faux pas suffirait à tout faire empirer.
Toutes les pistes semblaient être brouillées. Au bout d'une heure de marche, ils abandonnèrent, prétendant que la jeune fugueuse reviendrait comme toujours ; pas de quoi s'inquiéter alors. Mais Esther n'était pas de cet avis, elle sentait que quelque chose de grave se préparait. Sa conscience lui dictait qu'Ardea était en danger.
Elle poursuivit les recherches seules, avec pour seule guide, une lampe torche comme unique source de lumière, unique repère. Après plusieurs craquages de branches, et trébuchement sur le sol terreux, elle aperçût une petite cabane en bois se dressant fièrement au milieu du torrent de pluie et du caprice orageux.
Et comme un signe venu de l'au-delà, la pluie cessa doucement de déverser sa rage sur le monde. Mais à la place, ce fut un épais brouillard qui s'installa au cœur de cette forêt sauvage et agitée par les conditions climatiques. La brume entoura la bâtisse dont l'eau ruisselante continuait à se déverser le long de la pente que formait son toit.
Elle s'y aventura le cœur battant, poussant l'unique porte d'une main tremblante. Ce lieu aux airs de film d'horreur lui donna de grands frissons, peu habitué à un cadre pareil, elle resta sur ses gardes, prête à riposter à l'affût du moindre intrus.
– Ardea ? appela-t-elle une première fois.
Aucune réponse.
Elle s'avança un peu plus dans la vaste pièce entièrement construite en lattes de bois, déjà rongée par les intempéries, prête à s'effondrer au moindre caprice météorologique. Elle avait dû appartenir à des chasseurs étant donné le gabarit plutôt restreint qu'elle offrait. Un pas devant l'autre, et l'atmosphère sembla s'effriter sous ses yeux. Un pas devant l'autre, et un sentiment incertain commença à se soulever en elle.
Soudain, un mouvement brusque lui fit faire volte-face. Une chevelure brune se détacha de l'obscurité. Une silhouette frêle s'écarta du mobilier. Elle la vit. Elle n'en croyait pas ses yeux, mais elle était là. Face à elle, le visage fermé, les habits trempés et salis par la pluie, le corps svelte aux côtes apparentes, le bas du ventre tâché de sang, les mains ensanglantées. Le bébé... Où était-il ? se demanda d'instinct Esther, stupéfaite devant cette femme aux traits effacés, aux joues creusées, au regard vidé de toute lucidité. Bon sang, qu'avait-elle fait ? La panique commençait à s'emparer de l'infirmière aguerrie. Cette situation la dépassait complètement, jusqu'où ses troubles la mèneraient-ils ? Mais à quoi avait-elle pensé en fuyant ainsi ? Tant de questions lui trottaient dans la tête, tant d'inquiétude envers cette jeune mère pour qui elle avait dès le début éprouvé de la compassion.
Une fraction de seconde suffit avant qu'Ardea ne bascula vers l'avant, sentant tout son poids s'écraser sur le sol en un bruit sourd. La faiblesse de ses membres, l'essoufflement de ses organes furent responsables de sa soudaine perte de conscience.
L'infirmière se précipita instantanément vers elle. Avec effarement, elle constata que la jeune femme était affreusement faible ; l'accouchement avait dû lui prendre toutes ses forces. Ardea était froide, anormalement glacée. Sa tension semblait avoir chuté plus qu'à l'accoutumée. Elle était en pleine crise incontrôlée, sa maladie, sa folie, ses démons avaient définitivement pris le dessus, l'étreignant de toute part dans un étau étouffant.
C'est alors que des sanglots éclatèrent dans le fond de la pièce. Esther laissa momentanément la fragile rescapée, pour laisser ses pas la guider vers l'origine du bruit. Là, au fond, elle découvrit avec étonnement un petit bonhomme entouré d'un linge de fortune, gigotant à même le sol, il avait poussé un cri dans le but d'attirer l'attention. Ses grands yeux, aussi rond que deux billes en cristal, scrutèrent le nouveau visage qui se posait sur lui.
Esther le saisit avec délicatesse. Ce petit être, ce nouveau-né, était une bénédiction.
Cependant, elle revint vers Ardea, dont la respiration saccadée l'alerta. Tenant fermement le fruit de ses entrailles dans ses bras, Esther posa une main sur le front de la souffrante. Soudain, dans un geste vif, Ardea lui saisit le poignet et plongea ses yeux vitreux dans les siens, avant de prononcer de sa gorge nouée, ses tout premiers mots depuis plusieurs semaines :
– Ne... le laisse pas... me l'enlever... Protège-le....
Ces mots avaient été ponctuer par sa respiration décadente. Mais suffirent à interpeler Esther.
– De qui parles-tu ?
– Vas-t'en... Il... Il faut que... tu partes... Maintenant !
Elle avait accentué le dernier mot avec une telle véracité qu'Esther n'eut d'autres choix que d'obéir à sa volonté.
– Je vais revenir pour toi Ardea. Tu m'entends ? Je ne vais pas te laisser seule ici. Je te le promets.
Elle jeta un dernier regard complaisant à cette femme agonisante, avant de disparaître vers la lisière de la forêt.
Là, près de l'unique route les reliant au reste de l'humanité, elle déposa le jeune nourrisson qu'elle enveloppa dans sa blouse blanche, celle qu'elle avait toujours l'habitude de porter.
Voyant que le nouveau-né s'apprêtait à éclater de nouveau en sanglots, elle lui caressa la joue d'un geste tendre tout en prononçant de douces paroles.
– Ne t'en fais pas mon petit, tout va bien se passer... Je ne peux pas t'amener avec moi, malheureusement, nos chemins se séparent ici. Je te donne l'occasion d'avoir une merveilleuse vie, loin d'ici, cela va de soi.
Elle déposa un baiser sur son front, avant de disparaitre de son mince champ de vision.
En rentrant d'un pas pressé à l'hôpital, elle croisa sur le chemin une silhouette vaporeuse qui filait à toute vitesse. Dans la précipitation, elle n'y fit pas attention et traça sa route.
Une fois arrivé, traversant les couloirs en courant, elle prévint le reste du personnel de lui venir en aide. Elle fit un détour dans la chambre d'Ardea, à la recherche d'un indice, de réponses à ses "pourquoi ?". Mais à la place, elle trouva sur sa table de chevet un simple mot laissé sur un papier : « Tout est dans mon carnet. »
Brusquement, le vent vint faire claquer les volets contre la baie vitrée, faisant sursauter les corps chauds subsistant au cœur de la pièce. Dehors, les éléments se déchaînaient. Cette fois, Esther était arrivée au bout de ce qu'elle désirait confier. Pourtant son air confus couplé d'un sentiment de nostalgie, laissa Rémi dubitatif.
– Mais quand vous êtes revenu, elle n'était plus là ? l'interrogea-t-il d'une voix enrouée par le mutisme qui l'avait trop longtemps pesé.
– Il était trop tard. Quelqu'un avait déjà mis le feu. Les pompiers n'ont rien pu sauver, tout n'était plus que cendres...
– Et cette silhouette ? Vous dîtes avoir vu une silhouette, qui était-ce ?
– Je n'en ai pas la moindre idée. J'ai à peine pu entrevoir son visage... Mais je me souviens qu'il était entièrement vêtu de noir...comme... Comme une ombre.
– Ou comme la faucheuse. rajouta Luna, qui s'était retourné face à eux, d'une voix à leur donner froid dans le dos.
Elle avait, elle aussi, écouté attentivement les détails de ce récit, suffisamment pour prendre part à cette discussion auquel elle semblait s'être préparé.
– Sérieusement ? lui lança Rémi.
– Est-ce que j'ai l'air de plaisanter ? rétorqua Luna, en oscillant des cils.
Rémi prit soin de la détailler, elle avait l'air inquiète et comme prise d'une envie d'évasion. Ses traits rigoureux, dévoilaient un tout autre visage, que jusque-là, il n'avait jamais eu l'occasion de voir. Remarquant sûrement son regard fixe posé sur elle, Luna se détendit automatiquement comme pour brouiller les pistes de son étrange sentiment.
– Moi qui pensais que tu lisais beaucoup, je suis déçue là. poursuivit-elle, ironiquement.
– Ça n'a rien à voir. C'est juste que... La faucheuse ? Ce n'est qu'un mythe, une légende urbaine !
– Ah oui, j'avais oublié, monsieur n'est pas superstitieux.
– C'est simplement que je ne crois que ce je vois. Et ce qu'on raconte dans les livres, ce n'est pas la réalité Luna ! s'égosilla-t-il.
– Crois-moi mon petit, je sais par expérience que ce qui est dit dans les livres n'est pas à prendre à la légère. J'étais comme toi avant, je ne croyais en rien, et puis, j'ai rencontré ta mère... intervint Esther.
– Ne me dite pas que vous la croyez, elle ? lui demanda Rémi, en faisant allusion à Luna.
– Je n'irai pas jusque-là. Il est vrai que nous n'avons aucune preuve de l'existence de la faucheuse... Mais j'attends de voir ce qu'elle peut bien nous apprendre là-dessus, elle a l'air d'en savoir plus que ce que nous pensons.
Un bruit sourd résonna entre les murs. Le tic-tac des aiguilles les fit sursauter à l'unisson ; étrange, la vieille horloge déglinguée s'était comme remise sur pied. Vingt heures venaient de sonner.
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