Q u a t o r z e
Il était resté statique face à cette silhouette qui lui était pourtant si familière, cette corpulence si douce et frêle, presque indissociable sous son épais pull jaune moutarde. Le visage de Rémi s'était crispé et son sang n'avait fait qu'un tour dans ses veines avant de lui transmettre cette effroyable sensation de froid qui l'avait figée sur place. À l'instar d'une statue de pierre, ses pieds restaient durement ancrés dans le sol.
« Tu comptes me laisser entrer, ou bien je dois m'inviter toute seule ? »
Ses membres se détendirent, avant de se laisser guider par des gestes s'articulant au ralentit. Il se recula d'un pas hésitant, puis la laissa s'aventurer dans son antre, silencieusement.
Il ne pouvait le croire, mais pourtant c'était bien réel, elle était là, juste devant lui. Il la toisa du regard à plusieurs reprises, laissant ses yeux se promener sur ce visage creusé par la fatigue, ces cheveux ternis par le temps, cette peau claire, ces jambes cassantes, ce teint pâle, ces pupilles aux deux couleurs et ces lèvres rosées. La fille du métro parcourait le parquet de son salon à l'instant même. Elle longeait les murs crème et découvrait les meubles garnis d'ouvrages, frôlant des doigts le bois des étagères. Rémi ne savait plus quoi penser.
« Je te dérange ? » dit-elle en faisant un signe de tête en direction de la table basse.
Rémi déglutie, et passa une main dans ses cheveux d'un air gêné. La paperasse qui trônait sur le meuble témoignait de son agitation intérieure des plus tumultueuses.
« Tu enquêtes sur un meurtre ou quoi ? s'exclama-t-elle, un sourire moqueur s'étirant sur la commissure de ses lèvres.
- Pas tout à fait. riposta-t-il enfin, se libérant des chaînes entravées du silence. Mais tu peux me dire ce que tu fais là ? Et puis, d'abord... Comment as-tu su que j'habitais là ?
- Internet, ça existe tu sais. répondit-elle, avant de laisser son corps retomber avec légèreté entre deux coussins sur le canapé, telle une plume attirée par la gravité.
Rémi resta un instant suspicieux, il avait du mal à croire en ses paroles. Ses bras, ne savant plus où se mettre, se croisèrent sur son torse, tandis que tout son corps s'appuyait sur l'embrasure de la porte du salon.
« Qu'est-ce que tu veux ? Je ne te connais même pas. s'égosilla-t-il, complètement hébété.
- J'ai besoin de ton aide. » avoua-t-elle.
Ces simples mots suffirent à faire bondir le cœur de Rémi hors de sa cage thoracique. Il ne l'avait pas remarqué lorsqu'il lui avait ouvert, mais maintenant qu'il avait recouvert toute sa lucidité, il voyait qu'elle était apeurée. Souffle haletant, joue rosée, pupilles dilatées. Elle tremblait. Elle avait couru.
« Pourquoi ? Pourquoi moi ? demanda le jeune homme, déboussolé.
- Parce que tu veux aider les autres, et je sais que tu comptes vouer ta vie à ça. Tu es quelqu'un d'altruiste Rémi, tu n'aimes pas voir les autres souffrir, et jamais tu ne laisserais qui que ce soit en danger.
- Comment peux-tu en être si sûr ?
- Parce que je te connais.
- Foutaises ! hurla-t-il. C'est des conneries ça ! Tu ne me connais pas, et je ne te connais pas ! »
Il s'était laissé emporter par la fureur, faisant presque vibrer les murs de béton à la seule force de sa voix. Les poings serrés et le cœur battant, face à cette jeune blonde indifférente à sa colère, Rémi avança vers la fenêtre et attrapa son paquet de Marlboro. Au contraire de la douceur d'une friandise, l'amertume de la nicotine semblait devoir lui convenir. Alors, il alluma d'un geste vif un de ces petits rouleaux fourré au tabac, sous le regard discret de son invitée.
« Détrompe-toi, souffla-t-elle. J'en sais bien plus que tu ne le pense, et toi aussi, tu sais beaucoup de choses, crois-moi. Tu n'en as tout simplement pas encore conscience.
- Mais bon sang, qui es-tu ? » l'interrogea-t-il, en prenant soin de lui faire face.
Voyant qu'elle restait murée dans son silence, il insista une nouvelle fois, tirant une grande taffe sur sa clope, comme pour s'empêcher de céder à la rage viscérale qui s'emparait de ses entrailles, laissant la fumée lui brouiller l'esprit.
« Réponds-moi ! Qui es-tu ? »
Elle se leva, contourna soigneusement la table basse avec toute la grâce d'une danseuse étoile, se pencha et attrapa une photographie qu'elle semblait avoir préalablement repérée. Ses yeux pétillèrent à la vue de l'image, il crut même la voir sourire.
« Qu'est-ce qui t'as rendu si froid et si vide ? demanda-t-elle soudainement.
- Quoi ? répondit Rémi, en fronçant grossièrement les sourcils pour souligner son incompréhension.
- Je veux dire... Sur cette photo, tu parais si heureux, tu respires la vie et la détermination. »
Rémi s'approcha d'elle pour lui arracher la photo des mains sans ménagement, il soupira. Le cliché dépeignait un dîner de famille, dans l'ancienne maison de ses grands-parents à la lisière d'une forêt dont il avait omis le nom. Ce jour-là, Rémi s'était déguisé à la manière d'un Sherlock Holmes du XXIème siècle, manteau trop long et trop grand pour lui, chapeau vissé sur la tête et loupe à la main, il prenait la pause aux côtés de ses parents, et souriait à pleines dents. C'était le bon vieux temps. Le temps des rires, des rêves et des journées en famille. Mais ce temps-là, était désormais révolu.
« J'avais dix ans. dit-il comme si cela suffisait à tout justifier.
- Et alors ? Il n'y a pas d'âge pour être heureux.
- C'est toi qui dis ça ? Toi, la fille qui passe ses jours à fixer les rails, au même endroit, sans bouger. Toi, qui vois défiler la vie sans essayer de la rattraper. C'est plutôt toi qui es vide. cracha-t-il.
- Parfois, il faut regarder en arrière pour pouvoir aller de l'avant. lâcha-t-elle, d'un air préoccupé.
- Je te signale que tu t'éloignes du sujet.
- Non, pas du tout. Au contraire, je m'en rapproche. À ton avis, qu'est-ce qui nous effraie le plus, le passé ou le futur ?
Rémi réfléchit, étonné par un tel questionnement, puis après une fraction de seconde, il lui répondit :
- Pour ma part, je dirais le passé quand il nous a blessés, mais le futur lorsqu'il semble incertain.
- Et le présent ? L'aurais-tu oublié ?
- Mais, c'est toi qui as parlé du passé et du futur...balbutia-t-il.
- Raison de plus pour ne pas l'oublier. le coupa-t-elle.
- Alors, toi, qu'est-ce qui t'effraie ?
- Le présent, car il est difficile de vivre au jour le jour lorsqu'on reste hanté par son passé, et encore plus éprouvant de vivre l'instant quand on ne sait pas de quoi demain sera fait.
- Alors, tu as peur de vivre, c'est ça que tu es en train de me dire ? en conclut-il en prenant un air grave.
- Je n'ai pas peur de vivre, j'ai simplement peur de ne pas avoir assez vécu. »
Rémi reposa soigneusement la photo là où elle demeurait, puis, il écrasa précautionneusement sa cigarette qui crépitait de ces dernières cendres. Les paroles de cette fille, lui semblèrent insensées, il ne savait pas d'où elle sortait et ne parvint pas à comprendre son raisonnement tordu. Cependant, il se tourna vers elle, le visage délesté de toute expression apparente, mais sentant qu'une part de raison le poussait à poursuivre la discussion.
« Tu veux toujours de mon aide ? »
Elle hocha la tête.
« Bien. Qu'est-ce que je dois faire alors ?
- Pas grand-chose. Emmène-moi vers un ailleurs, loin d'ici, le temps d'une journée.
- Et pourquoi devrais-je faire cela ?
- Tu poses trop de questions. »
Elle s'apprêta à lui tourner le dos, mais Rémi la retint d'un geste vif, attrapant son fin poignet.
« Si tu ne me dis rien, je ne pourrais pas être en mesure de t'aider.
- Il ne faut pas qu'il me trouve.
- Qui est il ?
- C'est sans importance pour l'instant... »
Intérieurement, il bouillonnait, il ne supportait pas ce petit jeu auquel elle s'adonnait. Il avait toujours aimé résoudre les énigmes, mais ses devinettes lui prenaient beaucoup trop la tête. Alors, il prit une rapide décision, voyant qu'elle l'attendait au pas de la porte d'entrée, il décida d'accepter sa requête, mais émit une condition.
« Je veux bien t'emmener où tu le désires, mais en échange, je veux que tu répondes à mes questions. Toutes mes questions.
- J'accepte.
- Vraiment ? renchérit-il, quelque peu surpris.
- Seulement, tu as le droit à six questions me concernant, pas une de plus. »
Rémi soupira bruyamment, il avait eu le pressentiment qu'elle ne céderait pas si facilement, et cela l'agaçait fortement. Mais il n'en tint pas compte, et finit par accepter son deal.
« Je t'attends dehors. » souffla-t-elle.
À cet instant, Rémi crut apercevoir dans ses yeux une étincelle, comme si le simple fait qu'il vienne avec elle, l'emplissait d'un espoir vain. Il ignorait encore pourquoi il allait s'embarquer dans cette histoire, mais au fond de lui, quelque chose lui disait, qu'il fallait qu'il le fasse. Peut-être avait-elle un lien avec tout ce qui lui arrivait ces derniers jours. Certes, un mystère l'enveloppait, mais il sentait qu'elle pourrait parvenir à l'éclairer. Il savait qu'il avait perdu le sens de sa vie, il s'était égaré à force de dérouler le fil de la vérité, et cela l'avait conduit à mettre les pieds dans un terrible fossé. Et cette fille du métro, venait de prendre des dispositions pour s'immiscer dans sa vie. Il avait été celui qui observait, sans savoir qu'ailleurs, c'était lui qu'on épiait.
« Tu vas où comme ça ? demanda une voix encore toute somnolente. Bien sûr, ça ne pouvait être que Quentin.
- Je pars. »
Rémi avait enfilé sa parka et transportait sur une épaule son sac à dos dans laquelle il y avait fourré un carnet, un stylo, la boîte en métal dans laquelle il avait remis tous les souvenirs et la paperasse, un appareil photo, une bouteille d'eau, de l'argent, et tout ce qu'il jugeait nécessaire pour survivre une journée aux côtés d'une inconnue désenchantée.
« Ah d'accord... Tu peux me prendre une pizza quand tu reviendras ? »
Il roula des yeux, avant de se diriger vers la porte, et de finir par la claquer, laissant Quentin seul au milieu du silence et de son fidèle capharnaüm, aussi connu comme étant son habituel bordel.
Il était six heures du matin.
Les escaliers grincèrent, il descendait les marches une à une, se faisant le plus discret possible pour ne pas risquer de réveiller le voisinage.
Une fois les pieds dehors, il la vit, debout face au portail de l'immeuble, toujours aussi impassible et élégante dans sa posture. Ses longs cheveux blonds virevoltaient au rythme du vent. Il avait pensé qu'elle aurait fui, tout en espérant sans doute que tout cela ne soit qu'un simple malentendu. Il aurait voulu qu'elle ne vienne jamais sonner à sa porte, et pourtant, l'excitation et la curiosité n'avaient fait qu'une bouchée de lui.
« Alors, on y va ? suggéra-t-elle.
- Oui, allons-y. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top