Chapitre 1 - Un bien curieux dessin

     Il l'observe venir s'asseoir sur le banc comme à son habitude, accompagnée comme chaque jour d'un bâton aussi long que le bras, taillé en pointe. Il l'observe, mais il ne dit rien. Il n'a rien dit la veille, ni l'avant-veille, il ne dira rien le lendemain, ni le surlendemain. Il ne lui a jamais adressé la parole, elle ne lui a jamais rien adressé de plus qu'un regard éteint. Et pourtant, il l'aime. Il ne sait comment se l'expliquer, mais il le sait, il le sent au plus profond de son être. Et c'est pour cela que chaque jour, à dix-sept heures précises, il vient escalader les branches de cet arbre pour l'observer.

     Chaque jour, elle vient s'asseoir avec son bâton, sur ce même banc qu'il surplombe en ce moment. Elle s'asseoit, sans un mot, sans même un regard pour ce qui l'entoure, et elle commence à dessiner, elle dessine du bout de son bâton des heures durant, jusqu'à ce que le soleil ait disparu derrière les arbres et que la nuit soit tombée. Elle dessine dans le sable, elle dessine sans réfléchir. Elle dessine des œuvres d'art, qui auraient plus leur place dans des musées que sur le sol d'un chemin de forêt. Elle dessine à en casser son bâton, elle dessine à s'en écorcher les mains. Et quand enfin elle s'arrête, elle se contente de se lever sans un mot, sans même un regard pour ce qui l'entoure, et elle efface du bout du pied ces dessins qu'il aurait voulu encadrer. Et elle s'en va, aussi silencieusement qu'elle est venue, emportant avec elle ce qui lui sert de crayon.

     Aujourd'hui, elle dessine un paysage à couper le souffle, quand bien même il est dénué de toute couleur. Elle dessine la plage, elle dessine la mer. Elle dessine les algues, elle dessine la terre. Allongé sur sa branche, il l'admire, il contemple la paix qui envahit ses traits si fins lorsqu'elle manie le bâton, la concentration paisible qui émane de son être. Ses longs cheveux d'un blond cendré lui descendant jusqu'aux hanches mais coupés en frange sur son front, ses membres fins, son nez aquilin, sa bouche délicate, ses yeux d'un bleu perçant, son éternelle robe blanche et ses sandales noires. Il observe tout cela, ne parvenant pas à comprendre comment une telle beauté peut être réelle, se demandant si elle n'est pas un pur produit de son imagination, malgré les restes de dessin qu'il photographie chaque jour et contemple sans fin dans ses moments d'ennui. Il a ainsi, stockés sur son portable, des dizaines de restes de dessin attendant sagement d'être un jour dévoilés au grand public. Mais en ce moment, il ne pense pas à ces restes. En ce moment, il observe avec consternation la rage envahir ses traits, la rendant, d'une certaine manière, encore plus belle. Il l'observe rayer le sol de vagues enragées, faire déferler sur le rivage un flot déchaîné. Il l'entend, pour la première fois.

     Il entend un cri rageur. Il entend le bâton tomber au sol. Il entend les sanglots qui la prennent brusquement. Il entend tout cela, mais il ne bouge pas. Il reste figé sur sa branche, terrorisé par ce brusque changement inexplicable. Il n'ose pas esquisser un mouvement, craignant de déclencher quelque chose de pire encore. Il ne bouge pas, et la voit se lever brutalement, les yeux rouges, les joues recouvertes de perles mouillées tombant sans relâche. Elle s'empare de son bâton, et le brise en deux dans un hurlement désespéré. Sur ce, elle envoie voler les deux moitiés et s'en va en courant, le laissant seul et perdu.

     Après quelques minutes qui lui paraissent durer des heures, il parvient à rassembler suffisamment de courage pour descendre de son arbre. Il s'agenouille devant les restes du bâton, les larmes aux yeux sans pouvoir se l'expliquer : ce bâton représentait la garantie, presque la promesse, de la revoir au même endroit le lendemain. Mais elle l'avait abandonné... Pire, elle l'avait brisé !

     Au bout d'un moment, il parvient à se relever, le dos courbé par la peine. Il s'approche doucement du banc, et y trouve le dessin, encore intact. Plus rapide qu'il ne l'a jamais été, il s'empare de son téléphone et photographie l'ultime réalisation de la jeune fille avant qu'un coup de vent ne l'efface. La chose accomplie, il observe plus en détail le dessin, profitant de la rare proximité dont il dispose pour s'imprégner de chaque détail. Un en particulier le frappe, et il se fige de nouveau, penché sur le sable : deux personnes sont représentées sur le sable, un homme et une femme. L'étrange entre en jeu, lorsqu'on s'intéresse aux visages de ces personnes. La femme est à moitié engloutie par les vagues, et l'homme se dresse à quelques pas, bras croisés, l'observant se faire entrainer par les flots. Le visage de la femme, bien qu'horriblement déformé par la terreur, et loin de refléter l'irréelle beauté de son égérie, est facilement identifiable comme étant l'artiste. L'homme est quant à lui plus vague, mais il lui semble se reconnaître.

     Ses yeux se ferment doucement tandis qu'une larme solitaire roule le long de sa joue. C'est eux. La fille et lui. Elle, en train de se noyer, et lui, ne faisant rien pour l'aider.

     Il reste là un moment, ne sachant que faire, mais finit par se relever et s'engage d'un pas résolu vers le village, une moitié de bâton dans chaque main.

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