Sur la route, la brume.

La forêt s'épaississait, devenant de plus en plus sombre. La brume s'épanouissait entre les arbres, avalant toutes les couleurs y compris le bleu du ciel.

Ainsi, je revenais en ces lieux maudits. Je n'en avais plus rêvé depuis des années, une éternité. Mais en cet instant, bringuebalée dans ce véhicule qui me paraissait de plus en plus fragile à mesure que les bourrasques de vent et la pluie diluvienne l'agitaient, j'y retournais. Rien, ni même les hurlements que je poussais dans mon cauchemar ne pourrait empêcher la tragédie de se produire encore. Les ombres de mes songes tentaient de me prévenir une ultime fois.

— Alice ! Alice, réveille-toi. J'ai besoin de toi !

Cette voix familière m'arracha à une vision tout aussi funeste que celle m'attendant. Voir la femme de ma vie se battre contre les éléments me réveilla aussitôt. Ses mains serraient le volant avec la férocité d'une Stryge pour nous éviter un fatal accident. Ses cheveux courts aux couleurs d'ailes de corbeaux tombaient devant ses yeux qu'elle chassait d'un mouvement de tête agacée.

Je me redressais aussitôt, dispersant les restes du cauchemar du revers de la main.

— Qu'est-ce que je dois faire ?

— J'ai perdu le signal GPS, il va falloir que tu me guides, m'avertit-Sofia.

— OK, d'accord, essayons de voir ça.

Je me saisis de son téléphone et usais de mes doigts pour zoomer sur la carte, en vain. Comment se repérer quand on n'arrivait pas distinguer le moindre panneau de signalisation avec le torrent nous tombant dessus ? La chaussée restait à peine perceptible. Je craignais que nous dérapions, mais tut ma peur. Ma compagne avait déjà suffisamment de difficultés sans que j'ajoutât à son stress.

Malheureusement mes souvenirs de cette route étaient bien trop lointains, je dus me contenter de ceux de ma compagne.

— Depuis quand on est dans la forêt ? Est-ce que tu as tourné ?

— Ça fait bien dix minutes qu'on roule sur cette voie, on a perdu le signal dès qu'on est entrée dans cette foutue forêt... et j'ai pas bifurqué.

— Tu as vu des intersections ?

— Je crois bien, mais avec la pluie... je crois qu'on en a passé deux, mais j'en suis pas certaine.

Je scrutais l'écran et essayais de calculer où nous étions. Je m'efforçais d'éviter de songer à la fatigue de ma compagne et qu'à la moindre erreur, nous pourrions finir dans le fossé ou dans un arbre. Personne ne verrait quoi que ce soit avec cette pluie. Au moins, nous ne finirons pas brûlées vives, pensais-je. J'avais toujours eu des visions d'horreur, imaginant des crashs dès que je montais dans une voiture ou un avion, mais en cet instant, après ce cauchemar et avec cette pluie, ces visions me paraissaient d'autant plus réelles.

— D'accord, à mon avis, vaut mieux qu'on continue tout droit. Il faut qu'on sorte de la forêt avant tout chose. De toute façon, on trouvera jamais l'intersection avec ce temps... Au pire, on atterrira dans la ville voisine. Et il y aura bien une auberge pour nous accueillir non ? proposai-je.

— T'as raison, j'ai pas l'énergie pour chercher notre route sous cette pluie.

— Je doute que ce soit prudent, d'autant que la route est peut-être noyée.

Sofia éclata d'un petit rire nerveux, je la suivais en riant avec elle. Nous avions besoin de décharger toute l'anxiété qui s'accumulait dans l'habitacle.

— Bon sang, j'aurais jamais cru que le cliché était à ce point vrai.

— Je m'excuse à tous ceux à qui j'ai pu dire qu'il ne pleuvait que sur les cons en Bretagne ! plaisantai-je.

Nous avons ri un moment. Jusqu'à ce la lumière se disputât à l'obscurité des nuages et que nous sortîmes de la forêt. Avec soulagement nous accueillîmes la ville se dessinant sous nos yeux. Nous ne prêtâmes attention aux devantures sinistres annonçant la fermeture des commerces ni aux vitrines délavées par le temps et l'oubli, pas plus que nous n'observâmes l'absence de lumière aux fenêtres des maisons devant lesquelles nous passions.

— Bon, le centre-ville doit être pas très loin...

— Là, je vois le clocher de l'église ! lançai-je d'une voix se voulant joyeuse, mais elle sonnait faux.

Revenir ici remuait bien trop de souvenirs douloureux. Je ne pouvais plus fuir le passé, il me fallait l'affronter. Ainsi que cette sinistre ville qui n'avait rien de familier. Les maisons construites en un granit sombre, la pierre du pays, et les toits tapis d'une ardoise tout aussi sombre donnaient la sensation que toute la ville était nappée d'obscurité. Quant à l'éclairage urbain, il laissait à désirer, seulement quelques lampadaires allumés clignotaient telles des phares défaillants. Ce qui n'arrangeait rien à la sensation s'insinuant en moi.

— Eh bien, je doute qu'on trouve un palace ici, commenta Sofia.

Je gardais les lèvres serrées. À mesure que nous progressions, je réalisais que nous n'avions vu aucune enseigne illuminée. Pas de restaurant, pas d'hôtel non plus. Je commençais légèrement à angoisser et serrer le téléphone entre mes mains. Pourquoi n'avais-je pas songé à le consulter avant ? Depuis que nous étions sortis de la forêt, le réseau devait probablement être revenu. Je tapotais dessus et constatais que j'avais deux barres, pas la folie, mais j'espérais que cela suffirait. Seulement, j'avais beau scroller, je ne trouvais rien. Certes le réseau altéré par les intempéries n'aidait pas, mais mon application pouvait s'en passer. Le problème se situait plutôt dans l'absence d'enseigne. Pas même un fast-food.

— Je vois rien, murmurai-je.

— Laisse tomber, je doute que ce genre de bled pense à référencer ses hôtels sur google maps. T'en fais pas, on va bien trouver où se loger. Au pire, on dormira dans la voiture, c'est pas le summum de confort, mais...

— Dormir dans la voiture ? En ville ?

— Bin quoi, t'as jamais fait ça quand t'étais étudiante ?

— Absolument pas ! Et puis...

— T'en fais pas, je t'assure que c'est largement faisable.

— T'as pas peur qu'un voyeur nous...

— Nous quoi ? Nous reluque à travers la buée ? se moqua doucement Sofia.

Je tus ma peur, pour autant, je continuais à penser à ce film français où une mère et ses deux filles s'endormaient sur une aire d'autoroute. Un homme fracassait le pare-brise, tuait la mère avant de violenter les adolescentes à l'arrière. J'adorais les films d'horreur et d'ordinaire je n'aurais pas laissé la peur m'agripper de la sorte.

Quand j'étais gamine, je dormais dans la vieille maison de mes grands-parents. Avec ses toilettes dans le jardin, ses vieilles horloges dont le tic-tac résonnait et le plancher craquant même quand personne n'y marchait, cette maison aurait dû m'épouvanter, pourtant j'y dormais comme un bébé. A l'époque. Aujourd'hui, avec la poussière accumulée, l'odeur de renfermée, elle serait nettement moins accueillante que le centre-ville, songeais-je.

— J'ai bien l'impression qu'on y est, constata Sofia.

Je regardais avec un peu de frayeur l'église se dressant devant moi, avec sa flèche pointue toute noire déchirant le ciel devenu aussi sombre qu'elle. La lune offrait un piètre éclairage, mais toujours plus fiable que les lampadaires hésitants.

— Je prends le parapluie ! indiquai-je.

Heureusement que nous avions prévu le coup. Je n'étais pas certaine que le parapluie résiste aux bourrasques nous ayant balayé tantôt, mais le temps semblait s'être calmé depuis. À peine sortie de la citadine, je regardais avec méfiance ces maisons de deux, trois étages nous cernant. Leurs volets étaient clos, aucune lumière ne s'en échappait, aucun son non plus. La Parisienne en moi s'en étonna. Mais après tout, nous étions en pleine campagne, bien loin de la période estivale. La nuit tombait tôt, les gens ici ne devaient guère avoir la fibre ni même une antenne 3G. Sans aucune source de divertissement moderne, mieux valait s'endormir avec les poules. Cette pensée m'arracha un sourire.

— Allez viens, je crois avoir repéré une enseigne ! m'encouragea Sofia.

Je suivis des yeux la silhouette élancée et énergique de ma compagne. Pourtant, je ne voyais vers quoi elle nous dirigeait jusqu'à ce que le son grinçant du métal oscillant sous la brise marine m'arrachât un frisson. En m'approchant, je réalisais qu'il s'agissait d'un hôtel-restaurant. Mais son allure sinistre avec ses volets sales et sa peinture écaillée me donna envie de tourner les talons et retourner à la voiture.

Sofia en revanche poussa sans ménagement l'antique porte qui s'ouvrit si violemment que je crus qu'elle l'avait arraché de ses gonds. Quand je touchais à mon tour le bois je constatais qu'il était vermoulu. Comme le parquet qui avait manifestement essuyé au moins un dégât des eaux. Je la suivis d'un air inquiet. Du papier peint tacheté de noir aux meubles qui gondolaient, l'ensemble me parut gorgé d'eau et prêt à s'effondrer si on s'appuyait dessus. Pour couronner le tout, une épaisse odeur de pourriture vous prenait à la gorge. Pourtant, Sofia fila sans s'arrêter jusqu'au comptoir et tapota la petite sonnette jusqu'à ce qu'un vieillard à la peau grisâtre daigne apparaître.

— Bonsoir, lança-elle avec bien trop de chaleur dans sa voix, n'avait-elle remarqué le regard dédaigneux de l'homme ?

— Bonsoir mademoiselle.

Qu'elle ne le reprît m'étonna. Sofia corrigeait tous ceux se permettant de l'appeler mademoiselle. C'était madame ! Bien qu'elle ne collât aucune affiche, ne participait à aucune manifestation, ayant la foule en horreur, Sofia se défendait contre le sexisme ordinaire. Elle rabrouait tous ceux qui osaient la siffler dans la rue, demander son 06 ou même la reluquer en prétendant jouer les gentlemen.

— Nous aurions besoin d'une chambre, demanda-t-elle.

— Avec des lits jumeaux, j'ai ça.

Là encore, elle ne moufta. D'habitude, elle attrapait ma main fièrement en annonçant que nous étions en couple, défiant du regard tous ceux qui voudraient faire une remarque sur le sujet. Le simple fait qu'elle laissât couler me parut anormal et quelque chose en moi voulait hurler, se révolter contre l'attitude passive de ma compagne.

— Je dois vous avertir, le téléphone est coupé. Quand la pluie tombe comme ça, les lignes sont généralement hors service. Il peut même arriver qu'on perde l'électricité. Mais ne vous en faites pas, le chauffage est au fioul.

— Vous tracassez pas, monsieur, on est déjà bien contente de pas passer la nuit dehors, plaisanta Sofia.

Personnellement, je n'étais pas certaine de préférer cet hôtel qui s'il avait figuré sur Maps aurait eu 0 étoiles, mais je n'avais pas l'énergie de me battre contre ma compagne qui ne semblait voir la crasse nous entourant.

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