Savoir ou s'enfuir
— Je vais la tuer, je te jure ! s'exclama Sofia quand nous fûmes dehors.
Sa colère brûlante me rassurait, elle m'exhortait à sortir de l'état d'abrutissement dans lequel cette horrible femme m'avait plongé. Tournoyant, ses pas heurtant le sol, comme si tout son être était devenu une créature de feu, Sofia fulminait d'une telle rage. Ma lionne redoutable. Je la regardais avec admiration.
— Comment a-t-elle osé te parler ?! continua-t-elle de hurler.
Pourtant, aussi digne sa colère fût-elle, je n'éprouvais rien d'autre qu'un sentiment de vide et d'intense tristesse. Non seulement je n'avais aucun souvenir de sa mort, mais je ne savais rien de la fin de sa vie. J'avais été si souvent sur sa tombe en continuant d'ignorer l'instant où tout avait basculé, l'instant où la mort nous avait séparés. Si je continuais de creuser, je finirais probablement par savoir ce qu'il s'était passé. En deux rencontres, aussi funestes qu'abjectes, j'en avais su plus qu'en des décades loin d'ici.
— Je voudrais aller à la médiathèque, si elle est encore ouverte, ils auront probablement des journaux de l'époque, déclarai-je.
Sofia me fixa avec un air inquiet.
— Tu es certaine de vouloir y aller ?
Chaque réponse apportée était douloureuse, mais nécessaire. Si je devais franchir les sept cercles de l'enfer pour connaître enfin la vérité, tant pis. Je hochai la tête.
Nous nous aventurâmes dans les ruelles tortueuses et pentues de la cité brumeuse. Le ciel s'était chargé de ténèbres et les éclairs ne tardèrent pas à fendre ces lourds nuages. Pour autant, nous ne ralentîmes pas. Je voulais savoir, je devais savoir.
La bibliothèque se trouvait toujours au même endroit qu'autrefois. Je me souvenais des heures que j'avais pu y passer. Quand je passais la porte, je réalisai que rien n'avait changé. Les couleurs vives des étagères avait disparue, délavée par le temps. La peinture blanc cassé s'écaillait. L'odeur des pages oxydées avivait ma nostalgie. Mais nous n'avions pas le temps de nous attarder, je cherchais des yeux un rayon dédié à la presse sans le trouver. Sofia, elle, s'était mise en quête de la bibliothécaire.
Finalement, après avoir sondé les ténèbres du fond de la vaste pièce et appelé en quête de n'importe qui, un vieillard finit par émerger.
— Bonjour monsieur, nous aurions besoin de retrouver des vieux numéros du journal local.
Il hocha sa vieille tête usée et se dirigea vers des piles en fragile équilibre. Je précisai l'année et nous héritâmes d'une pile plutôt imposante de journaux défraîchis tout aussi humides que nous l'étions en cet instant. Sofia m'aida à feuilleter les pages fragilisées par le temps.
Nous finîmes par le retrouver. L'article tenait plus d'un filet dans une colonne tout en bas de page, la quatrième précisément. Il n'y avait même pas de photos et très peu d'indications sur l'incident. Mais nous avions une date. Je regardais Sofia. L'horreur qui avait déchiré ma famille était survenue un étouffant mois de juillet.
— On devrait chercher sur internet, il doit y avoir plus d'infos ! proposai-je.
J'oubliais que nous n'avions pas le moindre réseau. À l'extérieur, le tonnerre grondait et la pluie tombait comme pour condamner cette option. À son habitude, ma compagne ne se laissa pas démonter. Elle posa à plat le journal et prit en photo le filet en question, la date sur la page de garde et remercia l'homme avant de m'entraîner dehors.
— Écoute, on a tout ce qu'il nous faut et le dossier pour la vente de la maison est chez le notaire, plus rien ne nous retient ici. On pourra faire nos recherches à Paris, proposa-t-elle en me caressant les cheveux.
Partir d'ici et ne jamais revenir, quelle idée tentante. Sauf que j'avais déjà fait des recherches, par des nuits où le sommeil ne parvenait pas à me trouver, hantée par les souvenirs de mon frère. Peut-être que l'article nous aiderait, mais j'en doutais. Je secouais la tête, mes larmes se mêlaient à la pluie ruisselante sur mon visage.
— Je ne veux pas partir, je ne vais pas fuir l'unique chance de savoir, rétorquai-je.
Je ne sus comment interpréter l'expression qu'affichait le visage de Sofia. Son visage hâlé paraissait avoir perdu toutes ses couleurs, son nez dressé comme un majeur ne reflétait plus ni force ni obstination. Je ne reconnus cette expression, car je ne l'avais encore vue sur ses traits.
— Alice, murmura-t-elle avant de tendre le doigt pour m'indiquer quelque chose derrière mon épaule.
Je me tournais lentement et distinguais des silhouettes sur le trottoir d'en face, aux fenêtres des maisons, toujours si peu éclairées, qui restaient debout figées dans leurs cirés à nous fixer. Mon estomac se tordit jusqu'à ce que je sentisse le goût acide de la bile envahir ma bouche. Une main s'agrippa à mon épaule. Je manquais d'hurler, mais ce n'était que Sofia.
— Allons-nous-en, insista-t-elle.
Cette fois-ci, je n'émis aucune résistance, je la suivis. Hélas, en nous retournant nous constatâmes que d'autres personnes étaient sorties de chez elles et nous fixaient. Immobiles, elles se tenaient néanmoins sur notre chemin.
— Et merde ! s'exclama Sofia qui m'attrapa la main et me tira en avant.
Elle fonça littéralement dans le tas et remonta la rue vers la voiture, en se fichant bien des passants qui s'amassaient toujours plus nombreux. Je n'en revenais pas du nombre de personnes sur notre chemin, où se cachait toutes ces personnes depuis notre arrivée ? La ville n'était pas aussi morte qu'elle en avait l'air, qu'elle voulait le faire croire. Malgré mon malaise, je suivis ma compagne, m'accrochant avec désespoir à elle. J'essayais de ne pas songer à ce qu'il se passerait si l'un des habitants décidait de nous empêcher de continuer.
Quand nous atteignîmes la place, le prêtre nous attendait. Il était pile devant notre voiture comme s'il savait que nous allions tenter de nous enfuir. Je ne sais pourquoi, je me mis à prier alors que Sofia se positionnait face à l'homme.
— Laissez-nous partir !
Ce n'était pas une supplique, c'était un ordre qu'elle aboyait contre l'homme d'Église, l'homme tout en noir qui ressemblait au diable. Mais ce dernier secoua la tête.
— Je crains que ce ne soit possible. Vous en savez trop et puis, notre ville périclite. Sans les sacrifices, nous aurions disparu depuis bien longtemps. Vous comprenez, nous n'avons pas d'hôpital ni toute la technologie que vous possédez. Mais nous avons nos prières et nos rites.
Je réprimais un frisson. Aussi étrange que cela puisse paraître, je comprenais ce qu'il disait. Un sacrifice. Voilà ce que mon petit frère avait été pour eux, ce que nous serions. La ville n'avait pas changé, elle semblait abandonnée, mais ce n'était qu'une apparence. Ils avaient refusé la modernité préférant se tourner vers d'autres Dieux, d'anciens et obscurs Dieux. Dalbon n'avait pas choisi cette ville par hasard.
— Les garnements doivent être punis, déclara la voix âcre de la notaire qui était sortie pour se joindre aux mignons du prêtre.
— Vous êtes tous fous, décréta Sofia en tentant de forcer le passage.
Son geste parut être le signal qu'ils attendaient tous. La seconde d'après, la masse noire des habitants de la ville fondit sur nous. Je sentis qu'on nous empoignait et nous séparait l'une de l'autre. Peu importait, les cris et les pleurs, peu importait les suppliques et les insultes. Je ne voyais plus Sofia, je n'entendais plus que sa voix dans le lointain, se mêlant au tonnerre. Elle me disait de tenir bon, je crois. Je ne sais plus.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top