Quelque chose d'étrange

La matinée s'étira péniblement. Les souvenirs me guettaient à chaque instant, à chaque geste que j'esquissais, sur chaque objet que je regardais, partout où je tournais mon regard. Pourtant, Sofia ne baissa pas les bras. Elle savait ce qu'il me fallait : un peu d'action. Devant un petit déjeuner des plus frugaux, elle me demanda :

— Quel est le plan ?

— Eh bien, il faudrait contacter le notaire et l'agence immobilière, commençais-je.

— Ça tombe bien, j'ai vu une enseigne notariale juste en face de l'hôtel où nous avons dormi. Ils pourront nous indiquer une agence, ensuite ?

Je réfléchissais. Plus que me débarrasser de la maison, je voulais savoir ce qu'il était arrivé à mon frère. Je ne parviendrais à faire mon deuil qu'en sachant. Mais par où commencer ? Que ferait Miss Marple ? Mon héroïne d'enfance questionnerait le village en faisant semblant de s'intéresser uniquement aux ragots.

— Je pourrais aller voir le voisin, je crois savoir qu'il avait fait une offre à mes grands-parents ?

— Excellente idée ! répliqua Sofia. On devrait même commencer par ça, ce serait la solution la plus simple. Tu m'as bien dit que tes parents s'en fichaient d'en tirer le moindre profit ?

Je hochais la tête. Ma mère ne voudrait pour rien au monde remettre les pieds ici, dans la maison qui lui avait arraché son fils. Et mon père voulait que tout soit réglé au plus vite. J'étais la seule qui pensait avoir encore une chance d'obtenir la vérité.

— Parfait, allons-y !

J'admirais la volonté sans faille de ma compagne. Quand nous avons commencé à nous fréquenter, j'avais peur de lui tenir la main dans la rue, d'afficher notre affection, je n'osais plus répondre aux invitations aux mariages, aux anniversaires particulièrement ceux lié à des connaissances éloignées. J'avais tellement peur de mauvaises réactions, que ma famille réprouve notre union. Mais Sofia n'avait peur de rien, elle m'avait donné cette force, montré qu'il n'y avait pas à avoir peur, que les moments difficiles valait mieux que rester figé par la peur.

Pourtant, elle ignorait la réelle raison de notre venue. Mais peut-être s'en doutait-elle.

Les maisons constituant le hameau s'amassaient en un étrange essaim. Les maisons en travaux paraissaient figées dans l'instant, comme si les ouvriers allaient débarquer d'un instant à l'autre. Excepté qu'il n'y avait personne, pas même un véhicule garé, aucun bruit d'outil ou de machine. C'était pour le moins étrange, en pleine semaine.

Qu'importait les ouvriers, seuls les habitants qui se trouvaient là quand la tragédie avait balayé mon monde pourraient m'aider. J'ignorais exactement où ça s'était passé. Je regardais autour, la maison voisine aux volets à demi clos et sans véhicule devant paraissait tout aussi abandonnée que les autres. Pourtant, j'aperçu une ombre glissant devant la fenêtre et j'eus la désagréable sensation d'être observée.

— Y'a personne, je crois, décréta Sofia.

— Non, y'a quelqu'un. J'en suis certaine, déclarai-je.

Cette fois-ci, Sofia se montra méfiante et dubitative. Je m'avançais sans attendre. Si je sonnais maintenant, l'individu derrière la fenêtre ne pourrait pas se cacher sans que je l'entende. Je courus presque jusqu'au bouton que je pressais avec vigueur avant de retenir mon souffle et d'écouter. Hormis les crissements des bottines de Sofia sur les graviers, j'entendis distinctement le raclement d'une chaise contre du parquet et des pas.

— Je sais que vous êtes là, ouvrez-nous s'il vous plaît. On est juste à côté, il faut qu'on vous parle de la maison, fis-je aussi fort que possible sans hurler.

Les bruits s'arrêtèrent, juste derrière la porte. Je pouvais presque visualiser la personne hésitant de l'autre côté. Ces quelques secondes me parurent interminables, mais finalement, j'entendis le déclic du verrou et la porte s'ouvrit dans un sinistre grincement.

Les effluves d'alcool vinrent effleurer le bout de mon nez, avant même que je puisse distinguer le propriétaire de cette ignoble haleine. Il était vieux, mais pas si vieux, juste assez pour être voûté comme s'il était bossu. Les rides de sa peau donnaient à son visage un air chiffonné. Le plus étrange restait sa tenue : une plume jaillissait de son chapeau et il portait des bottes de cow-boy, en pleine Bretagne profonde. Avec sa chemise à carreaux, il semblait sortir tout droit d'un vieux téléfilm des années 80.

— Bonjour, je m'appelle Alice et voici Sofia, vous connaissiez peut-être ma grand-mère et mon grand-père, ils vivaient juste à côté...

L'homme nous lorgna l'une puis l'autre. Puis il hocha doucement la tête sans toutefois prononcer un seul mot ou n'avoir un seul geste pour nous inviter à entrer. Je me demandais s'il allait nous laisser discourir à la porte. Peut-être bien qu'il nous trouvait aussi étranges qu'on l'estimait.

— Mes grands-parents sont morts et j'ai... enfin, mes parents ont hérité de la maison.

À nouveau, le silence me répondit. Malgré ma gêne, je continuai sur ma lancée :

— Ils n'ont pas vraiment le temps de s'en occuper, d'où ma venue. Ils m'ont dit que vous aviez fait une offre à mes grands-parents ?

Me mordillant la lèvre, j'espérais que cette fois-ci il me réponde. Mais l'homme continuait à nous regarder, ses gros sourcils broussailleux froncés lui donnant l'air d'un personnage de cartoon. Après un long silence gênant, il déclara :

— Entrez, je vais vous servir à boire.

J'hésitai un bref instant, jetant un regard à Sofia. Elle m'emboita le pas malgré sa méfiance évidente.

À l'intérieur, un malaise me saisit. Je l'expliquais par la présence d'un très grand nombre de portraits sur les murs. Il y en avait tellement qu'on distinguait à peine le papier peint en dessous. Tous ces visages semblaient nous suivre du regard. J'essayais de les ignorer et de me concentrer sur l'homme qui nous versait des énormes verres de Ricard.

— Vos grands-parents ne semblaient pas disposés à vendre, expliqua-t-il. Le seriez-vous ?

— Tout à fait, répondis-je soulagée.

— Je ne veux qu'une partie du jardin, celle qu'on se partage. Je sais pas si c'était clair alors je préfère préciser. Le reste, les deux maisons, ça ne m'intéresse pas. Ce serait trop grand, s'occuper de tout ça... et puis, y'a trop de travaux à prévoir.

Que le jardin ? J'imagine que je devrais m'en contenter. Ce n'était pas l'unique objet de ma visite. Restait à savoir comment aborder le sujet.

— Vous comptez vous y installer ? Je veux dire, le temps de vendre la maison ? demanda l'homme.

— Nous préférerions la vendre direct, déclarai-je. J'y ai... j'y ai de mauvais souvenirs.

Malheureusement l'homme n'embraya pas sur ma phrase en suspens. Je me raclai la gorge.

— Est-ce que vous vous souvenez ?

Son regard demeura obstinément vide, comme s'il ne comprenait pas ou tout simplement n'écoutait pas. Mais sa main qui tenait son verre tremblait légèrement lorsqu'il le porta à ses lèvres. Je m'accrochai à ce signe, aussi mince fût-il.

— Quand c'est arrivé, vous étiez là ? insistai-je.

Je perçus le froncement de sourcil de Sofia qui ne comprenait pas de quoi je parlais. Du moins, pas encore. Pour le moment, tout ce qui m'intéressait, c'était l'homme et ses réactions. Il avala cul sec son verre et évita mon regard.

— Je crois que vous étiez là, continuai-je, quand il est mort. Je ne m'en souviens pas très bien, et vous ?

L'homme reposa vivement son verre, manquant de le briser au passage. Il se contenait à grand-peine. Je pouvais voir ses traits crispés, ses jointures blanchies par l'effort.

— Je ne me souviens de rien, j'ai rien vu, comme je l'ai dit à l'époque. Et je vous le redis à vous, je n'ai rien vu. Personne n'a rien vu. Vous ne devriez pas poser ce genre de questions, me conseilla-t-il.

Était-ce vraiment un conseil ? Ou bien une menace ? Je le regardais dans les yeux en reposant doucement mon verre et me redressant pour lui faire face. Mon frère méritait la vérité, méritait qu'on se souvienne de lui, avais-je envie de hurler.

— Viens, on s'en va, me demanda Sofia, nerveuse.

J'ignorais ma compagne, me concentrant sur l'homme.

— Vous avez vu quelque chose, vous savez quelque chose...

— Non, je ne sais rien, sanglota-t-il en secouant la tête, allez-vous-en ! Partez, allez-vous-en !

Cette fois-ci Sofia se montra plus insistante.

— Je t'en prie, allons-nous-en.

Sa main serrait mon épaule, j'esquissai un mouvement pour me dégager et je m'approchai de l'homme, le défiant d'un regard flamboyant de colère. Il savait quelque chose, j'en étais certaine, il détenait une partie de la vérité qui pourrait me libérer.

— Dites-moi ce que vous savez, ordonnai-je.

— Allez-vous-en ! Quittez cette ville et ne revenez plus jamais ! hurla-t-il en poussant le verre dans un geste de dépit.

Il se brisa dans l'évier. Le sang perla et s'écrasa au sol, en grosses gouttes.

Sofia s'était interposé si vite que je ne l'avais pas vu bouger. Sa main posée sur mon bras, elle me poussa en direction de la sortie. J'aurais pu me débattre, mais quelque chose dans l'attitude de l'homme m'en empêcha. Il avait l'air... détruit. Ce qu'il avait vu l'avait rendu comme ça, alcoolique. J'en étais persuadé.

Quittez cette ville et ne revenez plus jamais.

Je sentis un souffle froid contre ma nuque alors que Sofia m'éjectait de la maison sans autre forme de procès.

Devais-je vraiment m'en aller et renoncer à la vérité ? Cela me paraissait impossible. J'avais essayé d'oublier, comme on me l'avait conseillé, mais les souvenirs revenaient, toujours plus douloureux. Dans les podcasts que j'écoutais, les familles disaient que le pire était de ne pas savoir. Pendant toutes ces années, j'estimais qu'ils avaient raison, mais soudainement, le doute s'immisçait en moi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top