La fille de la mort
À mesure que mon sang s'écoulait, je sentais mes forces me quitter. Je n'avais pas vu Sofia, depuis qu'ils nous avaient séparés sur le parking, je ne l'avais plus vue ni entendue. C'était elle qui me donnait ma force, sans elle je me sentais vide, fragile et perdue. Mes larmes s'écoulaient sans plus de retenue. Ma poitrine qu'ils avaient dénudée se soulevait en saccades. Le contact glacé de la pierre humide m'arrachait des frissons glacés auxquels se mêlait la terreur indicible.
Le désespoir et l'obscurité se refermaient sur moi. Pourtant, je discernais dans la brume de mes larmes une silhouette féminine. Mon cœur bondit, pensant qu'il s'agissait de Sofia. Elle n'avait pas été tuée, elle avait réussi à s'échapper et venait me sauver. Nous pourrions partir ensemble, comme nous devions le faire. Nous n'aurions jamais dû venir ici, tout était de ma faute, mais elle était revenue pour moi. Mes larmes n'étaient plus de désespoir, mais de joie.
Quand elle se pencha vers moi je compris mon erreur. Elle avait la même allure, les mêmes traits, la même chevelure aux ailes de corbeaux. Mais sa nuque portait des branchies qui s'ouvraient et se fermaient comme si elle cherchait de l'air. Sa poitrine en revanche, bien que généreuse, ne se soulevait pas. Elle semblait porter un filet de pêcheur comme une robe. Le maillage laissait apercevoir des écailles sur sa peau. J'entendis un flap, flap. Ma tête roula sur le côté et je crus percevoir des tentacules s'agiter sur le sol. Ce n'était pas Sofia, ce n'était pas...
— Ne résiste pas, Sophie. Je suis là pour toi, me rassura-t-elle d'une voix si douce. Tu es l'une de mes enfants, tu as été perdue pendant toutes ces années, mais enfin, tu me reviens enfin.
— Qui... qui êtes-vous ? déglutis-je.
— Je suis Morrigane, déclara-t-elle avec un sourire ignoble.
Ses dents taillées en pointes semblaient aussi transparentes que l'eau. Elle ruisselait de la tête au pied et sentait le varech.
— La fée qui emporte les âmes en Avalon ?
— Tu sais déjà qui je suis. Ce sont là les mensonges des moines espérant diminuer ma puissance en faisant de moi la demi-sœur d'un roi mortel, mais je suis bien plus que cela.
— Une déesse, murmurai-je.
— La fille de la mer et de la mort, la déesse de la guerre et des âmes damnées, celle qui provoque la rage et la colère, celle qui nourrit en son sein les guerrières.
— Vous lui ressemblez.
— Parce que je suis elle, parce que je suis toi. Tu es mon enfant.
C'était de la pure folie. Le contact de ses tentacules m'arracha un frisson glacé. Je criais quand elles s'enfoncèrent dans les entailles. Le prêtre n'avait pas essayé de faire couler mon sang, réalisais-je, le sang versé n'était qu'une conséquence inévitable de l'acte. Il avait percé d'innombrables trous pour que les tentacules s'y enfoncent, pour que l'ignoble déesse puisse me posséder. Je hurlai alors, sous l'effet de la douleur, de l'effroyable pensée qu'elle puisse se glisser en moi, pourtant il m'était impossible de l'empêcher.
Je sentis ses tentacules passer sous ma peau et remonter le long de mes bras. C'était comme si une eau glacée coulait dans mes veines. La sensation infusa jusqu'à mon échine, jusqu'à ma colonne vertébrale, jusqu'à ma cervelle. Mes vaines tentatives pour me débattre ne firent qu'empirer les choses. La déesse s'était juchée sur moi pour mieux s'infiltrer, ses tentacules pénétraient dans ma bouche, mes narines, étouffant mes hurlements de terreur jusqu'à ce qu'elle fut moi.
Les liens tombèrent comme des flaques d'eau au sol. Les adorateurs et le prêtre s'écartèrent, un servile sourire aux lèvres. Je me relevais. Mon corps me parut plus pesant et plus puissant à la fois. Je me sentis pour la première fois de ma vie complète. Il n'y avait plus de vide, plus de doutes, plus de terreur. C'était comme si la force de caractère de Sofia s'était enfin fondue en moi. La déesse lui ressemblait tant parce qu'elle était Sofia.
À moins que je ne le fusse.
Je ne savais plus.
Le monde que je percevais désormais était différent. Ses nuances, ses innombrables nuances m'éblouirent. Tous ces éclats dans l'obscurité du granit, comme des étoiles provenant de lointains univers, où d'anciens dieux ténébreux régnaient encore.
Les adorateurs de leurs gémissements perturbaient ma contemplation. D'un rapide mouvement de mes innombrables tentacules, la vie s'écoula hors d'eux comme leurs fluides qui rejoignaient la terre, gorgeaient la pierre, suivaient le sillon sacré. Ils ne méritaient pas de vivre après ce qu'ils avaient fait. Sacrifier leurs enfants pour prolonger leur vie misérable. Je changerais tout cela, je ferais rentrer mes enfants dans le nouveau siècle, je leur ferais embrasser le monde virtuel.
Lorsque le prêtre me fixa avec des yeux horrifiés, je lui souris.
— C'est la fin de votre règne, Mephistos. Vous avez voulu régner dans les ténèbres depuis les profondeurs de la terre alors restez-y !
Ma voix — était-ce encore ma voix ? — tonna comme un ciel d'été chargé d'électricité, avec tant de force que la pierre se fendit de part en part, que des morceaux de granit s'effritèrent et tombèrent en poussière. Tout s'écroulait autour de ceux qui avaient voulu l'éternité, étouffant leurs suppliques aussi vaines que leurs hurlements. Mes tentacules attrapèrent les fuyards. Les projetant contre la pierre tranchante, défonçant leurs crânes, brisant leurs os, perforant leur chair. J'accomplis la vision sanglante dépeinte par les vitraux de l'église que je quittais alors qu'elle s'effondrait sur elle-même.
À mesure que l'obscur culte disparaissait, mes tentacules se fondaient en deux paires de jambes tandis que le filet se mua en vêtements souples et modernes. Je ramassais la veste en cuir de Sofia tombée au sol et l'enfilait. Même la brume se dissipait, pour me laisser entrevoir le soleil auquel j'adressais un sourire impie.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top