Il faut que je sache
À peine dehors, l'air chargé d'humidité glaciale se referma sur nous. Je me sentis soudainement très seule et très triste. Sofia disait quelque chose, sa voix paraissait tenue, mais tout ce que j'entendais c'était un bourdonnement. Une colère sourde pulsait dans le creux de mon tympan. Mais Sofia n'y était pour rien, pas plus que cet homme. J'étais furieuse d'avoir essayé d'oublier, d'avoir feint que tout allait bien alors que rien n'allait, d'avoir essayé de vivre sans lui alors que j'aurais dû éprouver cette rage et je n'aurais jamais dû accepter l'oubli.
Je n'arrivais plus à respirer, je sentais tout mon être s'enflammer, mais je ne voyais pas d'exutoire. Comment le pourrais-je alors que je n'entendais plus que le fracas de mes pensées. Sofia continuait de parler sans que je pus discerner les mots qui sortaient de sa bouche. Je me concentrais sur sa voix et la laissais me ramener à bon port comme elle l'avait toujours fait. Je finis par distinguer l'accent inquiet dans sa voix.
— Alice, je t'en prie, parle-moi, me suppliait-elle.
Je secouais la tête, les larmes aux yeux. Je ne lui avais jamais parlé de mon frère, qu'aurais-je pu lui dire ? Que je ne me souvenais de rien ? Que je ne savais rien si ce n'est que quelque chose d'horrible s'était produit ? Tout ce dont je me souvenais, c'était du cri silencieux de ma mère, des larmes de mon père que je n'avais encore jamais vu pleurer, de la manière dont ils m'avaient agrippé, moi, leur seul enfant survivant. C'était ça le sentiment le plus étrange au fond, l'impression d'avoir survécu à un drame horrible dont je n'avais aucun fichu souvenir.
— Je sais pas quoi dire, avouai-je.
Sofia sourit, soulagée d'entendre enfin ma voix. Elle m'attrapa, me pressa et m'enlaça de ses bras protecteurs.
— Tu peux tout me dire, tu le sais, j'écouterais.
— Je sais, mais... je me souviens de rien.
Sa main se glissa sur ma joue, la caressa doucement, alors que ses yeux chargés d'humidité me fixaient avec douceur.
— C'est normal, tu as été traumatisée, ton cerveau t'a protégé.
— Mais je vais bien, je peux pas me souvenir, je voudrais, je préférerais savoir que rester ainsi, sans comprendre ce qu'il s'est passé.
— Je sais ma chérie.
— Je ne pourrais pas continuer comme ça, c'est pour ça que je suis venue ici, avouai-je.
— C'est compréhensible, murmura Sofia en frottant ma joue.
— Il faut que je sache, répétai-je.
— Ne t'en fais pas, à nous deux, on va trouver ce qu'il s'est passé. On va faire comme dans les livres, on va mener l'enquête, décréta Sofia d'un ton résolu.
Je ne pus m'empêcher de rire doucement, ce qui provoqua l'afflux de larmes. L'air parvint enfin à retrouver son chemin jusqu'à mes poumons. Peut-être, pourrais-je enfin savoir ce qu'il s'était passé.
Cependant, le plan qu'elle me proposa me parut des plus étranges. Pourquoi diable retourner voir le prêtre ?
— Voyons, les hommes d'Église sont des confidents. En plus de ça, il a dû s'occuper de l'enterrement, non ?
Je secouais la tête. Ma mère ne l'aurait jamais laissé seul là-bas.
Seul dans le froid, seul dans l'humidité.
— Il est enterré à Paris, précisai-je.
— D'accord, mais je te parie tout ce que tu veux qu'il y a eu une messe dite en son nom ici. Crois-moi, j'ai subi assez longtemps ma famille catholique pour être certaine qu'ils auront fait une messe en son honneur.
Particulièrement pour les enfants morts, songeai-je sans oser le dire à haute voix. Sofia avait raison, une messe devait avoir été dite. Mes grands-parents étaient ce qu'on appelle des chrétiens discrets, ils ne parlaient pas de leur foi, ils ne portaient pas de croix, n'avaient pas de représentation de Jésus ou de Marie chez eux, ils avaient presque l'air d'athées. Mais il suffisait de jurer ou de faire des blagues déplacées pour qu'aussitôt leur foi surgisse. Je me souviens surtout de ma mère me rappelant de ne jamais me moquer d'aucune religion et de grand-mère qui me foudroyait des yeux.
— D'accord, allons le voir, cédai-je à contrecœur.
L'idée de retourner dans l'église me déplaisait sans que je puisse me l'expliquer. Il y avait quelque chose d'anormal en cette bâtisse soi-disant sacrée. Le prêtre, lui non plus ne m'avait guère laissé une bonne impression. Je n'avais aucune envie de le revoir, mais Sofia avait raison, il constituait notre meilleure piste après le voisin.
Nous nous dirigeâmes vers la voiture pour retourner en ville, mais alors que j'ouvrais la portière, une vieille femme surgit des ténèbres. Je ne sais où elle avait pu se cacher, elle avait surgi d'un des buissons tapissant le bord de route. Son aspect me révulsa. Elle avait l'air d'une sauvageonne qui aurait vécu dans la forêt bordant le hameau. Sa peau paraissait couverte d'une épaisse couche de saletés. Ses grands yeux me fixaient et ses mains jaunies m'agrippaient.
— Vous n'auriez jamais dû revenir, lâcha-t-elle. Sauvez-vous tant qu'il en est encore temps !
Sofia arriva à ma rescousse et repoussa la vieille folle. Celle-ci siffla comme un animal furieux avant de reculer, elle cracha par terre, en nous jetant un regard dément qui me donna l'impression qu'elle nous maudissait. Puis elle recula jusqu'à disparaître dans les ténèbres d'où elle avait jailli. Je jetais un regard inquiet à ma compagne.
— C'était quoi ça ?
Ni l'une ni l'autre n'avions de réponse à cette question.
— C'est bizarre, j'ai l'impression que c'est la vieille que j'ai failli écraser hier.
Cela voudrait dire que cette folle nous tournait autour depuis hier ! Même dans l'habitacle de la voiture, je ne me sentis rassurée. Sofia tourna le chauffage à fond, comme s'il pouvait réchauffer notre cœur, chasser le sentiment qui s'insinuait profondément en nous et nous glaçait jusqu'à l'os.
L'impression d'être en quelque endroit maudit se renforça quand une brume sombre tomba du ciel. Techniquement, elle semblait jaillir du sol. Elle ne tarda guère à former une barrière grisâtre opaque. Sofia ne se laissa pas démonter, elle positionna les phares vers le sol et s'avança à une allure prudente. Lentement nous gagnâmes la ville. Cette fois-ci, je crus distinguer des silhouettes contrairement à la veille. Mais avec la brume, il était impossible de voir vraiment ces habitants fantomatiques.
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