Au bout du chemin
Nous n'étions pas au bout de nos peines. Le GPS se montrait aussi réticent qu'hier, heureusement il y avait quelques panneaux et mes souvenirs imprécis corroboraient les maigres indications du GPS si bien que nous finîmes par trouver ce petit amas de maisons collées les unes aux autres. C'était essentiellement de vieilles fermes, vétustes et abandonnées, quelques maisons en construction, probablement un projet immobilier, et puis enfin, celle de mes grands-parents.
Elle était plus difficile à trouver en raison de la végétation qui envahissait tout. Les autres maisons, bien que semblant inhabitées, bénéficiaient d'un certain entretien. Pas celle de mes grands-parents. Les haies s'étaient refermées, il nous fallut écarter les branches pour distinguer enfin la maison. Son état de délabrement important me peina. La rouille piquetait les volets en métal fermés, les ronces et le lierre grimpaient partout barricadant la porte d'entrée, enfin de la mousse dévorait le granit et s'insinuait dans la toiture. Je ne pouvais qu'imaginer les dégâts à l'intérieur, car je doutais que nous parvenions à entrer, pas sans des outils.
— Tu crois qu'il y a un Leroy Merlin dans le coin ? demanda Sofia.
— Avec de la chance, nous trouverons un Bricorama, s'il n'est pas fermé comme tous les magasins qu'on a pu croiser... répliquai-je.
— T'inquiète pas, on va se débrouiller. La mauvaise herbe n'a qu'à bien se tenir !
En la regardant adopter une posture de guerrière, je ne pus m'empêcher d'éclater de rire. Elle me connaissait par cœur et savait quand j'avais besoin de souffler. Ce rire était nerveux, malgré tout, j'éprouvais un léger soulagement.
Sofia m'embarqua dans la voiture et nous ratissâmes le coin à la recherche d'une boutique de bricolage. Finalement, on échoua dans une zone commerciale si l'on pouvait nommer ainsi ces parkings immenses et vides, ces préfabriqués tombant en ruine, envahie tout autant que la maison de mes grands-parents par les ronces.
Au milieu de ce no man's land se tenait une supérette. Ses néons illuminaient les restants de brume comme un phare au milieu de la nuit. Nous nous y précipitâmes comme des affamés sur un buffet. À l'intérieur résonnait une musique désuète, les néons clignotaient frénétiquement, les rayons étaient à moitié vide, ceux remplis proposaient des produits périmés depuis des lustres. Je crus reconnaitre une marque que je pensais disparue et découvris même des VHS dans un rayon.
Sofia m'attira vers le fond, où entre deux sacs de charbon, se trouvait une scie.
— Avec ça, je crois qu'on peut se tailler une entrée, déclara-t-elle avec un ton victorieux.
— Ça va prendre du temps, la pince coupante serait plus utile non ?
— Prenons les deux, vu les prix c'est carrément donné.
Je louchai sur les étiquettes et constatai qu'en effet, c'était bien en deçà des prix de la région parisienne.
— Bon sang, on est des idiotes, faut qu'on prenne aussi à bouffer ! s'exclama Sofia.
Bien que les aliments que j'avais vus en rayon ne m'inspiraient nullement confiance, je ne pouvais lutter contre la volonté de ma compagne ni celle de mon estomac qui s'éveillait avec virulence. Ainsi notre choix s'arrêta sur des gâteaux secs et des conserves, ce qui nous parut plus prudent.
Arrivées en caisse, il n'y avait personne pour nous accueillir. À la réflexion, on n'avait croisé personne dans les rayons. Je ne pus m'empêcher d'éprouver la même sensation qu'à l'hôtel. Comme si les lieux étaient abandonnés depuis très longtemps. Comme pour me donner tort, une femme portant une blouse d'un vert douteux prit place derrière la caisse enregistreuse.
Sofia se retint de pouffer devant cette étrange vision. Nous suivîmes le bip régulier avec un enthousiasme partagé. Le lecteur de carte bien que vétuste daigna fonctionner, à notre grand soulagement, car nous n'avions pas vu le moindre distributeur en ville. Une fois nos achats réglés, nous prîmes la direction de la maison alors que le ciel s'étirait en tonalité violacées.
— C'est moi ou la journée a filé drôlement vite ?
— Le temps passe vite quand on s'amuse, rétorqua Sofia.
— Je suis sérieuse, murmurai-je.
— Moi aussi, la journée a été bien remplie !
Les phares de la voiture balayaient la route cabossée sous un petit crachin. Sofia ralentit quand nous approchâmes du hameau, je lorgnais au passage les maisons en construction. Il me sembla que les outils n'avaient pas bougé depuis notre passage de tantôt, je me demandais où étaient les ouvriers.
Soudain Sofia écrasa les freins en lâchant une insanité. Passé le choc, je distinguai une espèce de masse étrange, comme une créature ramassée, qui glissait sur le bas-côté.
— Tu crois qu'on l'a heurté ? demandai-je, imputant sa forme à un choc éventuel que je ne me rappelais pas d'avoir ressenti.
— Non, j'ai freiné à temps, murmura Sofia d'une voix blanche.
— C'est sans doute un sanglier, tentai-je m'attendant à ce qu'elle embrayât aussitôt sur une blague à base d'Astérix ou d'Obélix, mais non, le silence me répondit.
Je glissais un regard inquiet vers ma compagne. Celle-ci serrait encore le volant, ses jointures aussi blanches que son visage. Même son teint légèrement hâlé avait disparu au profit d'une étrange pâleur.
— Ça va ?
— Oui, c'est juste que... j'ai cru que j'allais l'écraser... j'ai cru que c'était une...
— Quoi ? Un animal ?
— Non, une vieille dame... on aurait dit une vieille dame.
— J'aurais juré qu'il n'y avait personne ici, murmurais-je en scrutant les ténèbres. Mais l'important c'est que tu ne l'as pas écrasé. Allez viens, on rentre.
J'aurais aimé que cela signifie qu'on retourne à notre douillet appartement. Je n'avais aucune idée d'à quoi allait ressembler l'intérieur de la maison, mais ce ne serait ni confortable ni chaleureux, probablement que l'hôtel miteux allait nous paraître mille fois plus accueillant. Je posai ma main sur son bras et le serrai doucement. Peu à peu elle se détendit et redémarra la voiture qui avait calé sous l'effet du freinage brusque.
Quand nous parvînmes à bout des ronces, après un âpre combat qui nous valut quelques égratignures, nous nous trouvâmes face à une porte close. Connaissant mes grands-parents, il devait y avoir au moins un verrou et peut-être même une barre en métal. Heureusement, j'avais un épais trousseau de clés pour ouvrir tout ça. C'était arrivé avec la lettre du notaire. Les mots contenus dansaient encore devant mes yeux, je pouvais presque entendre la voix de ma grand-mère les prononcer avec un vague reproche au fond de la voix.
Vous n'êtes jamais venus nous voir... seuls... cette grande maison si vide... nous aussi on l'a perdu.
Je poussais sur le bois vermoulu, une fois les serrures ouvertes. La porte résista un moment puis céda dans un sinistre grincement avant de s'ouvrir sur un trou béant noir comme la gueule d'une monstrueuse bête. Seuls... si seuls... Je repoussais les souvenirs en mettant la fonction torche de mon téléphone en route puis tournait celle-ci vers les ténèbres.
Si le notaire avait bien fait son travail... Je tâtonnais dans le noir à la recherche de la boite de disjoncteurs. Même aidée de la torche, il me fallait me souvenir d'où elle se trouvait. Sofia, pragmatique, suivit les câbles électriques pour la plupart cachés derrière une gouttière en plastique, je remerciais en silence la radinerie de ma grand-mère, grâce à elle, les câbles n'étaient pas dans les murs. Comme pour répondre à ma prière silencieuse, la lumière m'éblouit dès que nous baissâmes les plombs.
La lumière blafarde illumina une immense pièce mal agencée, aux meubles datant des années 80, robustes, mais peu élégants. Les volets en fer me donnaient l'impression d'être enfermée. Il y avait bizarrement peu de poussière ici, contrairement à l'hôtel, en revanche l'odeur rance était plus forte, accompagnée d'un léger parfum de pourriture. Sofia se dirigea vers la cuisine, cherchant à voir si l'antique four à micro-ondes fonctionnait encore. Je la regardais faire d'un air hagard.
Les souvenirs affluaient : la voix grondante de ma grand-mère, le ronflement de mon grand-père sur le fauteuil, les éclats de rire de mon frère et moi quand nous jouions à faire de la luge sur la rampe de l'escalier, inconscients du risque de se rompre la nuque à l'arrivée. Mais surtout, je me souvenais de la porte fermée à double tour menant à une pièce interdite. Elle se trouvait juste sous mon nez en cet instant, cachée par le vieux tube cathodique et son antenne qui ne captait plus grand-chose depuis l'arrivée de la TNT.
Ignorant les questions que me posait Sofia, je me dirigeais lentement vers cette porte avec l'envie irrésistible de l'ouvrir. Toute notre enfance, nous n'avions jamais réussi à voir ce qu'il se trouvait derrière. Le mystère me hantait encore. Je me souviens d'avoir essayé de regarder à travers le trou de serrure et de m'étonner de ne rien distinguer, d'avoir essayé d'écouter et de n'avoir entendu que du parquet craquer comme si quelqu'un marchait dessus. La nuit, depuis notre chambre située juste au-dessus de la pièce, nous entendions parfois des voix chuchoter sans parvenir à distinguer le moindre mot. Je tournais la poignée en vain, comme autrefois, la porte était fermée à clé.
— Hey, tu m'écoutes ? Alice !
La main de Sofia, posée sur mon épaule, me secoua.
— Hein ? euh... tu disais quoi ?
— Je disais que le micro-ondes a l'air de fonctionner même si... bin disons qu'il n'a pas dû être utilisé depuis très longtemps.
De guerre lasse, je secouais la tête.
— C'est pas comme si on avait le choix... »
Sofia hocha la tête, elle aussi avait une moue dégoûtée. J'étais rassurée qu'elle finisse enfin par réaliser l'état de cette ville. Ceux qui se plaignaient de la saleté de la capitale n'avaient jamais mis les pieds dans ce genre de bourgade où nous avions échoué. En comparaison, je préférais les pigeons, les rats et l'odeur de pisse persistante au petit matin hantant les rues parisiennes. Je n'osais imaginer l'état des chambres à l'étage, mais il fallait bien vérifier si nous ne voulions pas dormir dans la voiture.
— Je monte checker les lits, indiquai-je.
— Ça marche, je vais essayer de nous faire à manger pendant ce temps-là.
J'entendis le robinet s'ouvrir dans un grincement et l'eau jaillir en crachotant. Je n'osais imaginer sa couleur ni son odeur après un si long séjour dans les tuyaux en plomb. Mais le ménage s'imposait.
— Regarde sous l'évier, il doit y avoir un paquet de Saint Marc, la conseillai-je.
Pour ma part, je grimpai l'escalier. Ma main caressa la rampe usée. Les éclats de rire me revenaient, remuant mes entrailles un peu plus. Lorsque je pénétrais la salle de jeu où mon frère et moi avions passé tant d'heures ensemble, je m'écroulais.
Mes genoux rencontrèrent le parquet maculé d'une antique cire, mes mains se plaquèrent sur mes yeux alors que les sanglots me secouaient bien plus que je ne l'avais anticipé. En revenant ici, je me frottais aux souvenirs les plus douloureux. J'aurais aimé être capable de vendre la maison sans y mettre un orteil, certains en étaient capables. Moi pas. Je pouvais presque voir mon petit frère courir après moi, j'entendais ses éclats de voix et mon cœur se brisait à nouveau en mille morceaux.
Sofia m'entoura de ses bras. J'entendis sa voix douce et bienveillante me bercer alors que les élans de mon cœur m'entrainaient par le fond dans des abysses insondables. Une partie de moi voulait s'y enfoncer, le pleurer encore et encore, se répétant que tout ce qu'il me restait de lui c'était ces souvenirs, ces larmes, ce sentiment de tristesse infinie. Ma chérie m'embrassait, me consolait comme elle le pouvait, me posait toute un tas de questions auxquelles j'étais bien incapable de répondre.
Je ne sais combien de temps nous restâmes ainsi, il me semble que la tristesse dévorait tout, le temps y compris. Les secondes se muèrent en minutes puis en heures, je ne me souvenais pas d'avoir redescendu l'escalier ni d'avoir mangé quoi que ce soit, tout ce dont je me souvenais c'est la voix de Sofia me berçant et les pleurs que je versais, ayant l'impression que je pourrais ainsi me vider, m'évanouir dans les ténèbres et qu'au fond, ça ne me dérangerait pas.
Les brumes du sommeil m'emportèrent plus loin encore, s'y mêlait les souvenirs d'enfance, la voix de mon frère, son rire, ses yeux pétillants, provocateurs, les défis qu'il me lançait alors, nos escapades dans la ville voisine. Nous n'avions pas peur alors des grandes et vastes demeures tout en granit noir, nous n'étions impressionnés par rien ni personne, pas même par ces vieilles personnes qui nous grondaient et nous lançaient de ces regards noirs. Nous nous cachions en riant, jouant les acrobates dans les haies épaisses, nous éclipsant dans les ruelles sombres, nous nous amusions de les entendre ronchonner sur notre passage.
On descendait jusqu'à la rivière. Toute la ville avait l'air de pencher, comme si les maisons allaient finir aspirées par la rivière en bas. On s'amusait à attraper des grenouilles et à les relâcher. Grand-père disait de se méfier, du courant de la rivière, des crapauds qui pouvaient être dangereux. Mais on ne l'écoutait pas. On s'en moquait même un peu. On se prenait pour des super-héros, des aventuriers, des explorateurs.
Je ne me souvenais pas de comment c'était arrivé, je ne me souviens que des larmes et des cris, ceux de ma mère particulièrement. Elle m'avait saisi, refusant de me lâcher, ses pleurs ne semblaient n'avoir de fin. Dans mon rêve, ma mère répétait inlassablement : ce n'est pas de ta faute. Elle le répétait tellement que ça en devenait suspect. La faute à qui avais-je envie de demander. La faute à qui ?
Sofia me répondit, d'une voix ensommeillée :
— Qu'est-ce que tu racontes ma chérie ? Ce n'était pas de ta faute, tu n'étais qu'une enfant. Ce sont tes grands-parents qui étaient responsables, ils devaient vous surveiller... ce n'est sans doute pas non plus leur faute, tu sais ? Vous avez tous perdu... c'est horrible ce qu'il vous est arrivé. Mais ce n'est la faute de personne.
Sa main caressait mes cheveux, je sentis ses lèvres se coller aux miennes alors que ses jambes s'enroulaient autour de mes hanches.
— Ce n'est la faute de personne, répéta-t-elle.
J'aurais aimé la croire. J'aurais tant aimé. Mais après toutes ces années, j'en étais venue à la conclusion que quelque chose ou quelqu'un m'avait arraché mon frère. Je ne savais toujours pas ce qu'il s'était passé, mais j'avais peut-être l'occasion d'enfin savoir. Je ne pouvais nier qu'il s'agissait là de la raison principale à notre venue ici.
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