Chapitre 21 - Marion
Alors là je suis paumée. D'abord quand j'arrive sur le pont, une sorcière à l'imposante crinière de boucles brunes est en train d'harceler Vic. Et ensuite un type bronzé au regard bleu perçant se matérialise dans le vide ? Erreur 404 veuillez redémarrer le système.
Je suis en train de rêver là, c'est pas possible.
L'homme nous dévisage, gêné. Il n'est pas vraiment beau mais il dégage une aura particulière, et ses yeux bleus sont magnétiques. Une barbe de quelques jours lui mange le menton. Il porte la même sorte de sandale que cette femme, Nausi... ?
- Viens Nausicaa, on rentre à la maison, dit-il doucement.
- Non ! C'est lui ! crie Nausicaa – puisque tel est son nom. Je l'ai vu, il m'a reconnu, c'est Athéna qui...
Il se rapproche d'elle et plante son regard dans le sien, tenant son visage en coupe dans ses mains.
- Nausicaa, je t'en prie. Rentrons.
Elle se tait et semble se calmer, elle vacille un instant mais il la retient par les épaules, puis se tourne vers nous avec un sourire désolé.
- Excusez-la... ça fait des siècles qu'elle attend pour rien et...
Bizarrement quand il dit "des siècles", je n'ai pas du tout l'impression qu'il exagère. Je le coupe, impatiente :
- Attendez une seconde. Vous êtes qui, vous ?
- Oui bien sûr, je ne me suis pas présenté. Je suis Télémaque, époux de Nausicaa, la princesse de Schérie. L'île sur laquelle vous vous dirigez, précise-t-il en notant notre incompréhension.
- Télémaque ? relève Vic. Je connais ce nom, mais il me semble que c'est pour une autre raison.
- Je suis aussi le fils d'Ulysse, roi d'Ithaque, nous dit-il avec un sourire contrit.
AH. Effectivement, ça doit faire des siècles qu'ils vivent. Mais sont-ils vraiment vivants ?
- Pourquoi Nausicaa veut-elle absolument m'emmener sur l'île ? fait Vic, perplexe.
- Longue histoire, soupire Télémaque. Vous savez sûrement que mon père est parti combattre à Troie peu de temps après ma naissance. Il y a passé dix ans, et, maudit par le dieu des mers, a mis dix ans pour revenir à Ithaque. Au cours de ces dix années, il a perdu ses compagnons les uns après les autres, tous ont péri face aux dangers qu'ils ont affrontés. Finalement, seul, sans bateau, il a échoué sur les côtes de l'île des Phéaciens : la Schérie. Sa protectrice, Athéna, a envoyé un songe à Nausicaa afin qu'elle le recueille et le reçoive comme il se doit. Le roi Alcinoos lui a même proposé sa main, mais il a préféré rentrer chez lui où ma mère l'attendait toujours. Finalement, c'est moi qui suis parti épouser Nausicaa. Athéna lui a également envoyé un rêve pour ma venue, et elle est montée sur un bateau m'accueillir dès qu'elle a vu les voiles à l'horizon. Mais elle ne s'est jamais remise de la confrontation avec la déesse. Depuis tout ce temps, elle retourne tous les jours errer sur les rivages de son île, persuadée qu'elle doit préparer l'arrivée d'un voyageur qu'Athéna lui confie. Le dieux sont trop puissants pour nous, mortels. Il est dangereux de les côtoyer de trop près. Après son retour, je voyais bien dans les yeux de ma mère que mon père avait changé. Je contemplais tout ce qu'elle m'avait raconté de lui s'effondrer peu à peu. Je n'ai pas pu le supporter, c'est pour ça que je suis parti – entre autres. Et ici encore, je dois contempler, impuissant, les désastres causés indirectement par les dieux, des humains réduits à la démence par des êtres qui ne s'aperçoivent même pas de la portée de leurs actes. Alors qui que vous soyez, prenez garde : vous êtes des rares qui peuvent nous voir, ce qui signifie que vous avez déjà été confrontés aux dieux. Souvenez vous de ces paroles : traiter avec eux laisse toujours des séquelles.
Sa tirade finie, Vic et moi le dévisageons, frappés d'horreur. Alors c'est ça qui nous attends ? Une vie entière à rêver de cervidés ou à penser à cette saleté de temple ? Une vie entière à se dire en regardant la lune « il ne nous reste plus beaucoup de temps » ?
- Il y a quelque chose dans votre histoire qui me questionne, intervient Vic juste à temps pour couper court à mon ébullition intérieure. Vous dites que vous êtes humains, et vous avez même employé le terme « mortel », mais dans ce cas vous n'auriez pas déjà dû mourir il y a longtemps ?
- Tu as raison, acquiesce Télémaque, mais peut-on encore dire que nous sommes vivants ? Plus personne ne nous voit, ne nous entend, nous sommes réduits à un état fantomatique. Nous n'avons plus besoin de boire, de manger, de dormir, c'est comme si nous n'existions que dans nos rêves. Nous voyons se superposer le présent et notre souvenir de cette île, de notre île qui n'est plus notre île, car notre île à nous est perdue dans le passé pour toujours. Nous voyons le changement sans pouvoir y participer... Nous ne sommes plus que des légendes.
J'ai l'impression qu'une chape de plomb vient de s'abattre sur nous. Le silence qui suit ses paroles est lourd et pesant. Nausicaa est toujours immobile et silencieuse, Télémaque contemple le vide d'un air absent et Vic, comme moi trop sonné par ces informations, n'a pour une fois plus rien à dire.
Quand à moi, je ne saurais pas expliquer ce que je ressens. Honnêtement il y a de quoi flipper à mort. Mais pour l'instant c'est surtout le chaos en moi. Le sentiment que j'avais déjà éprouvé, cette horrible sensation que la situation me dépasse complètement – et qu'on fonce droit dans le mur – me frappe avec encore plus de force. Le sang cogne à mes tempes et pour la millième fois, je me demande dans quel voyage on s'est embarqué.
Ce qui me met en rogne, c'est que je le sentais mal depuis le début, ce plan. J'avais essayé de faire comprendre aux quatre zozos de quoi il en retournait, mais ils pensaient qu'on n'avait pas le choix.
Au moins maintenant c'est clair, on n'a plus le choix, on y va jusqu'au bout, ou bien il nous arrive malheur avant. Ils ne n'avaient pas en eux cette impression de danger, de manipulation. Parce que c'est ça en fait : maintenant nous ne sommes plus maîtres de notre sort.
Télémaque finit par prendre la main de sa compagne.
- Bonne chance, jeunes voyageurs, sourit-il tristement. Puissent les dieux vous laisser en paix !
Ils embarquent tous deux sur le petit bateau. Les rames se mettent en route et ils s'éloignent doucement. Et puis un miroitement, un reflet du soleil dans l'eau, et ils ont disparu.
- Rassure-moi, demandé-je à Vic, tu as bien vu la même chose que moi ?
- Hein ? De quoi tu parles ?
Je tourne brusquement la tête vers lui, les yeux écarquillés. Ne me dites pas que... ma respiration se relâche quand je le vois arborer fièrement son sourire à fossettes.
- Un de ces jours je vais te tuer, Victor, soupiré-je, soulagée – en insistant bien sur son prénom pour qu'il comprenne le message.
- Attention à toi, Marion, je suis désormais sous la protection de la grande princesse Nausicaa !
- Zut me voilà avec une harpie à mes trousses.
- Heureusement dans ma grande mansuétude je décide de faire preuve de magnanimité : je te pardonne en échange de ton asservissement à vie ta loyauté éternelle au grand seigneur que je suis. Qu'en dis-tu ?
- Plutôt mourir ! Tyran !
- C'est trop d'honneur.
Cet échange a le mérite de nous changer les idées. D'un accord tacite, nous n'évoquons ni l'un ni l'autre les sombres paroles de Télémaque – au moins jusqu'à ce que les autres nous rejoignent, songé-je. J'aimerai croire que cela nous laisse le temps de digérer mais peut-on réellement digérer une chose pareille ?
Alors que nous observons Corfou – la Schérie ? – île vers laquelle nous nous dirigeons, baignant dans le soleil matinal, je sais pertinemment que nous ne faisons que repousser le moment d'admettre que ce ne sera plus jamais pareil. Ce voyage a déjà laissé des traces en nous, mais le pire est à venir. Combien de temps parviendrons-nous encore à nous voiler la face ?
- ...rion ! Marion !
Je sursaute. Prise dans mes pensées, je n'avais pas entendu Vic.
- Je disais qu'il serait peut-être temps d'aller réveiller les trois zigotos qui profitaient tranquillement de leur grasse matinée pendant qu'on se faisait agresser par une cinglée.
- Bonne idée, approuvé-je. On invoque une réunion ultra-spéciale urgente dans ma cabine.
- Ça marche. Le plan d'attaque est le suivant : veni, vedi, vici ; et si ils ne sont pas debout dans dix minutes on passe aux chatouilles.
- Rendez-vous dans dix minutes, chevalier Vic.
- Taïaut !!
Et dix minutes plus tard, c'est une Camille aux cheveux ébouriffés ainsi qu'une Luna somnolente sur un Dan au T-shirt à l'envers qui se retrouvent dans ma cabine pour une réunion ultra-spéciale urgente. Le thème de la réunion n'étant bien évidemment pas notre future exécution publique, à Vic et moi – sujet qui semble les inspirer – mais bel et bien notre incongrue aventure matinale.
- Woah, mec t'as failli te faire kidnapper par une princesse de trois mille ans ! s'exclame Dan la bouche pâteuse.
- C'est tout ce que t'as retenu ? répliqué-je, cinglante.
Au final c'était peut-être pas une bonne idée d'en discuter au réveil. Mais bon, qui aurait pu deviner que pendant la nuit ils se seraient transformés en sous-espèce de paresseux à peine bons à se suspendre à leur branche (en l'occurrence, leur oreiller) ?
- Si j'ai bien compris, on est dans la mouise, résume Camille en baillant.
- ...ouais en gros c'est ça.
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