Lorsque j'émerge de ma léthargie, les couleurs, sons et odeurs m'assaillent brutalement.

Ce sont d'abord les voix qui me parviennent. Je reconnais immédiatement les intonations inquiètes de mes amis, mais je mets quelques instants à comprendre leurs mots.

Je sens une odeur de pharmacie. Une autre fragrance m'est inconnue. C'est un curieux mélange de terre, d'orties, de pluie et de fer. Le dernier parfum, je l'identifie immédiatement : du sang. Au moins puis-je me réjouir que toute trace de l'haleine empoisonnée de Scylla aie disparu de mes narines.

J'ai la bouche pâteuse, et encore un goût métallique dans la bouche. 

J'entrouvre ensuite les paupières, pour les refermer aussitôt. Agressés par une vive lumière et des couleurs criardes, mes yeux me piquent violemment.

C'est en dernier lieu que je m'aperçois de la douleur qui m'élance dans les côtes.

- C'est  normal qu'ils ne se réveillent pas ?

- Elle a en tout cas assuré que Dan s'en sortirait. Pour Luna...

- Il s'est réveillé ! je l'ai vu, il a ouvert les yeux !

- Qu'est-ce que tu racontes ? Ça se voit qu'il est encore endormi !

- Puisque je te dis que...

- Hé-oh, arrêtez un peu. Ça m'étonnerait qu'il se réjouisse d'avoir les tympans crevés par vos cris quand il se réveillera.

- Je prends sur moi et ouvre mes yeux à nouveau. Je papillonne des paupières le temps que je m'habitue à la lumière.

- Je vous l'avez bien dit ! triomphe immédiatement Vic.

- Ça va ? s'inquiète Marion.

- Pourquoi... comment... balbutié-je. Qu'est-ce qui s'est passé ?

- Scylla t'as capturé...

- Luna s'est mise à briller !

- Elle a trouvé un moyen de t'accrocher le pied à une ficelle bizarre.

- ...et elle a brûlé toutes les têtes.

- Après on t'a ramené à bord.

- Elle t'a soigné avec ses "pouvoirs".

- Et Luna s'est évanoui.

- ... Quoi ? demandé-je, perdu.

C'est trop d'informations d'un coup. Et même après qu'ils m'aient tout réexpliqué calmement, je reste abasourdi.

- Et Luna ne s'est pas réveillée ?

- Non. J'avais pourtant pariée qu'elle serait la première remise.

- Vic c'est pas drôle, le rabroue Marion.

- Et qu'est-ce qu'on est supposés dire à Maddie et Paul ?

- Espérons que Luna soit réveillée au moment des explications, dit Camille en haussant les épaules. Elle est la plus susceptible à trouver une raison à ça.

Ce disant, elle me pointe du doigt. Je suis près de me vexer mais je baisse les yeux et découvre les mètres de bandages enroulés autour de mon torse.

Voilà qui explique l'odeur de pansement...

Un mouvement sur ma gauche attire mon attention. Luna - à qui je n'avais pas vraiment prêté attention jusque là - se redresse brusquement en haletant.

- Scylla ! Dan ! s'écrie-t-elle aussitôt.

Ses yeux parcourent la pièce avec affolement, glissent sur moi brièvement avant d'y revenir avec stupéfaction.

- Tu... Ça va ?

Je hausse les épaules et ce simple mouvement tire sur tous mes muscles endoloris.

- Plus ou moins...

Il faut à son tour lui expliquer toute l'histoire - elle n'en a aucun souvenir. Luna reste ébahie.

- Vous êtes en train de me dire que... Artémis a pris possession de mon corps ?

- Apparemment, acquiesce Vic. Mais de ce que j'en sais, ça aurait tout aussi bien pu être une Chasseresse.

Devant notre regard interrogatif, il nous explique prudemment - Luna vérifie chaque mot - que les Chasseresses sont un groupe de suivantes. Nymphes, humaines, déesses mineures... ces filles rendues immortelles assistent Artémis dans sa Chasse. Avant d'entrer dans ce groupe, elles prêtent serment et font vœu de chasteté éternelle. Ce faisant, elles rejettent toutes forme d'amour et plus particulièrement encore celui des hommes.

- Ce que je ne comprends pas, c'est que cette personne - Artémis, ou une Chasseresse - n'en ait pas profité pour récupérer le pendentif.

- C'est vrai que c'est étrange, admet Camille. Surtout qu'à part l'apporter à Ephèse on ne sait vraiment pas quoi en faire, je veux dire, n'importe qui serait plus qualifié que nous pour cette mission !

- Si elle n'a pas récupéré le médaillon, c'est que cela lui était impossible, décrète Luna.

- Au fait, Luna, s'exclame Vic, j'ai pensé que tu pourrais nous éclairer sur quelque chose... juste avant de soigner Dan, elle a dit qu'il ne devait pas rejoindre le royaume de son oncle...

Après avoir réfléchi un court instant, Luna confirme :

- Dans ce cas, le doute n'est plus possible. Ce n'était pas une chasseresse mais bel et bien Artémis. Et l'oncle en question est Hadès.

- Hadès... Cerbère ? Les Enfers ? demande Camille.

- Exactement. Hadès est le souverain des Enfers, le royaume des morts. L'entrée de ce royaume est gardé par Charon le passeur et Cerbère le chien à trois têtes.

Une image d'horreur s'impose à moi et je frissonne alors qu'un élan de douleur m'assaille dans les côtes. Après l'hydre, parler d'une autre bestiole à plusieurs têtes me met vraiment mal à l'aise. Malheureusement pour moi, il semblerait que la mythologie grecque soit remplie de créatures polycéphales !

- Artémis est une déesse, alors qu'est-ce qui pourrait l'empêcher de récupérer directement son bijou ? soulève Vic.

- Une autre déesse, proposé-je seulement à moitié sérieux.

- C'est le plus probable, acquiesce cependant Luna, songeuse. Mais alors, qui ?

- C'est toute la question. Artémis n'a pas d'ennemis ?

- Je ne sais pas... Elle ne s'entend pas avec un certain nombre de divinités, mais on ne peut pas les considérer comme des ennemis...

Alors que je suis en pleine réflexion, le cerveau carburant à mille à l'heure, mon estomac laisse échapper un affreux gargouillement.

- C'était vraiment nécessaire de nous rappeler qu'on a pas mangé depuis ce matin ? peste Marion.

- C'est pas de ma faute ! protesté-je en riant ce qui a le don de tirailler ma blessure pas encore cicatrisée.

- Il est huit heures, on ne devrait pas tarder à arriver, nous informe Camille.

- Allons voir Maddie et Paul, propose Luna.

J'en profite pour attraper un tee-shirt dans ma cabine. D'un commun accord, nous avons décidé de ne rien dire aux adultes. Nous croiraient ils seulement ? Bien sûr que non. Alors officiellement, si j'ai "un peu mal à l'abdomen" c'est que je me suis cogné au coin du lit pendant la tempête (tempête d'origine tout à fait naturelle, cela va de soi).

Lorsque nous retrouvons les parents de Luna dans leur cabine, ils nous rassurent : nous débarquerons à Messine dans un quart d'heure maximum.

Et en effet, dix minutes plus tard, nous sommes sur la terre ferme et nous dégustons notre petit-déjeuner avec délice.

Il est huit heure et demie ; nous repartons à dix heures, aussi ne nous attardons nous pas. Nous avons une heure et demie pour faire le tour de la ville... Et il y en a, des choses à voir ! Armée d'un plan de la ville, Luna nous entraîne vers l'horloge astronomique, la cathédrale, la fontaine de Poséidon (dans laquelle nous prenons soin de déposer quelques morceaux de pain au chocolat qui disparaissent mystérieusement dans un micro geyser de bulles), ainsi que dans un nombre impressionnant d'églises.

Selon le guide qu'elle trimballe avec elle, la ville aurait été fondée par le géant Orion. Bien sûr, elle en profite pour nous raconter en détails la vie de ce personnage, un des rares hommes à avoir jamais été admis dans les parties de chasse d'Artémis (coïncidence ?), avant de mourir accidentellement - les récits divergent au sujet de la cause de sa mort et nous avons droit à toutes les variantes - et d'être accroché dans le ciel sous forme de constellation.

Mais l'heure tourne et nous finissons par revenir à bord du bateau. Direction Naxos, ville au bord de l'eau surplombée par l'Etna, "à ne pas confondre avec son homonyme grec" précise le guide.