5- Le pic rocheux
Lorsque Jung Su posa un pied sur la terre de la commune de Yangnam, le soleil était déjà à son zénith. Après une bonne heure de route à serpenter au milieu des champs immenses et des rives qui, au loin, se profilaient à perte de vue, la navette venait enfin de s'arrêter.
Qu'avait-il pensé en s'enfuyant de la sorte ? Était-il conscient que tout ce qu'il avait entendu n'était peut-être que de simples rumeurs ?
Le garçon avait médité là-dessus pendant tout le trajet. Emmitouflé dans son sweat à capuche, les mains dans les poches, il avait fixé les paysages se succéder d'un air pensif. Rien ne garantissait que l'épave retrouvée était celle appartenant à son grand-père. Ni que ce dernier avait survécu au supposé naufrage, par ailleurs... Pourtant, le lycéen gardait naïvement espoir. Un espoir enfantin, aux allures déplorables. Malgré les médisances de certains, il continuait d'affirmer qu'il existait encore une chance, aussi infime, soit-elle. Tant qu'il n'aurait pas confirmé de lui-même la mort du capitaine Kim, il refuserait d'admettre la vérité que tous clamaient haut et fort. Il refuserait d'accepter la pitié des habitants de son village ou encore les regards compatissants des inconnus à son égard.
À l'entente de son départ soudain, Bae Ye Ri et Lee Nam Kyu avait essayé de le joindre, sans succès. Tandis que l'une l'avait harcelé d'appels auxquels il ne prit le soin de répondre, son meilleur ami, qu'il avait rencontré pour la première fois à l'occasion d'un tournoi sportif dans son lycée, lui avait envoyé un simple message. Quelques mots, rien de plus :
« Ne fais pas de bêtises... »
Cela avait eu pour effet de le faire sourire. Nam Kyu était un garçon simple. Il n'était pas du genre à tenter de le faire changer d'avis, contrairement à Ye Ri qui le suppliait de rentrer à la maison, trouvant une centaine de prétextes pour le convaincre. Il lui faisait confiance et le soutenait le plus souvent à l'aide de ses longs silences dont il avait le secret.
En descendant du bus, Jung Su passa à côté d'une buvette aux toiles vertes délavées. Son regard s'y attarda quelques secondes puis se concentra sur la grande carte qu'il tenait entre ses mains. Devait-il aller voir la vendeuse ? Ou bien déranger un passant sur son chemin ? Le pic rocheux était encore loin à pied. Et même si le lycéen connaissait déjà assez bien les lieux, il voulait s'assurer de n'omettre aucun endroit. Ici, la région était vaste. Beaucoup de sentiers parcouraient les côtes et desservaient les différentes plages, plus ou moins occupées. La nuit, ce décor rural pourtant si familier se transformait en un labyrinthe obscur, un dédale inquiétant, où les rares lampadaires éclairaient les routes abîmées de leurs faibles halos blanchâtres. Il était donc vivement conseillé par les usagers de ne pas trop s'éloigner des zones d'habitations principales. Notamment, si l'on ne voulait pas finir sa soirée à chercher son chemin au beau milieu de cet environnement peu rassurant.
Après de longues minutes à longer la plage se trouvant à proximité de l'arrêt, le garçon bifurqua en direction d'un sentier caillouteux. Dissimulé derrière les branchages tombants d'un arbre gigantesque, ce dernier s'enfonçait dans les terres et remontait vers les côtes abruptes perceptibles au loin. Tout ce qu'il avait fait jusque-là n'avait servi à rien. L'ajumma à qui il avait posé des questions n'était visiblement au courant d'aucune chose pouvant le concerner. Avançant alors avec appréhension le long du chemin sinueux, il fit le vide dans son esprit. Avait-il peur ? Pourquoi l'angoisse paraissait monter en lui lorsqu'il s'approchait de la mer ? Lui, qui, auparavant, admirait l'étendue bleue, en venait maintenant à la craindre. Son regard sur elle avait radicalement changé. À l'horizon, des vagues avides semblaient s'écraser contre les roches sombres, léchant la terre luisante de leurs écumes affamées et engloutissant les pierres les moins hautes de leurs flots impétueux. Cela formait un monstre difforme, un être sans frontières, s'étendant sur des centaines de kilomètres. Il s'agissait d'un décor déroutant, sans pitié, où la nature à l'état pur reprenait tous ses droits. L'homme n'était rien devant le danger que pouvait représenter cette mare sans fin, cette mer sans fond...
***
La main sur la poignée, l'oncle Baek hésitait à entrer. Derrière la porte de la chambre qu'il avait assignée à Yoon Min pour dépanner, une douce mélodie se faisait entendre. La jeune fille avait allumé son ancien magnétophone. Quelques notes de piano retentissaient en fond sonore, derrière celles d'une voix cristalline. Il s'agissait d'une musique assez lente, emplie de mélancolie, qu'il ne connaissait que trop bien.
Le vieillard soupira tout en se grattant machinalement le crâne. Son regard se posa tour à tour sur le plateau laissé à l'abandon sur la petite table puis sur la silhouette de son invitée, recroquevillée dans ses draps. Que pouvait-il bien faire ? Lui qui n'avait jamais eu d'enfant et qui vivait seul depuis au moins quarante ans ne savait comment s'occuper des « coups de blues » d'une adolescente venant de la ville. Cette dernière n'était pas sortie depuis son arrivée et préférait rester seule, recluse dans ce qu'il lui servait de refuge. À l'approche de la date fatidique, elle s'isolait inconsciemment, ne touchait presque pas à la nourriture qu'il lui préparait si gentiment et écoutait en boucle la même chanson. Un comportement qui dépassait de loin le commerçant, démuni devant la tristesse que pouvait ressentir la jeune fille.
« C'est moi, je t'ai apporté ton déjeuner. »
D'un geste peu sûr, il toqua contre le bois usé de la porte avant de s'avancer timidement dans la pièce. À sa venue, Yoon Min se redressa et lui adressa un sourire reconnaissant. Le plateau-repas posé sur le bureau, il feignit de regarder par la fenêtre un instant. Au-dehors, le temps était agréable. Malgré ce début de mars au climat assez catastrophique, le soleil brillait haut dans le ciel. Aucun nuage ne venait troubler sa domination céleste.
« Il fait plutôt beau aujourd'hui. Dommage que je dois m'occuper de la quincaillerie, j'aurais pu en profiter pour aller chercher mon colis chez Monsieur Ma, lâcha pensivement le vieil homme.
- Tu veux que j'y aille ? »
Le commerçant fit mine de réfléchir quelques secondes avant d'ajouter hésitant :
« C'est loin et je ne voudrais pas te déranger pour si peu... Je peux toujours trouver une autre occasion pour lui rendre une visite.
- Cela ne me dérange pas le moins du monde, tu sais, insista de nouveau l'adolescente, désireuse d'aider la personne qui s'était si bien occupée d'elle. Quelle est l'adresse ? »
Son Baek Hyun saisit un stylo et griffonna sur un bout de papier le numéro de la maison de son collègue ainsi que l'itinéraire à suivre. À contrecœur, il le lui tendit tout en s'assurant de nouveau :
« Tu es bien sûre de vouloir y aller ? Je ne voudrais pas abuser de ta gentillesse. »
Yoon Min acquiesça vivement et s'empara du petit bout de papier. Il s'agissait en réalité du contraire. L'oncle Baek avait tellement fait pour elle qu'elle se sentait à vrai dire gênée d'avoir pu profiter de sa situation. Jamais elle ne pourrait le remercier assez pour son soutien, que ce dernier soit financier ou bien tout simplement moral.
Le regard ému devant tant de bonne volonté, l'homme au crâne dénué de cheveux observa la jeune fille s'en aller, l'esprit troublé. Quand son corps ne fut plus qu'une tâche lointaine, effacée au milieu de la foule se baladant dans le centre-ville, il soupira sans s'en rendre compte. C'était le portrait craché de sa mère, se surprit-il à penser. Malgré la malédiction qui pesait sur cette famille, Na Yeon avait eu de la chance de l'avoir...
***
Monsieur Ma était un individu chaleureux. Doté d'un physique potelé, il s'agissait d'une personne respirant la joie de vivre et la bonne humeur. Après avoir passé une heure autour d'une tasse de thé au gingembre et au citron vert, Yoon Min se sentait étrangement plus légère. Elle avait trouvé ce moment en sa compagnie fort agréable. L'humeur optimiste de ce dernier devait sûrement l'avoir contaminée !
En descendant de la colline où se trouvait la résidence, la jeune fille, qui tenait fermement le lourd colis contre-elle, décida de visiter un peu la région. Elle qui redoutait au début la vie à la campagne, avait été agréablement surprise. Les gens par ici semblaient moins stressés, moins pressés... Ils vivaient simplement leurs vies au jour le jour, comme ils le disaient si bien eux-mêmes. Et c'était ce qu'elle appréciait le plus à Gyeongju, après le cadre pittoresque qui l'entourait constamment.
Lorsque l'eau bleue fut perceptible derrière la cime des pins blancs de Corée, la brunette se souvint des paroles du monsieur corpulent visité un peu plus tôt. Une plage connue seulement du voisinage se trouvait non loin. Monsieur Ma n'avait pas arrêté de louer les qualités de ce petit coin paisible. Une crique « idéale pour se ressourcer » avait-il avoué d'un rire contagieux, en parlant du pic rocheux.
Yoon Min se rapprocha alors peu à peu des côtes verdoyantes avant de s'arrêter net. Elle qui pensait pouvoir se retrouver enfin seule, ne put cacher sa déception devant la fine silhouette noire qui se détachait à l'horizon. Intriguée, elle fit un premier pas, puis un second, marchant discrètement derrière la personne qui se tenait là, debout au bord du précipice. Bon sang ! Était-il fou ? Cela était dangereux d'être si près du vide ! Lorsque la jeune fille fut assez près pour pouvoir distinguer parfaitement l'inconnu, elle s'immobilisa de nouveau. L'homme en face d'elle était plutôt grand et d'une musculature élancée. Les traits doux de son visage trahissaient encore son âge juvénile. Ses cheveux bruns, décoiffés par le vent, retombaient nonchalamment sur son front et dissimulaient en partie ses yeux étirés. Ce garçon... Elle l'avait déjà vu quelque part. Mais où ? Yoon Min était à l'heure actuelle incapable de s'en rappeler.
« Excusez-moi, mais vous ne devriez pas rester au bord. Le terrain est instable ici. »
Surpris d'entendre une voix dans son dos, Jung Su se retourna brusquement. Son regard s'était planté dans celui de la jeune fille qui le dévisageait. Mais que faisait-elle là ? Le lycéen avait du mal à y croire. Jamais, il aurait pensé recroiser un jour cette personne. Encore moins aujourd'hui, au beau milieu de nulle part !
Tandis que Yoon Min continuait de s'approcher, l'adolescent fit machinalement un pas en arrière. Pourquoi paraissait-il si anxieux ? Était-ce elle qui le dérangeait ? Une idée traversa alors l'esprit de la brunette. Il ne voulait quand même pas faire le grand saut ? Ne sachant pas comment réagir devant une personne en détresse psychologique, elle prit soudainement peur. Que devait-elle faire ? Ce genre de situation n'arrivait que dans les films, non ?
« Ne faites pas cela, articula-t-elle peu sûre d'elle. Vous savez, la vie réserve encore plein de belles choses aux personnes de notre âge. Accrochez-vous et vous verrez, je suis certaine qu'avec le temps tout s'arrangera pour vous. Puis, il y a forcément des personnes qui comptent sur vous. Vous ne pouvez pas les abandonner ! Alors, s'il vous plaît, éloignez-vous lentement du bord. Cela ne vaut pas la peine d'en finir pour autant. Venez me rejoindre lentement.Voilà, un premier pas, un deuxième... »
La jeune fille s'emmêlait dans ses paroles. Si cela continuait ainsi, les honorifiques finiraient par tomber sous le poids de sa nervosité. La fixant d'un air curieux, Jung Su semblait perdu. Il ne comprenait strictement rien de ce qu'elle s'était mise à raconter.
C'était quoi encore ces bêtises ! Lui... Sauter ? Pourquoi ferait-il cela ? Il n'avait pas des tendances suicidaires...
Remarquant que la brunette continuait de s'avancer vers lui, il recula instinctivement. Il sentit alors son corps partir en arrière et le sol crouler sous son poids. Impossible de se retenir, il tombait !
Les yeux de Yoon Min s'étaient écarquillés affolés. En voyant le jeune homme chuter, elle n'eut le temps de réagir. Horrifié, sa main vint étouffer un cri strident. Il était hélas trop tard pour faire quoi que ce soit.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top