3- Un air de tempête !
« Eh bien ma p'tite dame, vous voilà arrivée à destination. »
Silencieuse à l'arrière du véhicule noir, l'inconnue fixait d'un œil confus le paysage urbain qui s'offrait à elle. Elle ne savait que penser de tout cela. Les diverses enseignes colorées qu'arboraient la plupart des boutiques du port principal lui étaient toutes inconnues. Était-ce réellement le même endroit ? Ce dernier paraissait pourtant si différent des souvenirs qu'elle avait conservés lors de sa dernière visite...
« Êtes-vous sûr que nous sommes bien dans la ville de Gyeongju ? »
- Évidemment ma jolie ! Je suis peut-être âgé pour ce métier, mais je sais encore où se trouve l'ancienne capitale du royaume de Silla ! rigola le chauffeur d'un rire franc. Pourrais-je vous poser une petite question, si cela ne vous paraît pas trop indiscret ? »
La passagère l'incita poliment à poursuivre d'un sourire forcé.
« Je me demandais... Quelles sont les raisons pour qu'une personne comme vous décide de prendre un taxi de Busan pour venir jusqu'ici ? C'est vrai, vous êtes pourtant si jeune ! Serait-ce pour voir de la famille par hasard ? »
À ces mots, le visage de la brunette sembla s'assombrir un instant. Toujours aussi concentrée sur la vue extérieure, elle acquiesça timidement avant d'ajouter d'une petite voix :
« Oui... En quelque sorte. »
Un silence pesant s'était alors emparé des lieux. Les deux personnes se regardaient mutuellement, se jugeant presque du regard.
« Je vois, répondit-il, voulant combler le vide qu'avait créé la précédente réponse. Sur ce, faites attention sur le chemin du retour. En revoir et bon après-midi . »
Après avoir payé pour sa course, la jeune fille salua l'homme au volant d'un signe de tête, puis sortit du taxi ses bagages en main. Sur le trottoir, un peu dépaysée devant ce soudain changement de vie, elle observait la berline sombre s'éloigner au loin, une lueur triste brillant dans son regard. Puisqu'il en était ainsi, songea-t-elle, sans vraiment grande conviction. Elle sortit de sa besace marron une lettre déjà bien froissée. Sur celle-ci se trouvait une adresse, accompagnée d'un bref message. L'avaient-ils attendue depuis longtemps ? À cette pensée, ses doigts se crispèrent sur le bout de papier déjà bien abimé. La réponse lui semblait si évidente.
Perdue dans ses profondes réflexions, elle ne remarqua pas immédiatement les premières gouttes d'eau s'écraser tout autour d'elle sur le bitume usé. Quand la pluie, de plus en plus abondante, vint tâcher le petit billet qu'elle tenait entre ses fines mains, ses prunelles se portèrent en direction du ciel sombre. Il n'était pourtant que seize heures et le temps semblait se gâter. L'orage arrivait-il plus tôt que prévu ? L'inconnue soupira. Pourquoi donc se soucier de la météo ? Ce n'était pas le pourquoi de sa visite. Rangeant par conséquent ses affaires dans son sac, elle inspira un bon coup avant d'entamer son chemin. Beaucoup de choses devaient être faites pendant son séjour. Heureusement que le temps n'était plus ce qui lui manquait à présent.
***
Affalé sur sa table au fond de la classe, Jung Su fixait paisiblement la pluie ruisseler sur la vitre. Bercé par le rythme apaisant de l'averse martelant la fenêtre, il ne prêtait plus attention aux dires de ses professeurs. Cela l'ennuyait. Le spectacle qui se jouait à l'extérieur du bâtiment était bien plus intéressant que le défilé monotone et répétitif des adultes qui se présentaient à lui. Mathématiques, anglais, littérature coréenne... Tous vendaient leurs matières, débitant leurs discours habituels et tentant d'amadouer les rares lycéens attentifs de promesses plus ou moins alléchantes. Un comportement qu'il condamnait et qualifiait sévèrement de navrant pour certains cas.
Pourtant, Kim n'était pas considéré comme un mauvais garçon. Au contraire, même. Plutôt bien classé, il s'agissait simplement d'un adolescent empli de désir d'évasion. Il faisait partie de ces élèves invisibles en cours, ou du moins qui se le croyaient. Calme et discret, il ne parlait pas beaucoup et préférait se faire oublier des professeurs. C'était un garçon comme cela. Un garçon qui écoutait plus ces flots intarissables de paroles par respect que par réel intérêt.
Alors qu'il enfouissait sa tête dans le creux de ses bras, ses iris perçants se posèrent sur l'horloge centrale, fièrement suspendue en haut du tableau noir. L'aiguille des secondes avançait lentement mais sûrement.
« Plus que dix minutes » souffla-t-il, impatient que la fin des cours ne sonne.
Au-dehors, l'ondée s'intensifiait de plus en plus, se transformant peu à peu en un déluge inattendu. Sa pensée dériva alors vers son grand-père. Vu l'heure qu'il était, ce dernier devait déjà être rentré de la pêche. Il n'avait pas de quoi s'inquiéter.
Son attention se reporta donc sur Madame Kang. Tandis que la professeur principale terminait d'encourager ses élèves, énonçant d'une ferveur remarquable les mots d'ordre de cette année, un bruit sourd se fit entendre. Le tonnerre venait d'éclater, annihilant tous les murmures qui se propageaient dans la classe plutôt distraite.
Jung Su, lui, décomptait les secondes dans sa tête.
Trois, deux, un...
La sonnerie salvatrice retentit enfin, à sa plus grande joie, brisant le calme que l'éclair avait su imposer. Avec précipitation, tous les lycéens rangèrent leurs matériels, fourrant leurs divers stylos dans leurs trousses colorées. Près de l'entrée, coupée de court dans son monologue, l'enseignante saluait les élèves pressés, un sourire amusé dessiné sur ses lèvres.
« Ah, la jeunesse... » lâcha-t-elle, un semblant nostalgique.
Le grand brun se leva à son tour, repoussa sa chaise, puis partit en direction de la sortie. À l'encadrement de la porte, Ye Ri l'attendait patiemment. La mine déconfite qu'elle tirait traduisait bien sa déception en ce premier jour. Elle n'avait pas encore totalement digéré le fait d'avoir été séparée de ses deux meilleurs amis.
« Où est passé l'autre ? questionna-t-elle, étonnée de ne pas voir le deuxième garçon aux côtés du plus âgé.
- Nam Kyu ? Il est déjà parti. Vu que les cours du soir ne commencent que la semaine prochaine, il en a profité pour aller chercher son petit frère. »
D'un pas rapide, ils quittèrent alors l'établissement, leurs parapluies en main. Le vent soufflait fort et l'eau fouettait leurs visages. À la cour des vélos, Jung Su empoigna la sacoche de la petite blonde, avant de la coincer dans le petit panier, situé à l'avant du véhicule.
« Je présume que je te dépose chez toi ? demanda le lycéen, tout en chevauchant sa bicyclette.
- Pas cette fois-ci. Ce serait possible de le faire devant la boutique de ma mère plutôt ? J'ai promis de l'aider à confectionner certains bouquets ce soir. »
Les deux jeunes se dirigèrent ainsi en direction du port. Les nuages menaçants n'annonçaient rien de bon. Sur les quais, les rares marchands encore ouverts s'empressaient de replier les bâches, fermer les volets et protéger leurs marchandises. D'autres, dans des cas plus extrêmes, avaient même accroché quelques gri-gris à leurs fenêtres, éloignant de cette manière les mauvais esprits. Cette fin de journée était éclairée par un ciel de mauvaise augure. Une atmosphère oppressante se faisait ressentir à travers toute la petite ville.
Quand Ye Ri fut arrivée à destination, Jung Su poursuivit son chemin, observant la mer déchaînée. Le bout du ponton à l'horizon devenait imperceptible, submergé par les vagues, avalé par l'écume blanchâtre qui flottait à la surface de l'eau agitée.
Certains pêcheurs courageux étaient tout de même restés près des bittes d'amarrages, essayant de démêler tant bien que mal les filets utilisés la veille. Leurs visages tannés, abîmés par les semaines passées en mer, grimaçaient devant la complexité de leur tâche. L'un des hommes de ce petit groupe, vêtu à l'instar de ses semblables d'un pantalon de toile ciré et d'une paire de houseaux verts, confiait à voix basse :
« C'est étrange, d'habitude aucun bateau ne manque à l'appel. »
L'air grave, les collègues se lançaient des regards lourds de sens. Était-ce de la peine que pouvait lire Jung Su sur leurs mines renfermées ? L'adolescent, qui avait intercepté ces bribes de conversations, se mura dans un silence significatif. Un étrange sentiment s'était emparé de lui. Il n'aimait pas cela.
Accélérant la cadence, il pédala de plus belle. L'averse ne semblait pas vouloir l'épargner durant ce périple, malgré le parapluie qu'il tenait fermement au-dessus de sa tête. Elle s'abattait violemment sur lui, trempant ses nouveaux vêtements. Quel temps pourri, grommela-t-il, dépité. Cela avait même rendu la chaussée glissante. À plusieurs reprises, il avait dû esquiver de justesse certains obstacles dressés sur sa route. Cependant, son manque d'attention finit par le rattraper à ses dépens. À un croisement entre plusieurs allées, une personne surgit de nulle part, déboulant sur son passage et l'obligeant à braquer d'un coup sec son guidon. Dans un crissement de pneus stridents, Jung Su avait réussi à stopper le vélo in extremis. L'inconnue en face de lui le dévisageait encore sous le choc. Ses bras étaient venus cacher son visage, voulant se protéger de la collision.
« Est-ce que ça va ? » s'assura le lycéen.
Pour seule réponse, la brunette hocha la tête de haut en bas. Tout allait bien. Hormis le fait qu'elle avait eu affreusement peur, cette dernière n'avait rien eu. Se baissant sur ses genoux, elle commença à ramasser ses affaires tombées de sa besace. Alors que la jeune fille se réprimandait intérieurement pour avoir lâché négligemment son sac à main, se préoccupant du bazar qu'elle avait créé, le garçon lui tendit un bout de papier. Lorsqu'elle comprit de quoi il s'agissait, ses yeux s'écarquillèrent de surprise.
« Mince, ma lettre ! » s'exclama-t-elle.
Remerciant l'individu face à elle, elle s'empressa de récupérer son bien. Le sol mouillé n'avait pas eu le temps d'abimer le message ou bien l'adresse qui s'y trouvait. Le problème était donc réglé, se rassura-t-elle. Ils avaient échappé de peu à un bel accident, mais tout était finalement rentré dans l'ordre. Sans plus s'en préoccuper, Jung Su reprit alors son chemin, fonçant de toute vitesse au travers des ruelles du quartier. Aucune leçon n'avait hélas été tirée de cet incident.
Après une dizaine de minutes, il aperçut enfin les tuiles ocre du toit de sa maison, cachées derrière le feuillage naissant des bosquets. Il était finalement arrivé. Poussant le petit portillon de l'entrée, il se rua à l'intérieur du jardin, abandonnant vulgairement sa bicyclette à l'ombre d'un grand chêne. Il devait faire vite. Quelque chose n'allait pas. Il en avait le mauvais pressentiment.
L'air hagard, il courait sur le sentier de gravillons, ignorant la pluie qui s'écrasait contre lui. À la vue de Yi Jae Hwa, assise sur les marches du perron, il s'arrêta net. Le souffle court, il s'avança d'un pas lent vers la femme âgée. Que faisait-elle là seule ? Pourquoi n'était-elle pas, comme à son habitude, derrière la fenêtre de la cuisine ? L'attendait-elle déjà depuis longtemps ? Toutes ces questions sans réponse embrouillaient le lycéen. Quand la grand-mère remarqua la présence de son petit-fils, un soupir de soulagement se fit entendre.
« Tu es rentré... »
Faible sur ses jambes, elle se redressa avec difficulté puis s'approcha du grand brun. Ses yeux étaient rouges et gonflés.
Avait-elle pleuré ?
Elle vint caresser d'un geste maternel le visage étonné du garçon, avant de le serrer finalement dans ses bras. Des sanglots lui étaient montés à la gorge et elle ne cessait de répéter de sa voix fragile :
« Tu es rentré, Jung Su. Tu es rentré. »
Plus que surpris par ce drôle de comportement, il ne savait que dire. La vieille femme avait resserré son étreinte, s'accrochant même au pan de la veste de ce dernier. Elle le tenait fermement de ses mains tremblantes, refusant de le lâcher, comme si ce dernier pouvait se volatiliser en l'espace de quelques secondes.
Mais que se passait-il ? Pourquoi était-elle dans cet état ?
Soudainement inquiet, il posa la question qui le tourmentait depuis déjà un moment :
« Halmeoni (~grand-mère) ... Où est passé papi ? »
Face au long silence de sa grand-mère, Jung Su sentit son cœur accélérer sous le poids de l'angoisse. Cela ne pouvait être possible. Repoussant doucement Jae Hwa, il la fixait d'un air suppliant.
« Mamie, parle s'il te plaît. Où est grand-père ? Pourquoi es-tu toute seule dehors ? Pourquoi n'est-il pas avec toi ? Réponds-moi, bon sang ! »
Le jeune homme s'emportait devant l'entêtement de la vieille femme. Il avait du mal à garder son calme. Cette dernière leva son regard humide en direction du garçon. Une larme perla le long de sa joue, paralysant le lycéen de stupeur.
Cela ne pouvait être possible ! Kim Jung Su força le passage, s'introduisant dans la maison silencieuse. Toutes les lumières étaient éteintes. Aucun bruit n'était audible. Dans sa course folle, il parcourut de long en large les différentes pièces de la demeure. Cuisine, salon, chambres... Il cherchait frénétiquement, faisant claquer dans un accès de rage et de déception les portes derrière lui. Il était en colère. En colère contre sa grand-mère qui se refusait de parler, en colère contre lui-même qui ne voulait accepter la vérité.
Le visage abattu, il retourna auprès de Jae Hwa. Elle le regardait d'un air désolé, impuissante face à la situation. Tête baissée, ses cheveux noirs plaqués sur son front par la pluie, il reformula une dernière fois sa demande désespérée. Sa vue se brouillait devant l'attente de la réponse fatidique.
« Je ne sais pas, souffla-t-elle avec difficulté. Il n'est pas rentré aujourd'hui. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top