Chapitre 11
Rue Voltaire
J'ai deux loisirs principaux : l'observation des moineaux et celle des humains. Contrairement à ce que l'on croit, les seconds sont loin d'être plus civilisés que les premiers. On observe chez les moineaux un esprit d'équipe et de cohésion formidable, ainsi qu'une créativité admirable. Comme ce moineau qui démonta les ressorts d'une vieille horloge pour s'en bâtir un nid. Les humains aussi inventent parfois des abris de fortune à l'aide de matériaux improbables : le plus souvent des cartons. Et ils m'utilisent en guise de matelas, ce que je ne comprends pas. J'ai beaucoup de qualités, mais le confort ne fait certainement pas partie de mes points forts.
J'essaye toujours de comprendre ce que j'observe, alors j'ai développé une théorie que j'ai nommée la théorie des chaussures trouées.
Les humains qui ont de belles chaussures rentrent dormir dans une maison ou un appartement. Ceux qui ont des chaussures trouées passent la nuit auprès de moi. La question est de savoir : pourquoi ne remplacent-ils pas leurs chaussures pour avoir un toit au-dessus de leur tête ? C'est un problème sur lequel je bute encore. Je suppose que ça a un rapport avec les catégories dans lesquelles les humains s'enferment les uns les autres. Tout le monde n'est pas sur un pied d'égalité, c'est le cas de le dire. D'ailleurs, celui qui a baptisé la rue adjacente devait être un bel utopiste.
On observe chez les humains toute une variété de couleurs allant de la plus pâle des blancheurs au plus noir des ébènes. Pour une raison qui m'échappe, il n'est pas bon d'avoir l'écorce sombre chez les humains. Ce clivage perdure depuis des siècles, entretenu par d'éminents personnages comme celui dont je porte le nom. Non, je n'ai pas connu Voltaire en personne, mais il y a un prof de philo qui m'emprunte tous les jours pour se rendre au lycée rue Bonnefoi. Il lui arrive d'improviser un cours en plein air lorsqu'il croise une connaissance, ce qui est très instructif pour moi. C'est ainsi que j'ai appris que le siècle des Lumières dont on vante tant les mérites n'a pas illuminé les esprits dans tous les domaines. Selon Voltaire, les hommes blancs étaient aussi différents des noirs qu'un poirier l'est d'un abricotier. Ce qu'il n'a pas compris, c'est qu'aucun arbre ne s'est jamais senti supérieur à un autre, pas plus qu'une hirondelle ne snoberait un moineau parce qu'ils n'ont pas le même plumage. J'ajouterais que nous sommes, nous trottoirs, très différents les uns des autres. Enrobés de macadam ou bosselés de pierres naturelles, lisses, en relief, en mosaïque, en granit rouge, d'un gris fané ou couleur goudron. Et pourtant vous nous appelez tous trottoirs et vous nous traitez de la même façon – pas toujours très bien d'ailleurs.
Même si les temps ont bien changé depuis Voltaire, il règne toujours un climat de malaise lorsqu'une personne à l'écorce pâle croise une personne à l'écorce sombre, de surcroît lorsqu'il n'y a personne autour d'eux. J'en avais encore la preuve sous les yeux.
Cela faisait dix minutes qu'un touriste m'arpentait de long en large, valise à la main, regard désemparé, à la recherche d'une bonne âme pour lui indiquer son chemin. Il n'était pourtant pas seul. Un groupe de jeunes avait pris racine sur les marches de la bibliothèque. Mais ils ne semblaient pas constituer de « bonnes âmes » aux yeux du touriste égaré.
Ou peut-être était-ce leur couleur d'érable cuivré qui posait problème.
Vous êtes difficiles à comprendre. Si vous arborez une dorure éphémère due aux ardeurs du soleil, cela ne pose aucun problème et est même fortement apprécié. Mais si votre pigmentation est aussi irréversible que le merle est noir ou que le moineau est brun, l'impact est totalement différent. Il m'a fallu de nombreuses années d'observation pour parvenir à cette conclusion, car au premier coup d'œil, il n'est pas facile de deviner pourquoi telle personne bronzée suscite l'admiration tandis que telle autre, tout aussi hâlée, provoque l'aversion.
J'ai fini par assimiler que la couleur originelle de votre peau détermine grandement la probabilité qu'on vous adresse la parole d'un ton chaleureux ou hostile. Les tonalités chaudes suscitent la méfiance et la désapprobation, tout comme j'appréhende la chute des marrons quand vient l'automne – on ne sait jamais quand ni où ils vont tomber, ce qui est particulièrement stressant. Eh bien, beaucoup d'humains envisagent les gens de couleur sombre exactement de la même façon : ils les surveillent d'un œil inquiet comme si c'était des marrons qui à tout moment pouvaient les attaquer.
C'était le cas de ce touriste qui préférait continuer à tourner en rond plutôt que d'adresser la parole à des hommes d'une autre couleur que lui. J'avais envie de le secouer et de lui faire remarquer qu'il ne courait aucun danger – ou tout du moins qu'il avait autant de chance de se faire agresser que de recevoir un marron sur la tête.
Heureusement tout comme certains moineaux européens s'unissent à des moineaux venus de contrées lointaines, certains humains se foutent éperdument de ce genre de détail. Je suis plus heureux que jamais quand je vois toutes ces couleurs de peau se mélanger. C'est beaucoup plus joli à regarder. Des chevilles de cygne, des mollets chocolat, des paumes pêche, des bras qui évoquent la somptuosité du crépuscule. C'est un tel plaisir pour les yeux toutes ces nuances de rose, de noir et de brun réunies, comme quand les gamins renversent leur glace, formant des trainées arc-en-ciel.
Le touriste a poursuivi son errance – me quittant, puis me retrouvant et ainsi de suite – jusqu'à ce qu'apparaisse une jeune fille aussi blanche qu'un bouleau. Aussitôt il a retrouvé sa langue et s'est approché d'elle. Elle a esquissé un pas en arrière, comme si c'était un marron mal intentionné.
– Vous savez où se trouve la rue Bonnefoi ? Mon portable est déchargé. Je n'ai aucun point de repères.
Evidemment si j'avais pu parler, j'aurais crié : « Deuxième à gauche, puis troisième à droite. » Entre trottoirs, on se connait. La réputation du trottoir de la rue Bonnefoi a déjà fait tout le tour de la ville. C'est l'un des trottoirs les plus honorables. Il mériterait d'être couvert d'étoiles scintillantes. Enfin, celui qui se situe côté nord ; l'autre est, paraît-il, un grincheux caractériel.
– Désolé, je n'habite pas ici. Je ne connais pas le nom des rues.
Tout comme je sais distinguer le chant des oiseaux, j'ai reconnu la voix de cette fille dont les pas hantaient encore ma mémoire.
C'était une semaine plus tôt. La lune était sortie depuis deux bonnes heures déjà. Le couple de tourterelles qui loge dans le réverbère défaillant avait cessé de chanter. Les chauves-souris traversaient la rue à tire-d'aile tandis que les insectes slalomaient pour leur échapper. Je commençais à m'assoupir sous le sourire orangé des réverbères lorsqu'une jeune fille a fait irruption. Ses cheveux formaient une touffe hirsute dans son dos. Elle marchait de façon précipitée comme si elle fuyait quelque chose. On aurait dit un petit papillon pourchassé par une chauve-souris. Derrière elle, d'autres pas résonnaient.
Quelqu'un a traversé la chaussée et a stoppé le bruit de ses pas, comme si le papillon avait été attrapé au vol. Je n'y voyais pas grand-chose, car ils se trouvaient sous le réverbère où niche le couple de tourterelles. Cela fait trois mois qu'il est cassé, depuis que des lycéens ont eu la brillante idée d'organiser un jeter de cailloux.
– Ce n'est pas la peine d'en faire tout un plat, a déclaré une voix masculine.
– Tu n'aurais pas dû, a rétorqué la fille-papillon.
– Tu avais l'air d'accord.
– J'avais l'air d'accord ? a-t-elle répété comme si elle-même commençait à en douter.
– Écoute, tu as accepté de venir dormir chez moi. Qu'est-ce que tu croyais qu'on allait faire ? Une partie de scrabble ?
C'est là que j'ai senti une goutte de pluie ruisseler sur ma joue. C'était étrange, car il n'y en avait qu'une seule. Le papillon n'émettait plus le moindre bruit, comme s'il était pris au piège.
– D'accord, tu as raison, j'aurais dû m'y attendre, a-t-elle fini par bredouiller.
– Allez, viens, ne restons pas ici.
Et ils sont repartis dans la direction qu'elle avait semblé fuir quelques minutes plus tôt. Dans un éclair furtif, j'ai aperçu le bras du garçon glissé autour de la hanche de la jeune fille, comme s'il la soutenait ou comme s'il la guidait tel un marionnettiste.
La chorégraphie amoureuse des humains ne cesse de me déconcerter. Des corps entrelacés, j'en vois passer tous les jours. Des couples unis, amoureux, inséparables comme deux colombes. Mais les mains finissent toujours par se lâcher, par gigoter, par s'accuser. C'est une valse de mots doux et de baisers, entrecoupée par des face-à-face terrifiants où l'ombre de l'un semble piétiner l'ombre de l'autre. Je n'ai jamais vu des comportements aussi incohérents chez les moineaux. Bien sûr, il leur arrive de se battre violemment pour charmer une femelle, mais lorsque deux moineaux décident de bâtir leur nid, ils s'entraident jusqu'à la fin de leur vie. Leur ballet amoureux est bien plus simple à suivre que le vôtre.
Au petit matin, lorsque le soleil a baillé d'un murmure rose-orangé, j'ai aperçu, sous le réverbère où roucoulaient les tourterelles, une petite tâche sombre. Ce n'était pas une goutte de pluie. C'était une tâche de sang.
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