Chapitre 7

Monsieur Cardot nous fait son cours sur l'entre-deux-guerres. Je me demande s'il intéresse Théo. Louise en a tout l'air en tout cas : je la vois, sa petite main sur le menton, écouter attentivement les explications du professeur. Je n'ai en revanche pas besoin de regarder Hugo pour savoir qu'il préfère parler avec son voisin. Il n'est jamais concentré en cours. Moi non plus il faut dire ; mon regard se retourne très vite vers la fenêtre.

Pensive, je me remémore nos moments à quatre le midi. Depuis la dernière fois, Théo m'a réinvitée à plusieurs reprises à leur table. En ce milieu de mois de décembre, c'est même devenu une habitude, si bien que je m'y rends de moi-même. Il m'arrive régulièrement de demander si ma présence n'est pas de trop, mais ils m'ont toujours assuré que non. C'est peut-être en réalité un mensonge...

Diverses discussions viennent accompagner nos pâtes ou notre purée. Elles tournent toujours autour des cours du collège, ou encore de nos loisirs. Surtout des leurs, car des quatre, je suis évidemment celle qui parle le moins. Ce n'est pas comme si j'avais des choses passionnantes à partager. Je préfère écouter les anecdotes de Théo sur les bêtises de son chien, ou les secrets de la dernière recette qu'Hugo a cuisinée.

Tour à tour, ils leur arrivent de me demander mon avis, mes goûts. Quelle honte j'ai eu d'annoncer ne pas écouter souvent de musique ! Ils ont tous un style préféré, qu'ils gardent comme une partie de leur identité. A côté, la mienne est vide de sens.

Pourtant, ils continuent de me parler. C'est à se demander s'ils ne sont pas aussi étranges que moi. J'aimerais le leur faire remarquer, mais au fond je crois que je n'ai pas envie de renoncer à ces moments avec eux. Même si je dois pour cela sacrifier le calme agréable de mes repas seule.

Une fois le dessert terminé, je m'arrange systématiquement pour quitter le trio et passer le reste de la pause méridienne seule. A force de me voir partir, ni Théo ni aucun autre ne me propose plus de les rejoindre. Je ressens parfois une étrange sensation qui me supplie de rester discuter avec eux, mais je ne préfère pas. Je suis faite pour être seule. Cela peut en déconcerter certains, pourtant c'est ainsi.

Mais alors, pourquoi ai-je tant envie de rester avec Théo, Louise et Hugo ?

Je me rends enfin compte à quel point je suis perdue dans mes pensées. Pour me changer les idées, je me concentre sur la cour de récréation à travers ma fenêtre. Là, deux hommes se font face. L'un est blond aux yeux bleus, l'autre a les cheveux corbeaux et les iris tout aussi sombres. Son visage se montre plus fermé que le premier, qui quant à lui paraît assez sympathique, malgré sa position de combat. Car oui, leurs poings fermés nettement mis en évidence annoncent qu'ils veulent se battre.

Le combat commence ! L'un se jette sur son adversaire. L'autre riposte et frappe de toutes ses forces. Ils sont vraiment tous deux pourvus d'une force colossale, à tel point qu'ils déracinent les quelques arbres de la cour au simple souffle de leur coup.

C'est alors que le blond attaque son adversaire d'un violent coup de pied. Ce dernier se défend. Il protège son visage et riposte jusqu'à faire chuter le premier. Mais il se relève et tous les deux recommencent leurs enchaînements de coup. Murasaki les regarde du haut de son préau. A ton avis, lequel des deux va remporter la victoire, ma petite Murasaki ?

Malgré le combat prenant, mon attention retourne à mes pensées. Aux fou-rires que nous avons tous les quatre à la cantine, au sourire de Théo, d'Hugo... De Louise aussi. Nos discussions semblent on-ne-peut-plus naturelles, pourtant je sais que je ne suis pas à ma place avec eux. Je ne comprends pas ce qui m'arrive. J'apprécie être avec Théo et les autres, comme si je les considérais comme des amis... Impossible ! Moi qui n'ai jamais été capable d'aimer et d'être aimée. Et je n'en serai jamais capable, simplement car je ne suis pas faite pour cela.

Dans la cour, les deux hommes continuent de se battre. Dans leur regard se lit toute la détermination du monde, sauf que leur corps trahit leur fatigue. Le blond est blessé au visage, tandis que l'autre se tient le bras droit de douleur. Après avoir replacé une mèche noire qui l'empêchait de voir devant lui, il continue malgré tout d'attaquer son adversaire. Je le vois qui s'élance pour le blesser. Le blond reçoit un violent coup dans les côtes, mais reste toujours debout. Il n'arrive cependant pas à riposter : serait-ce la fin pour lui ?

Un instant, je me retourne pour suivre un peu le cours d'Histoire. C'est que l'évaluation de la dernière fois m'est encore en tête. Pour éviter de me retrouver de nouveau dans cette situation, je préfère suivre davantage le cours. Ma concentration dérive cependant rapidement sur mes pensées... Peut-être que je me suis trompée. Et si j'avais le droit d'aimer ? Je pourrais au moins essayer, je n'ai rien à perdre. Je devrais cesser de me poser tant de questions. Puisque j'apprécie manger en leur compagnie, je ne devrais pas m'en priver. De toute façon, tout rentrera dans l'ordre lorsqu'ils me trouveront enfin ennuyante, et décideront de ne plus me parler.

Le cours est bientôt terminé. Je jette un dernier coup d'œil à ma fenêtre. Les deux hommes ne se battent plus. Le blond a un genou à terre, ses vêtements et son visage tachés de sang. Je ne vois pas le deuxième... C'est en tournant légèrement ma tête sur ma droite que je l'aperçois enfin : à terre, juste à côté d'un banc, inconscient, vaincu. C'est le blond qui a gagné ! Je jette un coup d'œil à Murasaki, qui ne semble pas se soucier du combat. Dis-moi, pour qui avais-tu parié ?

La sonnerie annonce la fin du cours. Je quitte ma place et ma fenêtre, avec toujours moins de rapidité que les autres. Avant que les premiers élèves n'aient franchi le seuil de la porte, Monsieur Cardot nous souhaite à tous de bonnes vacances et de bonnes fêtes de fin d'année. C'est vrai : j'avais oublié que ce cours d'Histoire était le dernier avant Noël. Deux semaines sans voir ma fenêtre. Ni Théo et les autres d'ailleurs... Je me demande ce qui va me manquer le plus. 

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