Chapitre 41 ⋅ Pour d'autres lendemains

Lorsque Fusae émergea le matin suivant, le jour était déjà levé depuis un certain temps. De timides rayons de soleil se faufilaient entre les interstices du rideau et déposaient leurs lueurs dorées sur l'oreiller, fleurs de lumière sur la tiédeur des draps. Elle inspira lourdement, l'esprit encore en apesanteur. Des effluves de cannelle et de miel lui chatouillaient les poumons dans une série de picotements à travers sa poitrine, si résolument familières, si enivrantes pour son cœur bien entiché. Un sourire frémit au coin de ses lèvres, et roulant sur le côté pour enfouir son visage dans l'oreiller, elle respira à fond l'odeur de Tooru. Son cœur voleta de plaisir. Il était déjà levé depuis longtemps mais une part de lui restait auprès d'elle.

De longues secondes s'écoulèrent dans le brouillard du réveil. À l'exception de quelques bruits distants, un mélange de sifflements de bouilloire et de murmures incompréhensibles en provenance de l'extérieur, le calme régnait en maître autour d'elle. Un soupir d'aise franchit la barrière de ses lèvres. Ça avait un côté reposant, ce silence partiel aux échos de dimanche en famille. Elle aurait pu passer des heures dans cette atmosphère cotonneuse, à somnoler dans le demi-jour et la volupté qui en découlait, seule face aux songes de son cerveau vaguement éveillé. Or quelque chose – ou plutôt quelqu'un – retarda considérablement ses plans. Une série de pas éthérés retentit au loin, rythmée par des rires discrets qui montaient en crescendo au fil des secondes, et enfin la porte s'ouvrit à la volée à faire bondir son cœur hors de sa poitrine.

— Taïaut ! s'exclama le petit Haru en bondissant sur le lit de tout son poids, pour s'en servir comme trampoline dans la seconde, et les cris suivirent. Fusae, Fusae ! Maman a dit de venir te réveiller, elle veut manger le petit-déjeuner en famille !

— Haru ! J'ai dit « calmement » ! le réprimanda aussitôt sa mère depuis la cuisine, sans réel succès.

— Mais je suis calme ! En plus, c'est des pancakes, comme aux États-Unis !

L'adolescente retint un grognement plaintif, qui disparut dans l'ouate de son oreiller quand elle s'enfonça sous sa couette pour étouffer les cris autour d'elle. Ça ne marcha que moyennement, à son plus grand dam. Quelques secondes encore, le matelas s'affaissa au rythme des sautillements du garçonnet, jusqu'à ce qu'il ne s'affale sur elle pour encercler entre ses bras potelés la masse de couvertures que constituait Fusae.

— Grande sœur, zézaya-t-il au-dessus d'elle, d'une voix moins criarde, plus posée. C'est un secret mais... tu sais que c'est Tooru qui les a fait avec maman, les pancakes ?

À l'abri de la couette, les paupières de la jeune fille s'ouvrirent en grand sous la surprise, puis elle fronça les sourcils. Son voisin savait cuisiner ? Des recettes américaines qui plus est ? Ils n'en avaient jamais trop parlé, à chaque fois autour d'une table de restaurant quand ils venaient à mentionner un plat ou autre, mais ça avait le don de la prendre de court, elle qui s'était imaginé un Tooru trop focalisé sur le volley-ball pour se souvenir de manger. C'était pour le moins inattendu. Si elle avait été là, Yuna lui aurait sans doute même intimé – avec sa discrétion légendaire – de l'épouser sur-le-champ. Ça eut le mérite de lui arracher un sourire discret, avant que le principal concerné ne débarque dans la conversation.

— Ah la la, c'est donc de famille de ne pas savoir tenir sa langue ? chantonna la voix du volleyeur qu'elle devinait à quelques pas d'eux, et le matelas tressauta lorsque son frère se redressa.

— Oh, Tooru ? J'te promets que j'ai rien dit ! s'empressa de couiner Haru à ses côtés, une pointe de panique innocente dans les mots.

— Pour de vrai ? Je peux demander à Sae-chan, du coup ?

— C'est vrai, il a rien dit, confirma Fusae d'une voix endormie depuis le fin fond de ses couvertures.

Seul le rire de son voisin leur répondit, discret dans le silence du matin, et vite suivi de ses pas nonchalants sur le parquet de la chambre. Il finit par s'arrêter au bord du matelas, à une épaisseur de tissu à peine de la demoiselle, qui sentit ses sens s'affoler d'emblée de le savoir si proche – peu importe combien ils l'avaient été la veille. Elle tendit l'oreille, à l'affût de ce qu'il allait bien pouvoir répondre. Et pourtant aucun mot ou taquinerie ne secoua l'air de la pièce, pas plus que ses menaces à deux balles, car il se laissa plutôt tomber sur le lit dans un éclat de rire, faisant glisser la couverture de son visage au passage.

— Vous êtes deux odieux petits menteurs ! commenta-t-il en les assaillant tous deux de coups d'oreillers et de chatouilles aussi furtives que redoutablement efficaces.

— Hé c'est de la triche, ça ! protesta le plus jeune des trois en gloussant nerveusement, tandis que Fusae roulait sur le côté pour lui échapper.

— Non non non, c'est tout ce que vous méritez ~

Le rire de Haru redoubla. De son côté, coincée entre les deux garçons, l'unique fille tentait tant bien que mal d'esquiver à la fois la main de Tooru sur sa taille et les gestes nerveux du benjamin hilare à côté d'elle. Dans un grognement endormi, elle finit par enfouir son visage au creux de cet espace étroit et chaud, pile entre le matelas et le torse de son désormais... hum, petit-ami, afin de s'y soustraire.

— Ah, Sae-chan le koala est de retour ? la taquina-t-il, non sans enrouler un bras autour de sa taille malgré tout.

— De quoi tu parles ? marmonna-t-elle dans le tissu de son t-shirt toujours un poil trop serré pour ses pectoraux – et ça n'était pas elle qui s'en plaindrait.

Il ne répondit pas tout de suite. De sa main libre, le volleyeur rattrapa et renvoya le coussin que lui lançait un Haru extatique – un geste qui se répéta trois fois au moins – avant de se pencher furtivement. Et, les lèvres sur son oreille à tel point qu'elle s'empourpra de bon matin, c'est à mi-voix qu'il lui répondit :

— T'as passé toute la nuit accrochée à moi, comme un koala sur son eucalyptus ~

— Q-quoi ? tressaillit-elle en se redressant pour les considérer, lui et son sourire narquois.

— Tu veux vraiment que je répète ça à haute voix, chère petite voisine ?

Il appuya sa suggestion d'un discret mouvement des yeux en direction de demi-frère, qui se roulait toujours dans les draps derrière elle en riant aux éclats sous un nouvel assaut d'oreiller. L'adolescente suivit son regard un instant, hébétée tant par le réveil brutal que par leur proximité, avant de secouer nerveusement la tête en réponse. Le sourire de Tooru s'élargit devant cette réaction, la pupille perdue sur ces rougeurs qui lui assaillaient de nouveau le visage, puis il rattrapa habilement le coussin que lui jetait Haru, sans pour autant le lui renvoyer. Cela mit fin à cette courte mais intense bataille de polochons.

— On va aller manger ? proposa-t-il de cette voix mielleuse qui le caractérisait. C'est pas tout mais... Saori et Masaru-san nous attendent, quand même ~

— Ah oui, se souvint le petit garçon en se redressant subitement sur le lit, les pancakes !

Il bondit une, deux, trois fois sur le matelas avant de sauter hors du lit pour déguerpir hors de la chambre au pas de course, petite étoile filante en pyjama à motif dinosaure. Le silence retomba sur la chambre, tandis que les échos de sa voix fluette rebondissaient sur les murs du couloir. De fatigue, Fusae laissa sa tête retomber sur le traversin, ce qui provoqua le rire de son voisin à côté.

— Allez Sae-chan, c'est l'heure de se lever, la taquina-t-il dans une pichenette sur la joue, et elle grogna.

— Pas envie... protesta-t-elle à mi-voix, avant de se blottir à nouveau dans la chaleur de ses bras.

Tooru ne la repoussa pas ; au contraire, son bras s'enroula avec un naturel étourdissant autour de sa taille, tant pour lui rendre son étreinte que pour la maintenir près de lui, tandis qu'il gloussait de plus belle. Le cœur de Fusae pétilla de joie. Ce rire avait quelque chose de grisant pour ses tympans pas tout à fait éveillés. Alors ses doigts se faufilèrent d'eux-mêmes dans le dos musclé du volleyeur pour se cramponner à son t-shirt.

— Ohh, murmura-t-il, agréablement surpris. T'es vachement câline le matin, dis. Rappelle-moi de dormir plus souvent avec toi ~

— Pour ça, faut que tu sois encore vivant à la fin du week-end...

— Exact ! C'est d'ailleurs pour cette raison qu'on va s'arrêter là avant que ça dérape, et qu'on va aller manger avec ta famille, d'accord Sae-chan ?

— Hum, grommela-t-elle pour toute réponse, et il lui pinça tendrement la taille.

— Ou tu préfères que je te porte jusqu'à la salle à manger ?

Comme elle l'avait fait quelques instants plus tôt, Fusae écarquilla les yeux à cette suggestion plus qu'embarrassante, cette fois pleinement réveillée. Tooru n'était pas sérieux, si ? Et son cœur de bêtement s'emballer, tandis que poignait sur ses joues le rose délicat de tout ce qu'il lui faisait ressentir. Son voisin le remarqua bien sûr, s'en amusa même, un sourire beaucoup trop suffisant sur les lèvres :

— En plus, j'ai une excuse déjà toute faite : je pourrai dire que tu ne peux plus marcher parce qu'on a passé la nuit à faire...

— C-c'est bon, c'est bon, je me lève ! bredouilla-t-elle en plaquant ses deux mains sur la bouche du garçon pour l'empêcher de terminer sa phrase.

Inutile de voir ses lèvres pour voir qu'il souriait : ça se lisait dans ses yeux, où pétillait un amusement sans nom. Son rire vibra contre les paumes de la jeune fille, puis le volleyeur prit appui sur le matelas pour se redresser et se faufiler habilement hors du lit. Un soupir échappa à Fusae, qui le regarda défroisser tant bien que mal son t-shirt malmené par leur bataille d'un peu plus tôt – et surtout par ses mains, mince alors – avant de tendre la main à sa petite voisine. Si elle hésita, un bâillement déjà sur le bout des lèvres, elle s'en saisit néanmoins et se laissa hisser hors du lit.

— Ça va aller, Sae-chan, lui promit-il aussitôt qu'elle fut debout.

Tooru dégagea de ses longs doigts quelques mèches de cheveux qui retombaient follement sur son visage, puis il lui plaqua un baiser furtif au coin des lèvres. Son sourire s'élargit devant le frisson qui en découla, mais il eut la décence de ne rien dire – pour une fois – et se contenta de lui attraper la main pour l'entraîner à sa suite.

Lorsque les deux adolescents entrèrent dans la cuisine, quelques minutes plus tard et un étage plus bas, Saori et Haru étaient déjà attablés, la première accaparée par son smartphone, le second affublé d'un large bavoir à l'effigie de Snoopy et le visage maculé de quelque chose qui ressemblait à du sirop d'érable. Il la salua joyeusement, encore sous le coup de l'euphorie enfantine, avant de repartir à l'assaut de son pancake. Masaru, quant à lui, avait le nez littéralement dans le réfrigérateur, en quête d'on ne savait quoi, si bien qu'il faillit se cogner au plafond de ce dernier lorsque Fusae lâcha un « bonjour tout le monde ! » plein d'entrain – enfin, autant que possible pour l'handicapée sociale qu'était la demoiselle.

— Ah, bonjour ma chérie, la salua Saori, qui abandonna son téléphone pour lever vers elle un large sourire. Tu es lumineuse, ce matin. Bien dormi ?

— O-oui, acquiesça-t-elle en décochant un coup d'œil fébrile à son voisin qui prenait place à côté de Haru, et elle déglutit. Plutôt bien, même... Et vous ?

— Ça va, merci. J'ai eu envie de faire des pancakes ce matin, mais bon, cette pipelette de Haru t'a gâché la surprise. C'est bien dommage, d'ailleurs, parce que Tooru m'a aidée à les faire.

— Yep, acquiesça le concerné non sans une certaine fierté, les mains déjà sur le plat de crêpes au centre de la table. Et tu veux quoi comme garniture, Sae-chan ? Sirop d'agave ou crème fouettée ?

— Oh, euh... crème fouettée, mais t'embête pas, je vais le faire moi...

— Laisse-le s'occuper de toi, Fusae.

La principale intéressée tressaillit au son de cette voix graveleuse qu'elle avait appris à abhorrer avec les années, comme son père était arrivé discrètement derrière elle, une brique de lait et une bouteille de jus de fruit dans les mains. Elle s'écarta machinalement du chemin, avant de s'empourprer en percutant le sens de sa phrase. Pire, même, lui revenaient des échos de sa discussion avec Tooru la veille, où il lui avait révélé – entre deux baisers étourdissants – que son père était prêt à l'accepter pour tous les prochains week-ends juste parce qu'il savait l'apaiser.

Cette simple idée parvint à la réduire au silence, et en descendant nerveusement les manches de son gilet sur ses mains, Fusae se hâta d'aller s'asseoir derrière l'assiette que lui avait préparée Tooru.

— Hop, j'ai essayé de te dessiner mais c'est pas glorieux, admit-il avec un sourire désolé qui n'en avait que l'air.

— Ah ? M-mais non, j'suis sûre que c'est...

Elle se tut lorsque son regard tomba sur la crêpe où, effectivement, ce n'était pas glorieux. C'était un simple bonhomme bâton tracé à la crème chantilly, aux proportions irrégulières – ses jambes étaient plus courtes que ses bras et sa tête bien trop grosse par rapport au reste du corps – et affublé de trois traits qui étaient supposés ressembler à un visage souriant. Ce n'était pas glorieux du tout, à vrai dire. Toutefois, aussi raté que puisse être ce dessin, elle ne parvint pas à le détester. Pire, même, elle l'aima un peu trop.

— C'est ? répéta Tooru, qui attendait la critique avec une curieuse impatience.

— C'est très bien, finit-elle par dire dans un raclement de gorge nerveux. Bon... les proportions, c'est pas trop ça, mais... y'a quelque chose.

— Tu sais, Sae-chan, tu peux le dire que je dessine comme un pied, ne sois pas timide parce qu'il y a ta famille ~

— Tu dessines comme un pied.

Difficile de dire ce qui était le plus jouissif entre sa surprise face à la réplique qu'il ne l'imaginait vraisemblablement pas oser prononcer, et le gloussement que Saori tenta d'étouffer derrière son pancake, sans réel succès. Fusae se mordit la lèvre pour réprimer son propre rire, même si les commissures se retroussaient malgré elle, et elle dut détourner le regard de son petit-ami – aux yeux pétillants d'amusement derrière son air renfrogné – pour ne pas céder totalement au fou rire. Et tout en s'efforçant d'ignorer le regard accusateur qu'il posait sur elle, l'adolescente se concentra plutôt sur sa crêpe, qu'elle plia en deux pour la déguster ; son estomac criait famine.

Aussi, plusieurs secondes durant, le silence régna sur la tablée, signe que tous se régalaient. À défaut d'être doué en dessin, Tooru pouvait se vanter d'un certain talent culinaire, tout du moins pour les pancakes, dont Fusae ne pouvait pas nier la saveur. Elle enchaîna bien vite sur un deuxième, puis sur un troisième – sous l'œil attentif de son petit-ami – avant que son père n'engage à nouveau la conversation.

— Donc tu dessines toujours, Fusae... ? s'enquit-il après s'être nerveusement éclairci la gorge, sans doute aussi à l'aise que sa fille avec les relations sociales.

— Euh... oui oui.

L'artiste n'aurait pas su dire d'où venait cette hésitation quand, sur les deux dernières semaines, elle avait dessiné au moins trois portraits de Tooru, dont un de son visage à la fenêtre – et oh, s'il tombait dessus un jour, il la taquinerait jusqu'à la mort. Toutefois ce n'était pas quelque chose qu'elle avait envie de partager avec son père, ou avec n'importe qui d'autre d'ailleurs. Peut-être s'en doutait-il ? L'inquiétude vint lui étreindre le cœur, et c'est pour cela qu'elle ne put empêcher les mots suivant de dépasser ses lèvres :

— Ça t'embête ?

— Non. Non, absolument pas... s'empressa de répliquer son père, de cette voix froide et bourrue qui pourtant semblait s'écailler dans le ton, au gré de sa surprise.

Masaru s'interrompit et leva la tête de son assiette pour contempler sa cadette. Leurs regards se percutèrent par-dessus la table, éclats d'un même bleu acier qui trahissait leur lien filial, que pour une fois, Fusae ne parvint pas à haïr. Peut-être était-ce à cause de Tooru qui n'était pas loin – oui, c'était certainement grâce à lui – mais il sembla à l'adolescente que c'était la première fois qu'elle ne le craignait pas. Qu'elle ne le haïssait pas. Qu'aucune animosité ne venait tacher leur discussion. Que le passé était soudain loin derrière eux, aussi infime que l'éclat des étoiles dans le ciel pollué de Tokyo.

Le contact visuel fut pourtant rompu l'instant d'après, lorsque son père jeta un coup d'œil furtif à Saori, comme pour échanger quelques mots qui n'appartenaient qu'à eux et ne devaient pas être prononcés à haute voix, avant de revenir sur elle. Fusae se crispa imperceptiblement sur sa chaise, emportée par une inquiétude croissante, alors que son père poursuivait d'une voix lente. Qu'allait-il lui dire ? Qu'est-ce qui nécessitait un regard avec son épouse, comme pour s'assurer qu'il pouvait lui en parler ?

— Je me disais juste que... comme t'avais envie d'une tablette graphique à une époque, je peux t'en offrir une pour ton anniversaire... enfin, si tu veux, et... si tu n'en as pas déjà une, bien sûr.

Un énième raclement de gorge gêné et des hésitations rythmèrent la suggestion, si bien qu'il fallut à la jeune fille quelques secondes pour en assimiler le fond. Une tablette graphique. Pour son anniversaire, qui était pourtant loin. Il y avait déjà pensé ? Quand enfin elle percuta, quand enfin elle comprit que cette proposition débordante de spontanéité et, dans une certaine mesure, d'affection, était on ne peut plus sérieuse, la jeune artiste sentit ses joues s'embraser sous la gêne. Son cœur se remplit d'une émotion indéfinissable à l'égard de son père, mais qui ressemblait fortement à de l'amour. Pas aussi fort qu'avec sa mère, pas aussi étourdissant et passionné qu'avec Tooru, pas aussi tendre qu'avec Saori, mais une forme d'amour quand même. Écrasante, sauvage, irrépressible.

C'était tellement inattendu que Fusae ne trouva rien à répondre. « Merci », « pourquoi », « si tu veux », « ne te ruine pas pour moi »... tous les mots se bousculaient sur ses lèvres au point qu'aucun n'arrivait à prendre le dessus, emmêlés par l'hébétude incrédule que cette proposition engendrait. Jamais son père ne lui avait promis ce genre de chose ; là où d'habitude il lui envoyait de l'argent dans une carte signée d'une main un peu distraite, ici c'était un achat personnalisé, tout particulier en écho aux goûts de sa si particulière fille, qui s'en trouva d'emblée réduite au silence, tant elle avait l'herbe coupée sous le pied. Fort heureusement, Tooru vola à son secours – pour ne rien changer – glissant une main sur le sommet de son genou pour la tirer de son mutisme dans un tressaillement.

— Ah, euh... oui oui. Enfin... non j'en ai pas, mais... bégaya-t-elle, surtout histoire de ne pas laisser le silence planer.

Elle s'interrompit, les paupières closes et un soupir au bord des lèvres comme l'étau de la honte se refermait peu à peu sur elle, comme elle ne parvenait toujours pas à lui parler correctement après tout ce temps – et les doigts de son petit-ami ne l'aidaient clairement pas, à tracer des arabesques en boucle sur la peau de sa cuisse. La jeune fille se racla la gorge pour se ressaisir, alors même que la réalisation la frappait de plein fouet. Non, elle n'avait plus le droit de fuir, pas avec Tooru à ses côtés et après les révélations de la veille, pas avec une infime chance de changer la donne. Bien sûr, faire un pas vers lui n'effacerait pas le passé, mais au fond, rien ne pourrait le faire ; il était grand temps de saisir cette main tendue depuis des années.

— Je veux pas que tu te ruines là-dedans, mais... ça me ferait super plaisir que tu m'en offres une, lâcha-t-elle d'une traite.

Sa voix avait trembloté sur la fin. Comment n'aurait-elle pas pu, avec une élocution aussi médiocre ? Or Fusae sut à cette lueur qui miroita un instant dans les yeux de son père, si furtive qu'elle crut avoir rêvé, que sa réplique avait fait mouche. Il ne répondit pas, à l'exception d'un discret hochement de tête qui faisait office de promesse pour la suite, puis se focalisa à nouveau sur son assiette sans trop approfondir. C'était limité, comme réaction, l'adolescente en était consciente – comme elle savait pertinemment qu'elle tenait de lui, de ce côté-là – cependant c'était énorme pour quelqu'un comme son père, ou comme elle. Et au fond, elle pouvait se vanter d'avoir réussi à lui transmettre ce qu'elle ressentait, une véritable première. Les mots de Saori lui revinrent à cette seconde précise, pour trouver dans ce geste des échos tout particuliers ; « c'est important le dire aux gens, quand on les aime ». Et, inconsciemment, son regard papillonna en direction de Tooru.

Le volleyeur avait déjà les yeux posés sur elle. Ça ne la surprit qu'à moitié ; même si elle était toute chose rien que d'y penser, l'artiste savait bien qu'il veillait sur elle à sa manière, que même plongé dans son smartphone ou en pleine discussion avec Saori, il gardait un œil sur sa personne. Elle aussi, remarque, ne pouvait s'en empêcher. Peut-être était-ce ces sentiments croissants au fond de son cœur qui l'y poussaient, mais Fusae ne manquait aucun de ses gestes, ni la façon dont il tendait la main pour attraper tel ou tel objet, ni les sourires un peu charmeurs qu'il décochait autour de lui. C'est donc presque naturellement que l'adolescente attrapa le couteau – certes peu tranchant – qui allait tomber sur les genoux de son voisin après un geste maladroit de sa part, tandis que lui la remerciait dans un petit commentaire rieur qui la fit rougir jusqu'au dernier de ses neurones. Oikawa Tooru aurait un jour sa mort sur la conscience, à cause d'un trop-plein de sang dans les joues ou d'une série de loopings que son cœur ne supporterait pas, or son voisin ne cesserait de briller à ses côtés, comme une flamme à travers le brouillard de sa vie. Chaleureux. Vivant. Impérissable. Et elle était prête à la suivre jusqu'au bout du monde, cette flamme.

Ainsi s'écoula le reste de la journée et donc du week-end, avec la langueur tranquille du fleuve Sumida : petit à petit, entre balades le long de la berge et déjeuners dans un restaurant au nom éponyme, ils s'approchèrent inéluctablement de la fin. Vite, bien trop vite pour que Fusae n'ait le temps de le réaliser dans le fil des activités proposées par Saori, la toile or et rose du crépuscule s'étendit dans le ciel de Tokyo, au gré du soleil qui amorçait sa lente descente derrières les Alpes japonaises. C'était un crépuscule pâle, rendu trouble par les quelques nuages irréguliers à l'horizon et la brume qui confondait la mer et le ciel. Un joli crépuscule. Beau à regarder, simple à s'approprier, guère impossible à dessiner. Et la rame du train s'interposa entre l'artiste et le message de sa muse, pour s'arrêter dans une série de timides cahots.

— Il est temps pour nous de se séparer, fit Saori en joignant les mains, un sourire triste et pourtant sincère sur les lèvres. Ça m'a fait plaisir de te revoir, ma chérie.

— Merci, murmura Fusae, et elle hésita un instant avant d'ajouter. À moi aussi... ça m'a fait plaisir, Saori.

— J'en suis ravie ! Et puis... je suis contente d'avoir pu rencontrer ce cher Tooru ~

Une lueur malicieuse pétilla dans ses yeux, puis l'adulte se pencha vers elle pour chasser quelques mèches rebelles de son visage. Elle en profita pour ajouter quelques mots à mi-voix, l'air complice :

— Ne le laisse pas filer, chère petite Sae-chan. Ce garçon est dingue de toi, c'est une pépite que tu as trouvée là.

Un sourire tant gêné que nerveux frémit au coin des lèvres de l'adolescente, qui acquiesça sans un mot tandis que sa belle-mère se détournait d'elle pour aller saluer Tooru. Dans ces derniers mots, cette dernière ne savait pas à quel point elle disait vrai ; son voisin était peut-être insupportable, à recycler inlassablement les mêmes taquineries et faire le joli cœur autour de lui, puis sa passion pour le volley-ball tendait vers l'obsession, à tel point qu'il serait parfois capable d'oublier Fusae dans ses entraînements interminables... Or l'artiste connaissait déjà ces aspects de lui lorsqu'elle en était tombée amoureuse, et elle ne visualisait plus son volleyeur sans tous ces vilains défauts qui, contre toute attente, les reliaient comme deux solides fils du destin. Ils étaient eux-mêmes, et c'était tout ce qui comptait.

Par-delà ses pensées, la silhouette trapue de son père se dessina dans son champ de vision, à quelques pas seulement d'elle. Il portait à bout de bras un Haru à moitié endormi, que les balades en ville avaient littéralement achevé, et cramponné à son père comme si sa vie en dépendait. Ses iris acier la scrutaient avec une attention toute particulière, qu'elle n'aurait pas su définir correctement, mais qu'elle ne craignait plus pour autant. L'homme s'avança de trois pas hésitants, avant de se poster devant elle.

— Au revoir, Fusae, lâcha son petit frère d'une voix pâteuse, presque inintelligible. Tu reviendras pour mon anniversaire, hein ?

— Je sais pas si... commença-t-elle à répondre machinalement avant de s'interrompre, comme les prunelles fatiguées de son frangin la faisaient hésiter. Je vais essayer, promis.

— Avec Tooru ?

La demoiselle s'autorisa un coup d'œil discret en direction de son petit-ami en grande discussion avec Saori – parlaient-ils vraiment de lessive et de nettoyant anti-tâche, sur le quai d'une gare ? – avant de revenir sur le petit Haru, qui réprimait difficilement un bâillement. Au-dessus, le regard de leur père s'avéra bien plus insondable, en dépit de cette lueur si semblable qu'il lui semblait apercevoir dans l'océan de ses yeux acier. Lui aussi voulait-il qu'elle revienne avec Tooru ? Lui avait-il réellement confié être prêt à l'accepter chaque week-end, dans l'unique but que cela se passe mieux pour elle ? Tout l'air de ses poumons s'évapora dans l'air lorsqu'elle soupira, de résignation ou d'émotion, au choix. Et sa promesse vibra dans le brouhaha de la gare :

— Avec Tooru, murmura-t-elle dans un sourire-grimace qui arracha un « yay » endormi à son petit frère, avant de lever les yeux vers son père.

Fusae entrouvrit la bouche pour lui glisser un petit quelque chose, mais aucun son n'en sortit, tant les mots lui faisaient défauts – tout comme les gestes, d'ailleurs. Elle ne se voyait pas lui faire une longue déclaration d'amour filial, ou encore se jeter à son cou en se confondant en remerciements. C'était trop démonstratif, et même avec son voisin, elle ne se le permettrait pas, alors qu'il était sa référence en terme de marque d'affection en public. Aussi, de longues secondes durant, le silence plana entre eux, extrêmement gênant dans les échos de la station de chemins de fer... jusqu'à ce que les mots ne viennent d'eux-mêmes.

— Merci pour ce week-end, papa... commença-t-elle avant de déglutir. J'ai passé un bon moment, et... j'espère que le suivant sera aussi bien.

La déclaration vola dans l'air avec la légèreté d'un papillon qui n'attendait que sa liberté, qu'importe combien il était maladroit dans ses battements d'ailes et partait dans tous les sens. Il fallait juste que ça sorte, que le poids se décharge de ses épaules. Simplement. Naturellement. Et une fois libérée de ses mots, l'adolescente n'ajouta rien. Elle se mura dans le silence sans plus jamais regarder son père, le salua d'une légère courbette reconnaissante puis tourna les talons sitôt que Tooru l'appela pour monter dans le train, sans un regard en arrière. Ça aurait été trop, si elle l'avait fait, elle en aurait sans doute pleuré, et l'heure n'était pas aux sanglots, pas après un tel week-end. Alors Fusae se contenta d'avancer dans la rame à la suite de son cher voisin, la tête plus ou moins haute, sans remarquer la fine pellicule d'eau salée qui scintilla à la surface des yeux de Teshima Masaru.

Un premier pas l'un vers l'autre venait d'être franchi.

— Je rêve ou t'as le seum de repartir, Sae-chan ?

Ladite Sae-chan sursauta à la remarque soudaine de son petit-ami, jusque-là silencieux, alors qu'elle prenait place sur un des deux sièges qui leur avait été attribués. Elle leva les yeux vers lui, penché au-dessus d'elle et les bras vaguement en l'air, perdus dans le porte-bagage contre lequel il appuyait son front pour la contempler narquoisement. Le bas de son t-shirt se relevait furtivement pour laisser apercevoir un trait de peau ferme, et ses manches épousaient l'épaisseur de ses biceps à en faire craquer le tissu Comme une fleur qui éclot subitement, son inspiration s'éveilla devant cette pose plus que lascive – son cœur aussi, remarque. Oh comme elle enviait soudain les talents en photographie de Miyako, pour immortaliser cette image et mieux la redessiner après. Ou juste pour la garder rien que pour elle. L'adolescente s'empourpra en remarquant qu'elle le dévisageait encore une fois sans vergogne, mais miraculeusement, il ne fit aucun commentaire, trop occuper à attendre sa réponse. Elle se ressaisit dans un frisson.

— Non non, c'est pas ça... Je suis contente de rentrer à la maison.

— C'est quoi alors ? soupira le garçon en se laissant tomber sur le siège à ses côtés, sans se départir de son sourire.

Son épaule chaude heurta la sienne dans un éclat de chair de poule. Fusae frémit, déjà enivrée par leur proximité – l'effet que Tooru avait sur elle semblait s'accroître de jour en jour. Dans son esprit, la morosité par rapport à son père s'écailla doucement, comme les aigrettes d'un pissenlit dans le vent. Il ne lui fallut alors qu'une demi-seconde pour briser les barrières et se lover contre son bras, s'abandonner à la vibration de son rire contre sa joue tandis que sa large main venait enlacer la sienne.

— Si c'était un câlin que tu voulais, tu pouvais me le dire directement, tu sais ~

Elle haussa les épaules, dans un geste qui se voulait indifférent en dépit des rougeurs qui s'emparaient de son visage. Et ces papillons qui dansaient inlassablement dans sa poitrine...

— C'était pas ça que je voulais à la base, mais... ça me fait du bien.

— Je vois, fit-il dans un pouffement de rire suffisant. Et c'est quoi que tu voulais à la base ?

Les souvenirs se troublèrent. Qu'avait-elle voulu ? Elle n'en savait trop rien. L'artiste ne désirait rien au fond, ni rester ni rentrer, un doux équilibre auquel elle goûtait pour la première fois. Ce week-end là pouvait être éternel comme révolu, ça lui allait tout autant. Elle n'attendait plus avec impatience le dimanche soir, les au-revoir précipités sur le quai bondé, le démarrage du train qui la ramènerait à Sendai. Non, cette fois, Fusae avait envie de vivre le présent, de le vivre en compagnie de Tooru. Ce dernier poursuivit :

— J'ai entendu ce que t'as dit à ton père avant de monter dans le train.

— Ah ?

Il acquiesça dans un fredonnement distrait, qui la fit hésiter à lever les yeux vers lui, mais elle se ravisa en se disant que non, c'était beaucoup trop confortable tel que c'était.

— Je suis content que tu te sentes un peu mieux avec lui, avoua-t-il. Pas parce que c'était important de se réconcilier ou quoi, mais... parce que t'as enfin pu dire ce que tu ressens.

Bouche bée, Fusae leva enfin le regard vers son profil, à quelques malheureux centimètres de son visage. Les pores de sa peau s'y étalaient comme les étoiles à travers le ciel, si proches et si loin à la fois, la courbe de ses lèvres se pliait sous un sourire discret, et ses paupières se fermaient par intermittence, cachant ainsi à chaque battement de cils l'éclat mordoré de ses yeux qui savait la rendre dingue. Oh, elle crut bien tomber à nouveau, de plus haut et avec plus de force. Et les mots n'étaient qu'une formalité.

— Tooru ? chuchota l'artiste sans bouger d'un iota.

— Mmh ? répondit le volleyeur, les pupilles toujours rivées sur quelque chose qu'il ne regardait sans doute même pas.

— Je t'aime.

Le temps se perdit dans sa course, et Oikawa Tooru aussi. Comme sa main était perdue sur le poignet du garçon, Fusae sentit sous la pulpe de ses doigts son cœur faire un soubresaut, qui en provoqua des milliers d'autres chez elle. Elle ne baissa pourtant pas les yeux, elle n'aurait pas pu : son petit-ami avait enfin tourné la tête vers elle avec incrédulité, pour accrocher son regard et ne plus jamais le lâcher.

— Pour de vrai ? C'est pas un truc artistique ou je sais pas trop quoi ?

La soudaineté de sa réponse lui arracha un petit rire nerveux qui, elle aurait pu le jurer sur toutes les étoiles du ciel, fit miroiter une tache de rose sur les joues de son cher voisin. Puis elle secoua doucement la tête.

— Non non, c'est... c'est réel, lui garantit-elle d'une voix un peu plus assurée, et il lui sembla que la tension dans son épaule se relâchait un peu. Je t'aime vraiment.

— Tant mieux alors, conclut Tooru, avant de se pencher doucement vers elle pour lui embrasser la tempe du bout des lèvres. Moi aussi je t'aime, Sae-chan.

Oh, il aurait pu danser jusqu'au bout de la nuit, son pauvre cœur, en écho à celui du volleyeur qui battait la chamade. Un délicieux cramoisi lui réchauffa les joues et la poitrine, puis Fusae gloussa – un peu niaisement, sans doute. Les barrières se brisaient les unes après les autres, et dans un accès d'idéalisme, elle aima à se demander combien d'autres suivraient encore. À croire qu'il lisait dans ses pensées, Tooru répondit à cette troublante question, par une réponse qui l'était d'autant plus.

— J'espère que tu m'aimeras encore quand tu sortiras de Geidai, du coup, murmura-t-il de sorte à ce qu'elle seule puisse l'entendre dans la rame de train.

— Pour venir te rejoindre en Argentine ? devina sa petite voisine avec un sourire qu'elle ne pouvait désormais plus réprimer.

Tooru hocha imperceptiblement la tête pour toute réponse, au moment où la rame était prise d'une discrète secousse, signe que le Shinkansen se mettait enfin en route. D'un même mouvement, les deux adolescents levèrent le nez vers le plafond, d'où s'échappait une annonce grésillante de la part du contrôleur qu'ils n'écoutèrent même pas. Et la gare de Tokyo entra en mouvement de l'autre côté de la fenêtre. Sur les quais, ils aperçurent les silhouettes frétillantes de Saori et Haru, qui avait dû se réveiller entre temps, et celle plus réservée de Masaru : leurs bras s'agitaient, à croire qu'ils s'en allaient pour de bon et que c'était un adieu. Fusae se nicha un peu plus dans les bras de son voisin, ou bien était-ce lui qui s'appuyait doucement sur elle. Toujours est-il que, au moment même où ils quittaient la capitale et que la gare n'était plus qu'un minuscule point à l'horizon, où il n'y avait plus qu'eux deux et leur décision d'avancer ensemble dès lors, seule la voix chantonnante de Tooru résonna dans son oreille, sa peau, son corps tout entier :

— Tu me vomis pas dessus, hein Sae-chan ?

Dernier chapitre, et donc conclusion de toute cette histoire, avant l'épilogue la semaine prochaine. Je ne sais plus quoi vous dire, si ce n'est un immense merci pour tous vos votes, vos commentaires, vos analyses, qui me touchent au plus haut point (et promis, je compte répondre aux commentaires encore sans réponse, j'ai juste voulu finir ce chap dans les temps). Cette fanfic et vos réactions m'ont vraiment permis de tenir dans ces temps sombre, donc je vous suis éternellement reconnaissante. Je ferai certainement une note d'auteur un peu plus approfondie à la véritable fin, mais merci d'avoir vécu et fait vivre avec moi l'histoire de Fusae et Tooru ! 💖💖💖

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