Chapitre 40 ⋅ Oaristys

Du fluff, du fluff, et encore du fluff. Et quelques allusions sexuelles, aussi. En espérant que la longueur de ce chapitre – un pavé de pas moins de 5600 mots, pour l'avant-dernier – compensera un tant soit peu la semaine de décalage pour la publication. Merci à vous, chers lecteurs, de lire et d'aimer cette fanfiction, vous êtes géniaux 💖

Les étoiles scintillaient faiblement dans la nuit. Lucioles. Étincelles. Feux follets. Elles avaient l'air de tout et de rien, sur le plafond éternellement gris et fade. C'était les seules touche de couleur de la pièce, à vrai dire, lueurs d'espoir et de réconfort dans les sombres nuits que Tokyo réservait à Fusae. L'adolescente n'avait jamais aimé sa chambre chez son père : elle la trouvait sans saveur, et pas seulement pour l'absence totale et quelque peu volontaire de décoration. Quand elle arrivait, ses affaires se cantonnaient au sac de voyage toujours déposé au pied de son lit, et elle veillait à toutes les récupérer avant de partir, ainsi qu'à bien nettoyer derrière elle, comme pour effacer toute trace de son passage dans la capitale. Cette chambre était aussi impersonnelle qu'une chambre d'hôtel, une simple escale où elle était obligée de venir un week-end par mois et avec laquelle elle refusait de créer la moindre attache. Or ces étoiles en plastique, là-haut, étaient la seule exception à la règle.

— C'est donc ici que tu étais quand tu m'as appelé l'autre soir, Sae-chan ~

Son regard se tourna vers Tooru, dont la voix avait vibré à travers elle avant d'atteindre ses tympans en raison de leur proximité – ce lit simple était définitivement trop étroit pour eux deux, et elle n'était pas tout à fait sûre de vouloir s'en plaindre. Depuis combien de temps étaient-ils allongés là, côte à côte ? Depuis combien de temps contemplaient-ils cette Voie lactée de fortune sans un mot, l'esprit perdu dans la chaleur de l'autre ? Depuis combien de temps le fil de la nuit leur avait-il tout simplement échappé ?

— Hum, acquiesça-t-elle dans une moue pensive. C'est parce que ma sœur et Yuna étaient occupées, que je t'ai appelé, hein.

— Ah, donc j'imagine que c'est aussi parce que ta sœur et Yuna étaient occupées que tu m'as embrassé dans la grande roue tout à l'heure ?

Taquinerie, taquinerie... Il ne manquait plus que la sempiternelle pichenette-caresse sur la joue pour ponctuer cette réplique. Dans un soupir qui se voulait excédé, Fusae roula sur le côté pour lui faire face, glissant une main sous son oreiller pour s'y appuyer distraitement. Elle sut à ce petit sourire qui frémissait au coin de ses lèvres que le volleyeur l'avait remarquée, pourtant il ne tourna pas tout de suite la tête vers elle. Son regard malicieux continua plutôt de parcourir le plafond, insensible à ses yeux acier rivés sur lui à y perdre la raison.

Il était éblouissant ce soir. La sombreur de la nuit donnait à son teint une pâleur opaline dont, même avec toute la volonté du monde, l'artiste n'aurait pas su nier la splendeur. Au coin de sa mâchoire, son discret grain de beauté demeurait visible au gré des lueurs du ciel, petite tâche brune sur ses pores aux éclats d'argent. Plus haut, la courbe de son sourire reflétait la rondeur de la lune, irrésistible, presque aussi sucrée pour ses yeux qu'elle l'avait été pour ses lèvres les deux fois où ils s'étaient embrassés. Fusae frémit doucement au souvenir de ces baisers, sans détourner le regard pour autant.

— Les étoiles ne sont pas assez jolies pour que tu me mates à la place, petite voisine ? la railla cette voix chantonnante qu'elle redoutait autant qu'elle la chérissait.

— Je les connais par cœur, ces étoiles, bougonna-t-elle pour toute réponse, les joues déjà brûlantes d'embarras – et peut-être d'autre chose, aussi.

— Alors que moi, je suis un parfait inconnu, c'est ça ?

L'ironie sous-jacente dans sa voix lui arracha un sourire, mais la noiraude n'eut rien le temps de répondre, puisque son voisin prit appui sur son coude pour rouler lui aussi sur le flanc. Leurs prunelles se heurtèrent dans la pénombre striée de lumières urbaines, et tout l'air que les poumons de Fusae renfermaient s'échappa dans un soupir tremblotant.

Il était proche, beaucoup trop proche pour que ses jambes ne flageolent pas un peu. Et pour ne rien arranger à son trouble, à quelques centimètres d'elle, son torse tressaillait doucement sous son rire, un mouvement qui attirait son regard plus que de raison. Le volleyeur était musclé, elle s'en doutait bien ; il avait le corps forgé par ses entraînements interminables et parfois risqués qu'il enchaînait depuis des années déjà. Pourtant, là où c'était toujours son délicat visage qui avait happé toute son attention, ici Fusae ne parvenait pas à détacher le regard des pectoraux qui se dessinaient timidement sous son t-shirt un poil trop petit pour lui. Le tissu ne pouvait pas craquer, si ?

— C'est par ici que ça se passe, Sae-chan, susurra son voisin en glissant un doigt sous son menton pour lui faire lever les yeux vers son visage.

Difficile de savoir si c'était à cause du geste presque tendre ou de la raillerie évidente, mais la demoiselle s'empourpra davantage, si tant est que ce fût possible. Le visage tremblotant de gauche à droite, elle s'apprêta à nier, à bégayer un mensonge pas crédible pour un sou mais qui pourrait lui permettre de sauver un minimum sa dignité, avant de se faire couper l'herbe sous le pied par un Tooru au sourire goguenard :

— J'imagine que c'est purement artistique, ça aussi ?

Il était beau. Ça l'embêtait de l'admettre, mais il était aussi beau qu'il était insupportable, ce sourire. Fusae se ressaisit sur un battement de cils hébété.

— P-parfaitement, bredouilla-t-elle dans une moue un peu boudeuse qui ne fit qu'accentuer l'amusement du garçon. C'est... c'est pour mieux les dessiner, et...

Elle s'interrompit le temps de chercher ses mots, en dépit de ses joues de plus en plus en proie aux braises, que la caresse de son regard attisait. C'était ridicule, elle le savait parfaitement, et lui aussi d'ailleurs, vu comment il en jouait. Sans se départir de son air suffisant, le sportif se pencha légèrement en avant, assez pour que son souffle brûlant lui balaie le visage et fasse voleter quelques unes de ses boucles sombres. L'atmosphère s'alourdit tout à coup. Sous son nez, le tissu de son t-shirt se tendit furtivement, et déglutissant, elle dut lutter de toutes ses forces pour ne pas zieuter sur son poitrail. Sa voix vint de nouveau lui chatouiller la peau :

— Ah la la, tu crois pas qu'il serait temps d'arrêter d'esquiver, chère petite voisine ?

Ses lèvres étaient presque sur les siennes lorsqu'il prononça ces mots. Elle n'avait qu'à tendre le coup pour rompre cette odieuse distance entre eux et s'abandonner aux vertiges de ses baisers. Cette simple pensée la fit divaguer. Comment avait-il réussi à la rendre aussi vite accro en seulement deux étreintes ? Pire, même, depuis combien de temps exactement ce garçon l'obsédait ainsi ?

— Trop longtemps.

— H-hein ? couina l'adolescente, hébétée par la justesse de ses mots par rapport à ses pensées.

— Ça fait trop longtemps qu'on s'est pas embrassés, explicita Tooru sans détour.

Elle en tomba des nues. Le regard sombre de son voisin glissa sur sa peau dans une tendre caresse qu'elle sentit malgré la distance, jusqu'à s'arrêter sur la pulpe de ses lèvres. Son corps tout entier fut parcouru d'un irrépressible frisson. C'était donc ça, être amoureuse ? Craquer pour le moindre geste qu'il esquissait et tomber un peu plus à chacun de ses sourires ? Raclement de gorge nerveux.

— On... on est embrassés tout à l'heure, tenta-t-elle d'objecter sans réellement croire à son argument. Ça doit faire cinq heures, grand maximum, t-tu sais ?

— C'est ce que je dis, sourit-il contre sa joue, sur laquelle il plaqua une bise discrète qui fit exploser son cœur. Ça fait beaucoup trop longtemps ~

Fusae ne parvint pas à lui donner tort, même en cherchant de toutes ses forces. Son corps, son âme, elle toute entière se languissait de ces baisers à faire tourner la tête, que Tooru lui offrait là sur un plateau d'argent. C'était un supplice de Tantale revisité, à vrai dire ; il lui semblait presque en sentir la saveur sur ses papilles tant ils étaient proches, tant son haleine se faufilait dans ses poumons à chacun de ses soupirs. Et qui était-elle pour les refuser ? Comment aurait-elle pu vouloir se soustraire au paradis alors qu'il était à portée de lèvres ?

Le volleyeur dut lire la réponse dans ses yeux qui ne le quittaient plus, puisqu'il esquissa un sourire triomphal. Son cœur voleta doucement, en écho à ses mèches que son souffle faisait danser depuis des minutes déjà. Le monde ralentit tout autour d'eux, jusqu'à disparaître entièrement dans le flot de sensations de plus en plus insoutenables qui les submergeait. Une, deux, trois secondes. Et Fusae de se jeter sur ses lèvres.

Il n'en fallut pas plus à Tooru pour la cueillir au vol dans un petit rire qui la secoua toute entière, avant de lui répondre sans tarder. C'était un baiser tendre, bercé de timidité et d'hésitation dans chaque caresse, à l'aune des deux précédents qu'ils avaient échangés à la dérobée et un peu fougueusement entre deux pauses dans le temps. Un baiser profond, sans nul doute désespéré, mais pas moins fort pour autant. La nuit commençait à peine et semblait loin de se terminer. C'était comme s'ils avaient enfin le temps, le temps de goûter l'autre et de profiter de sa présence, le temps de s'abandonner à ce moment hors du monde, sans personne pour les interrompre ou les déranger. Personne, n'est-ce pas ? Cette simple pensée, quoique futile et fugace, parvint à percer en partie le brouillard qui les engloutissait peu à peu.

— T-Tooru, bégaya Fusae entre deux baisers qui lui retournaient le sang.

— Hum ?

Il n'avait même pas levé la tête, pas plus que sa langue n'avait lâché la sienne, si bien que l'adolescente faillit bien oublier dans cet énième baiser la raison de son inquiétude. De quoi voulait-elle parler, déjà ? Qu'est-ce qui pouvait bien l'angoisser ne serait-ce qu'un peu, entre les bras de son petit-ami ? Elle soupira d'aise lorsque ce dernier lui mordilla la lèvre inférieure – explosion d'étincelles – même si cela ressemblait davantage à un gémissement qu'un soupir. Nul besoin de voir le sourire suffisant de Tooru à cet instant-là, l'artiste le sentait très bien tout contre sa peau. Et ça, jamais elle ne pourrait en faire abstraction.

— Qu'est-ce qu'il y a, Sae-chan ? murmura le volleyeur après un silence hébété que seuls leurs souffles haletants brisaient.

— Je...

— Tu ?

Son interruption la fit battre des cils avec confusion, alors même que lui lâchait enfin – déjà ? – ses lèvres pour la contempler malicieusement, front contre front. Le volleyeur était au-dessus d'elle, en équilibre solide sur ses avant-bras de chaque côté de son visage écarlate, prison de muscles dont elle n'avait que moyennement envie de s'échapper. Son cœur fit un énième looping à cette idée. Quand exactement avait-elle roulé sur le dos au cours des dernières minutes ? À quel moment de leur baiser s'était-il retrouvé ainsi en surplomb par rapport à elle ?

Ces questions volèrent en éclat dans son esprit sitôt que ses prunelles rencontrèrent celles de Tooru, où dans le brouillard de l'hébétude dansait une lueur interrogatrice. Il cherchait de toute évidence à savoir pourquoi elle l'avait appelé, qu'est-ce qui l'avait poussée à interrompre leur étreinte – question qu'elle aussi commençait à se poser sérieusement. Un soupir lui brûla les lèvres ; ne pouvait-elle pas simplement se taire et profiter, au lieu de s'inquiéter ? Pourquoi s'inquiétait-elle, même ? Son regard papillonna en direction du mur opposé au petit lit qu'ils partageaient, et ça lui revint avec la force d'un boomerang.

— La porte, lâcha-t-elle d'une voix trémolante et un poil essoufflée par leur baiser, les doigts perdus sur le tissu de son t-shirt turquoise.

— Quoi, la porte ? Tu veux qu'on continue contre le battant ?

Un rire nerveux franchit ses lèvres, puis elle secoua la tête presque d'emblée, en dépit de ses joues qui s'embrasaient encore rien qu'à s'imaginer la scène déraisonnablement tentante qu'il lui proposait là. Étincelles, étincelles...

— N-non... Pas vraiment, non.

— Tant mieux, répondit-il avec un amusement à peine dissimulé, sans lui laisser le temps de poursuivre. T'es un peu petite pour moi, donc on va juste bien se niquer le dos si on fait ça. Puis... un lit, c'est quand même beaucoup plus confortable ~

Ce disant, Tooru lui effleura distraitement le bord de la mâchoire du bout de ses longs doigts abîmés par le volleyball. La jeune fille frémit, électrisée par ce contact qui la fit battre des paupières pour se ressaisir fébrilement – sans grand résultat. Sa bouche s'assécha et, le regard suspendu aux lèvres retroussées de son interlocuteur, elle songea un instant au moyen tout trouvé qu'elle avait là de se « réhydrater », avant de chasser cette idée de son esprit. Elle avait un détail à vérifier avant ça, et lui l'avait bien compris.

— Qu'est-ce qui t'embête avec la porte, Sae-chan ? reprit-il en se penchant un peu plus vers elle, jusqu'à ce que ses lèvres chaudes lui effleurent le lobe de l'oreille.

— J-je me demandais juste si on l'avait bien fermée à clé...

— À double tour, même. Pourquoi ça ?

L'adolescente déglutit, mais ne répondit pas tout de suite, non seulement par peur de le dire à haute voix mais aussi parce que ses tendresses inconscientes à la surface de sa peau perturbaient le fil de ses pensées. Parviendrait-elle un jour à tenir une conversation de plus de trente secondes dans la chaleur de ses bras ? Ou bien était-elle condamnée à se faire engloutir par ses émotions et ses sentiments à chaque fois que Tooru la toucherait ? C'était aussi affriolant que ça n'était agaçant ; elle soupira, essayant de rassembler un minimum ses esprits pour lui faire part de la source de son angoisse.

— J'ai... pas envie qu'on nous surprenne, avoua-t-elle d'une toute petite voix, les yeux baissés pour éviter de croiser les siens.

— Par rapport à ton père ? comprit-il aussitôt.

Fusae opina du chef, la lippe prisonnière de ses dents, et l'attention focalisée sur ce bout de tissu qui s'enroulait bien trop facilement autour de ses doigts fébriles, à vrai dire. C'était une façon pour elle d'appréhender le silence gênant qui flottait sur leur discussion après son aveu, entrecoupé de leurs respirations lourdes – quoiqu'elles se calmaient au fil des secondes. L'avait-elle vexé en disant cela ? C'était pourtant lui qui s'était présenté comme son petit-ami à son père, et elle lui avait fait comprendre que ça ne la gênait pas. Craignait-il sans doute qu'elle était revenue sur sa décision ? Avait-elle pu le laisser entendre avec cette hésitation ? Son angoisse augmenta d'un cran à cette idée, ce qui la poussa à lever précipitamment la tête pour se corriger, le rassurer, se confondre en excuses. Bref, tout ce qui pouvait un tant soit peu limiter la casse.

Malheureusement pour elle, ce fut tout le contraire. Son geste s'avéra un poil trop vif pour son interlocuteur, qui ne recula pas à temps : le front de l'adolescente percuta le coin de sa mâchoire dans un bruit sourd, et la douleur explosa dans la seconde en même temps que les regrets. Tooru laissa échapper un « oof » d'agonie, avant de s'effondrer totalement sur elle pour enfouir son visage dans l'oreiller. Les yeux écarquillés, choquée par sa bêtise constante et la proximité soudaine qui en découlait – son ventre se soulevait littéralement contre le sien au gré de sa respiration accélérée par le coup – Fusae mit une ou deux longues secondes à se ressaisir. Elle venait de filer le coup de boule du siècle à Oikawa Tooru.

— Pardon, pardon, pardon ! chuchota-t-elle en tentant de reculer, certes un peu à regret, pour s'assurer qu'il n'était pas blessé.

— Je vais finir par croire que tu veux ma mort, Sae-chan, lâcha-t-il contre son oreille d'une voix enrouée par la douleur, même si l'amusement y était palpable.

— J'suis désolée, je voulais vraiment pas...

— J'espère bien, parce que si c'était volontaire, je me poserais des questions ~

Cette remarque lui arracha un petit rire nerveux, mais tout de même un peu triste. La joie retomba aussi sec. Son angoisse et sa maladresse lui apportaient bien des soucis. Ça avait toujours été le cas jusque-là, et elle avait su plus ou moins gérer. Mais là, avec lui, elle avait l'impression de perdre totalement les pédales. Tout ça parce qu'elle n'était pas fichue de contrôler et assumer ses émotions plus de cinq minutes... Elle était la reine des idiotes.

— Désolée, souffla-t-elle après quelques secondes muettes.

— J't'ai dit que c'était pas grave, répliqua son voisin en lui administrant une pichenette sur le menton, visiblement séparé de la douleur.

— Nan mais... pour tout ça. J-j'ai pas honte de toi ou plus envie que tu sois mon petit-ami, c'est juste que... j'veux pas que mon père nous surprenne comme ça. Je sais pas ce qu'il va en penser...

Le volleyeur ne répondit pas tout de suite, sûrement pour y réfléchir ou bien parce qu'il ne savait pas quoi lui répondre. Il n'avait pas non plus bougé, toujours affalé sur elle, à faire pétiller les étincelles encore et encore. Son souffle lui caressait le cou à chaque expiration, à un rythme régulier, si régulier qu'elle sentit sa propre respiration s'apaiser doucement. Oh, comme elle aurait aimer pouvoir s'endormir dans cette position. La voix songeuse de son voisin l'en empêcha cependant :

— Tu sais, pour quelqu'un qui n'aime pas son père, tu fais vachement attention à ce qu'il peut penser de toi.

Ça avait été dit laconiquement, sans émotion ou volonté d'enjoliver les choses, et encore moins de taquinerie. C'était simple et direct, en provenance directe du fond de ses pensées, mais peut-être que c'était ce dont Fusae avait besoin. Elle voulut s'offusquer, protester, nier cette affirmation plus que stupide, ridicule même face à l'état dans lequel elle se retrouvait à chaque fois qu'elle venait à Tokyo. Or à part une ou deux rougeurs dans la nuit, preuve que son interlocuteur avait fait mouche, il n'en fut absolument rien.

Au fond, Tooru avait raison. Elle en avait quelque chose à faire, de son père.

— Sae-chan, l'appela son voisin, en glissant un doigt sur sa joue pour la forcer à tourner la tête vers lui. Tu sais ce qu'il m'a dit hier, ton père, quand on était seul à seul au restaurant ?

Leurs regards se trouvèrent dans l'éclat de la lune. Acier contre airain, et le reste du monde disparut en arrière-plan. Pour une fois, ni amusement ni passion ne venaient illuminer ses jolis yeux bruns, mais plutôt une touche d'affection sincère qui se faufilait jusqu'à son cœur pour lui faire rater un ou deux battements. Et cela fonctionna, bien sûr.

— Il a dit que c'était la première fois qu'il te voyait aussi expressive à Tokyo, murmura-t-il sans la lâcher des yeux. Il a dit que pour une fois, t'avais l'air bien.

Elle retint son souffle, alors même que sa main venait lui épouser la joue, terriblement grande pour son visage picotant d'émotion. La chaleur pouvait venir d'elle ou de lui, peut-être même des deux, mais ça n'avait plus d'importance ; elle était là, diablement rassurante. Sa lèvre inférieure trembla, et elle aurait pu jurer que son regard glissa furtivement dessus avant de revenir sur ses yeux lorsqu'il poursuivit, après s'être éclairci la gorge :.

— Il a aussi dit que même s'il ne me connaissait pas, même s'il ne savait absolument pas ce que je valais, il était prêt à m'accepter pout tous les week-ends que tu passerais chez lui, juste pour ça. Juste parce que tu avais l'air bien avec moi.

— V-vraiment ? Il a vraiment dit ça ?

Un sourire fleurit à la commissure de ses lèvres, un si éblouissant sourire pour lequel elle tomba à nouveau, puis il acquiesça.

— Oui oui ! Bon, il a aussi ajouté qu'il était ceinture noire de ju-jitsu, mais... je crois qu'il m'aime bien, gloussa-t-il non sans fierté.

Le rire de Tooru s'évanouit bien vite dans la nuit, à l'instar d'une étoile filante qui apparaît aux yeux de quelques rares chanceux avant de disparaître pour toujours. Le cœur au bord de l'implosion, Fusae se dit avec une satisfaction un peu égoïste que c'était elle, la chanceuse de ce soir, la seule à découvrir cette partie de lui que personne ne pouvait espérer voir un jour. Et l'espace d'un court moment, elle se laissa bercer par la joie qui ajoutait une touche de lumière sur les ombres de son visage, loin de ses habituelle moqueries ou moues, et si proche de cette authenticité angélique dont elle s'était inspirée pour la plupart de ses portraits.

Ce fut prompt, cependant : le sérieux refit vite surface sur ses traits délicats, lorsqu'il appuya son front contre celui de sa petite voisine. Son doigt dansa un instant sur sa joue, puis se faufila dans ses cheveux noirs, dont il enroula distraitement une boucle épaisse autour de sa dernière phalange. Et sa voix vibra comme un ronronnement dans sa peau :

— Toi aussi, il t'aime, tu sais. Il tient vraiment à toi.

Ce disant, il leva les yeux vers elle, de sorte à ce que leurs prunelles se rencontrent à nouveau. À bout de souffle, Fusae ne répondit pas. La culpabilité lui enserrait le cœur, depuis bien trop d'années déjà, étouffée par la rancune et la colère que son départ avait causées. Un soupir dépassa ses lèvres pour aller percuter l'air paisible du soir, si calme et équilibré par rapport à tous les sentiments contradictoires qui se bousculaient dans sa tête. Pardonner et faire table rase lui semblait impossible ; jamais elle ne pourrait oublier son enfance sans père, avec une mère trimant comme jamais pour élever ses deux filles aussi dignement que possible. Or tanguer dans les souvenirs sans jamais avancer ne lui semblait pas être une meilleure solution non plus. Ses pensées s'envolèrent vers sa maman aimante à Sendai, vers sa sœur aînée à l'autre bout du pays pour ses études, ou encore vers son frère et sa belle-mère de l'autre côté du mur, tous étrangers à ce tiraillement intérieur. Pourquoi était-ce si compliqué ? Et comment pouvait-elle encore l'apprécier après tout ce qui s'était passé ?

— Tooru, chuchota-t-elle après un silence éternellement long, et il fredonna en réponse. Tu crois que c'est mal de les aimer après... après tout ce qu'il y a eu ?

Même à mi-voix, c'était un cri du cœur. Là, pour la première fois depuis que son père était réapparu dans sa vie, Fusae arrivait à mettre des mots sur ce qu'elle ressentait, à prononcer cette question qui la taraudait depuis l'aube de son adolescence. Avec quelqu'un qu'elle ne connaissait que depuis deux mois qui plus est, là où tous ses proches avaient essuyé un échec cuisant. Elle soupira. C'était étrangement libérateur, d'une certaine manière. L'étreinte de son voisin autour de sa taille se resserra imperceptiblement.

— C'est pas à moi de te dire quoi faire, Sae-chan, murmura-t-il tout contre sa tempe, une fois le silence révolu. C'est à personne de le faire, à vrai dire. T'aimes qui tu veux, et tu dois pas t'en vouloir pour ça.

Et son cœur de s'emballer bêtement à ces mots, comme ils étaient criants de vérité, comme ils étaient ce qu'elle avait sans savoir attendu des années durant. Le brouillard autour d'eux se densifia autant qu'il se dissipa, et soudain, tout sembla s'éclaircir. Tooru ne lui disait pas ce qu'il fallait faire ou ne pas faire pour s'en sortir, il ne lui proposait pas de solution miracle à toutes ses misères ou de les régler à sa place, pas plus qu'il ne la pointait du doigt ou lui reprochait son manque de coopération. Tout ce qu'il faisait, c'était la tenir dans ses bras et la rassurer, sans jamais prendre de parti, sans une seule fois porter de jugement. Au fond, c'était peut-être tout ce dont elle avait besoin. Une présence chaude contre laquelle se blottir, un soutien capable de réduire à néant ses angoisses à la seule force des mots.

Comme un message du ciel, un filet de lumière crue se faufila à travers les rideaux mal tirés pour éclairer à moitié la chambre et leurs silhouettes entrelacées sur le lit. Le cœur battant, Fusae laissa son regard parcourir le visage de Tooru tout près du sien, s'attarda sur ce sourire discret au coin de ses lèvres et sur la courbe de plus en plus appuyée de ses fossettes, jusqu'à remonter lentement sur ses yeux, sur cet éclat de bronze qui l'avait conquise depuis trop longtemps déjà. Ils pétillèrent d'amusement sous l'attention plus qu'appuyée – son sérieux avait été de courte durée.

— Ne te moque pas, l'avertit-elle en le voyant ouvrir la bouche pour la taquiner à n'en point douter, ou alors je... je te vomis dessus. Encore.

— Je préfère encore un deuxième coup de boule à ce compte-là, répondit-il dans un rire contre sa joue.

Le ricanement lui arracha un frisson, que lui ne manqua pas, bien évidemment. Ça ne fit qu'attiser son amusement – et peut-être même autre chose de plus intime, pour la faire rougir de plus belle. À croire qu'il jouait définitivement avec elle, le volleyeur se colla un peu plus à Fusae, l'emprisonnant ainsi dans son odeur étourdissante. Elle la respira à pleins poumons, quitte à y perdre un peu d'elle-même dans le processus, puis ferma les yeux, béate.

— J'ai envie que cette nuit dure pour toujours, avoua-t-elle à mi-voix, et il arqua un sourcil surpris.

— Pour m'assommer encore et encore ?

Elle gloussa nerveusement.

— Oui ! Enfin, pas seulement.

— Comment ça, « pas seulement » ? s'offusqua-t-il un instant, une moue boudeuse sur les lèvres, avant de se redresser d'un coup. Oh, je sais !

L'air faussement renfrogné qui balayait ses traits disparut derrière un sourire narquois tout à fait redoutable, signe qu'une folle idée lui traversait l'esprit. Méfiante, elle se tassa un peu plus dans le matelas, alors même que lui accompagnait son mouvement jusqu'à se retrouver entièrement au-dessus d'elle.

— C'est les bisous, c'est ça ? Avoue, c'est surtout pour ça que tu veux pas que la nuit se termine, t'es déjà accro ~

— Non, absolument pas, nia-t-elle plus pour la forme que par conviction – le sourire qui lui chatouillait les lèvres était de plus en plus irrépressible.

— Si, c'est totalement ça, susurra Tooru tout contre ses lèvres, sur lesquelles il plaqua trois baisers rieurs.

Une nouvelle fois, Fusae secoua faiblement la tête, et la friction de sa peau contre la sienne invita le volleyeur à l'embrasser à nouveau – pas qu'elle s'en plaigne, oh que non. Ses joues se réchauffèrent.

— C'est à se demander comment tu vas tenir quand je serai en Argentine, ajouta-t-il entre deux morsures trépidantes. Ça va trop te manquer ~

Nouveau baiser furtif, tandis qu'elle faisait toujours non de la tête. Il se redressa de quelques centimètres pour pincer les lèvres dans une moue exagérément songeuse, qui jurait avec son regard mutin.

— En fait, je vais trop te manquer, c'est ça ? s'enorgueillit-il, et elle haussa les épaules pour toute réponse.

— Un peu.

Un peu beaucoup.

— T'es nulle comme menteuse, Sae-chan, conclut Tooru, en écho à une vieille conversation où il lui avait déjà fait cette remarque, mot pour mot.

Et il replongea sur ses lèvres pour les picorer au moment même où elle répondait, comme pour l'empêcher de nier à nouveau les faits. Sa « protestation » disparut dans les néants de leur étreinte, alors même que lui approfondissait le baiser avec ferveur. Fusae s'y abandonna sans attendre. Une de ses mains se faufila machinalement sur la nuque du garçon, où elle se crispa furtivement sur le col en tissu de son t-shirt lorsqu'il lui mordilla la lèvre. Tooru s'en amusa aussitôt.

— Tu vois, tu t'accroches à moi, soupira-t-il en déviant lentement sur sa joue, puis sa mâchoire et enfin son cou. Je vais tellement te manquer que tu vas devoir venir me rejoindre en Argentine après avoir fini Geidai ~

— C'est pas l'envie qui me manque, mais... commença-t-elle avant de s'interrompre, le souffle coupé par ses lèvres qui s'attardaient un peu trop sous le lobe de son oreille.

— Mais ?

Il s'était relevé subitement, un sourire excessivement innocent aux lèvres – ne manquait plus que l'auréole au-dessus de sa tête pour compléter le tableau. Fusae sentit les flammes lui dévorer le visage sous la caresse de ses yeux, pourtant si proches des siens qui ne le quittaient plus. Était-ce un tour de son esprit, ou bien avait-il l'air plus beau encore d'aussi près, les cheveux emmêlés par ses soins et les lèvres légèrement gonflées ? Elle déglutit pour s'éclaircir l'esprit, avant de répondre d'une voix trémolante.

— M-mais ça veut dire qu'il faut que j'apprenne l'espagnol. Déjà que l'anglais, c'est pas trop ça...

— T'as encore le temps pour ça, Sae-chan, on en est encore loin, chantonna-t-il avec sa nonchalance presque enjôleuse sur les bords. On devrait plutôt profiter de maintenant, nan ?

Comme pour accompagner le geste à la parole, si proche de son oreille qu'elle sentait sa voix s'immiscer dans sa peau, il repartait distraitement à l'assaut de son cou. L'artiste frémit, foudroyée par les picotements que ses lèvres laissaient derrière elles sur sa peau. Au fond de son esprit où les odeurs et les saveurs se confondaient pour ne tourner plus qu'autour de Tooru, les étincelles dansaient inlassablement, crépitantes et lumineuses, de plus en plus vives au gré des secondes qui s'écoulaient, à mesure que la passion s'emparait définitivement d'eux.

Le temps se perdit dans sa course. À un moment que Fusae n'aurait pas su définir exactement, leurs lèvres se retrouvèrent dans le secret des draps, comme deux aimants dont le magnétisme avait été exacerbé à l'excès. Tout s'enflamma. Les caresses se firent plus fébriles, les baisers plus avides, les respirations plus haletantes. Ils ne savaient plus où donner de la tête. Les doigts de Tooru alternaient entre ses cheveux et ses épaules, ses joues et sa taille, son cou et ses omoplates. C'était à croire qu'il souhaitait laisser son A.D.N. sur chaque parcelle de son corps, la revendiquer comme sienne. Et ça ne la dérangeait que moyennement ; elle voulait lui appartenir tout entière.

L'adolescente ne pouvait même pas dire de rejeter la faute sur lui ; elle non plus n'était plus tout à fait innocente. Elle en avait bien conscience dans ce maelström d'émotions, de ses mains qui s'agrippaient à son col ou à ses boucles brunes, ou de son dos qui se cambrait pour suivre les mouvements du volleyeur et épouser sa chaleur dans sa totalité. Au fond, elle ne se laissait pas emporter par les flammes, elle les attisait tout autant à sa manière, quitte à se brûler les doigts dans ces accès d'inconscience. Et ce fut cet éclat de lucidité qui transperça le brouillard dans lequel ils se noyaient à cœur joie, qui les ramena brutalement à la surface.

— T-Tooru, attends, je... bégaya Fusae à brûle-pourpoint, en posant ses mains sur les larges épaules de son voisin pour tenter de mettre fin à leur étreinte aussi doucement que possible.

Bien que soupirés dans le silence de la chambre par manque d'air, ses mots et son geste eurent un effet immédiat sur le volleyeur. Ce dernier lâcha ses lèvres dans la seconde pour la contempler, l'œil hagard et le souffle court contre son visage, reflet de l'état dans lequel elle devait se trouver elle aussi. Il était à tomber, bien sûr, même avec cet air confus sur le visage. Oh, comme elle aurait aimé passer la nuit à l'embrasser encore et encore, si seulement il n'y avait pas eu ce sursaut de conscience.

— Je crois pas que... commença-t-elle en secouant faiblement la tête. E-enfin, je sais pas si... si on...

— T'inquiète Sae-chan, l'interrompit Tooru à sa plus grande surprise, la voix un peu rauque sur la fin. Moi non plus, j'suis pas prêt.

L'aveu secoua son cœur tout entier, à tel point que Fusae mit de longues secondes à l'assimiler. Il n'était pas prêt, pas prêt à aller plus loin et à se laisser tout de suite emporter par le flot de sensations, pas prêt à brûler les étapes sans égard pour la suite. Son corps, lui, était prêt : elle le sentait inconsciemment appuyer contre son bas-ventre, assez pour ne pas passer inaperçu – et elle mentirait en disant que son propre corps ne s'enflammait pas en retour, tous les sens en alerte. Or mentalement, lui tout comme elle n'était pas prêt. C'était trop tôt, trop nouveau, trop tout. Un soupir de soulagement dépassa ses lèvres sans même qu'elle ne s'en rende compte.

— J'ai vraiment envie de prendre mon temps avec toi, déclara-t-il dans un soupir qui lui brûla la joue.

Ce disant, son voisin lui effleura l'épaule du bout des doigts. Il dessina des arabesques le long de sa peau qui se couvrit de chair de poule en réponse, et descendit en cascade sur son bras tremblotant, jusqu'à atteindre son poignet au-dessus de sa tête et enfin sa main. Là, ses doigts lui chatouillèrent la paume furtivement, à lui arracher un ou deux frissons d'aise, avant de se glisser avec langueur entre les siens et de les serrer doucement, comme pour sceller une promesse tacite que seuls leurs yeux prononçaient. Fusae se sentit faiblir, et ce n'était pas seulement à cause de la fatigue.

— Moi aussi, admit-elle alors dans un murmure, j'ai envie de prendre mon temps...

Son sourire se refléta sur le visage de Tooru, qui l'embrassa du bout des lèvres et l'attira contre lui. L'adolescente hésita une courte, très courte seconde avant de nicher son visage dans son cou, enfin appaisée. Et, fermant les paupières, elle s'autorisa un dernier soupir d'aise, un « merci » adressé tant à son voisin qu'à tous les dieux qu'elle connaissait. Au fond, nul besoin de mots pour exprimer leurs ressentis ce soir. Les gestes se suffisaient à eux-mêmes.

Et leurs cœurs s'en contentaient largement.

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