Chapitre 35 ⋅ Mångata

Même si ce qui se passe dans ce chapitre était prévu depuis le début, j'espère que le fluff qui en dégouline compense un peu l'absence de chapitre la semaine précédente. Sur cette note de tendresse pour le début des vacances, je vous souhaite une bonne lecture ! 💖

Le yatai était comme une flamme dans la fraîcheur du soir. Si certes, avec le redoux de la journée, il faisait moins froid qu'à l'ordinaire, les nuits de novembre à Sendai restaient bercées par les vents du Grand Nord, et la friteuse crépitante dans le fond du stand de nourriture avait alors le don de réchauffer le cœur. Au-dessus, entre les volutes de fumée qui s'en échappaient, des guirlandes de lampions brillaient de mille couleurs et baignaient la rue de leur halo doré. Or rien de tout cela n'était aussi chaleureux que le sourire de Tooru quand il pivota vers sa voisine, deux brochettes de hyotanage entre les doigts.

Fusae n'aurait pas su expliquer comment elle s'était retrouvée là, dans la rue commerçante de Sendai-Est. Son voisin s'était entraîné pendant deux longues heures, assez longtemps pour que des gouttes de sueurs perlent de ses boucles brunes et que son visage rutile de rose, assez longtemps pour qu'elle le dessine à souhait depuis les gradins du gymnase, assez longtemps pour que dans les entrelacs de leurs passions, l'adolescente puisse ressasser encore et encore les mots qu'Oikawa lui avait lancés : il allait l'accompagner chez son père.

— Tu ne manges pas ? s'étonna Tooru, alors qu'ils remontaient la rue principale pour s'éloigner du yatai.

La jeune fille leva la tête du hyotanage qu'elle contemplait sans vraiment le regarder, perdue dans ses pensées. Ses tempes picotaient encore d'excitation bien des minutes après qu'il eut fait cette promesse, tant elle peinait à se l'arracher de la tête. Mais est-ce que ça valait le coup d'en reparler ? N'allait-il pas revenir sur ses mots ? Elle se ressaisit dans un soupir.

— Non, je me disais juste que... c'est la première fois que j'en mange, avoua-t-elle en louchant sur son casse-croûte.

— De quoi ? Des hyotanage ?

Elle acquiesça, lorgnant du coin de l'œil une de ses deux mains avec envie, qui l'avait lâchée par souci de simplicité avec ses brochettes, mais dont elle se languissait déjà de la chaleur. Son regard s'en détourna à regret pour se perdre dans le soir naissant.

— C'est de la crevette frite, expliqua simplement son voisin. Avec du ketchup au-dessus, donc t'as rien à craindre.

— C'est pas que je me méfie, c'est juste que j'ai jamais goûté, défendit-elle dans un petit rire.

— Et il y a une première fois à tout, Sae-chan, alors mange avant que ça soit froid ~

Là-dessus, une lueur malicieuse dans le regard, Tooru s'empara de son poignet pour hisser la brochette au niveau de son visage. L'odeur caramélisée de crevette et de friture lui chatouilla les narines, appétissante, presque aussi irrésistible que la fragrance pourtant plus éthérée de cannelle et de miel qui l'entourait. L'artiste ne put retenir un sourire, les joues rosissantes à cette pensée, et elle croqua dans la première boulette de fruit de mer.

— Alors ? s'enquit le volleyeur sans la quitter des yeux, le coin de ses lèvres se retroussant par intermittence alors qu'elle mâchait doucement.

— Hum, fit-elle avant de déglutir. Pas mal, pas mal.

— « Pas mal » seulement ? C'est la meilleure spécialité de Sendai, oui !

Elle ricana.

— C'est la première spécialité de Sendai que je goûte, aussi, donc pour moi c'est forcément la meilleure, à vrai dire.

— Tant mieux, décréta-t-il. Au moins tu pourras pas l'oublier ~

Un nouveau rire sur le bout des lèvres, Fusae approuva – même si ce n'était pas tant la saveur douce-amère que les circonstances dans lesquelles elle le goûtait qui la confortaient dans cette impression. Ses yeux s'attardèrent sur le profil rayonnant de son voisin, et les étincelles dans sa poitrine pétillèrent. Encore. Elle mordit une nouvelle fois dans sa boulette de crevette pour se dérober à ces sensations. Et ils s'engagèrent dans la foule.

Le voile de la nuit était déjà tombé sur la ville lorsque les deux voisins sortirent enfin de la rue commerçante, l'estomac plein et les bâtonnets de leurs brochettes dénudés de toute viande. Leurs pas les avaient menés sur la grande promenade au bord de la plage, à quelques dizaines de mètres de l'océan, dont le roulement des vagues résonnait comme le ronronnement d'un chat aux oreilles de la demoiselle. Dans une grande bouffée tremblotante, cette dernière inspira l'air iodé à plein poumons, comme si cela pouvait calmer la nervosité qui ne cessait de croître sous sa peau. Car le cadre était beau, magnifique même : la plage était déserte, le sable renvoyait l'indigo de la nuit au-dessus d'eux, et la mer brillait comme de l'argent en fusion sous l'éclat de la lune.

— Sae-chan ?

La voix de Tooru la tira à sa contemplation artistique pour la ramener à la réalité, et elle tourna la tête vers lui, qui l'attendait quelques pas plus loin. Il donnait l'air de venir d'un autre monde, à la pâle lumière des étoiles. Ses boucles brunes étaient un peu emmêlées, après son entraînement plus tôt dans l'après-midi, et il avait boutonné dimanche avec lundi en enfilant sa veste, mais son voisin demeurait radieux à tout moment de la journée. Même avec ce petit sourire en coin, à la fois narquois et confus, qu'il lui décochait doucement, il était irrémédiablement beau.

— Désolée, je... je regardais la lune, bredouilla-t-elle, comme il cherchait visiblement à comprendre pourquoi elle s'était soudain arrêtée – ce dont elle ne s'était même pas rendu compte.

Pour toute réponse, le volleyeur l'imita avec curiosité, tournant la tête vers la lune et l'océan afin de les admirer comme elle l'avait fait à l'instant. Ce faisant, il lui offrit son profil, plongé dans les ombres de la nuit et pourtant à couper le souffle. Même sans le voir dans la sombreur du soir, elle aurait pu mettre le doigt sur où ce grain de beauté au coin de la mâchoire, qu'elle n'avait vu que trop de fois pour l'oublier.

— Mångata, murmura-t-il alors.

— H-hein ? tressaillit l'adolescente, complètement perdue.

— Mångata, c'est comme ça que ça s'appelle.

Oikawa accompagna son explication d'un mouvement de la tête pour désigner l'océan. Le regard acier de la lycéenne alterna deux fois entre le panorama et lui, ce qui lui arracha un sourire, avant qu'il ne réduise la distance entre eux pour lui attraper la main.

— Le reflet de la lune dans l'eau, qui donne l'impression de dessiner une route sur la mer, ça s'appelle mångata, expliqua-t-il en tendant la main de la jeune fille en direction dudit reflet. C'est du norvégien ou du suédois, je crois.

— Ah ? laissa-t-elle échapper, plus hébétée par la familiarité de son geste que par ses mots. Mais... comment tu sais ça ?

— Je l'ai lu une fois sur internet. Ça fait partie de ces mots intraduisibles dans d'autres langues.

Fusae l'observa du coin de l'œil, oubliant la vue pour décocher un regard surpris à son voisin volleyeur. Elle ne doutait pas de son intelligence ou de l'étendue de sa culture, mais il était difficile de l'imaginer s'intéresser à ce genre de chose. Était-il vraiment en train de lui parler de linguistique ? Sans même remarquer son regard interloqué sur lui, ou alors le laissait-il couler sans amertume, son interlocuteur poursuivit.

— D'ailleurs, tu savais que « komorebi » est quasiment intraduisible dans la plupart des langues ?

— Mais... protesta-t-elle dans un froncement de nez machinal. Comment les gens font pour parler de la lumière dans les arbres, du coup ?

— Ils n'en parlent juste pas, ou alors ils font des paraphrases, supposa-t-il dans un haussement d'épaule détaché.

Sur ces mots, Tooru abandonna la lune pour se concentrer sur elle, qui ne l'avait pas lâché des yeux – comment aurait-elle pu ? – et demeurait silencieuse. Un air suffisant balaya ses traits avant de disparaître aussi sec lorsqu'elle frémit sous la caresse de son regard, et il fronça les sourcils.

— T'as froid ? demanda Tooru, un poil décontenancé, ce qu'elle se hâta de nier en secouant la tête.

— N-non non, ça va, au contraire même...

Je n'ai jamais été aussi bien, hurla une petite voix au fond de son esprit, mais cela ne dépassa pas ses lèvres. Le ton de sa voix dut le laisser entendre, toutefois, et son regard plein d'attente aussi, puisque son voisin se fendit d'un sourire enthousiaste qui l'éblouit tout entière.

— Super, ça te dit un bain de minuit, du coup ?

— Un... bain de minuit ? répéta-t-elle en clignant des yeux, hébétée – et elle n'était pas sûre que ce soit seulement dû à sa proposition.

— Oui, dans la mer. Juste tremper nos pieds, t'en fais pas. Il fait pas assez chaud pour se déshabiller entièrement.

L'artiste le contempla sans un mot, peu certaine de savoir quoi répondre. Parce que s'il avait fait un peu plus chaud, Oikawa aurait voulu qu'ils finissent en sous-vêtements dans la mer ? L'aurait-elle suivie, dans ce cas-là ? Cette simple hypothèse lui donna une réponse toute trouvée à la suggestion première du volleyeur, et mit ses sens en éveil. C'était troublant, comme ses pensées lui échappaient tout à coup, aussi troublant que ces étincelles qui rugissaient à nouveau au creux de sa poitrine à chaque fois. Les ailes qu'elle s'était senti pousser à cette idée battirent doucement ; sa main se resserra sur celle du garçon, et elle acquiesça dans un sourire.

Quelques instants plus tard, les deux adolescents avançaient timidement dans la mer, le pantalon retroussé au-dessus des genoux et la peau couverte de chair de poule face à la froideur de l'eau. Les regrets commençaient à poindre. À trois reprises, son voisin lui avait répété que c'était « bon pour le sang », mais il restait difficile pour Fusae de ne pas claquer des dents à mesure qu'ils s'éloignaient de la côte pour s'enfoncer dans l'eau glaciale et sombre, à tel point qu'elle ne voyait même pas où elle marchait. Et ça pourtant, même si la chaleur sécurisante de sa large main autour la sienne ne parvenait pas à le compenser entièrement, pour rien au monde la jeune fille ne l'aurait échangé contre autre chose. Un sentiment qui se renforça lorsque Tooru reprit la parole dans un murmure :

— Tu m'enverras une photo de ton dessin, hein ?

— Q-quoi ? Mais... lequel ? Et pourquoi faire ? bégaya-t-elle avec précipitation, paniquée à l'idée qu'il puisse se moquer d'elle sur ce simple détail.

— Celui que t'as fait tout à l'heure au gymnase. J'aimerais le poster sur Instagram.

Ces simples mots lui embrasèrent les joues, et non sans un coup d'œil furtif en direction de son voisin, elle bredouilla un « OK, pas de souci, t'inquiète » inintelligible, si bien qu'elle se demanda s'il l'avait bien entendue. Un unique rire lui fit écho, signe de tout et de rien dans l'épanchement des vagues sur le sable. Leurs pas ralentirent progressivement, jusqu'à ce que l'eau leur arrive au mollet et que seule la lune les contemple de ses larges rais d'argent. Même le reste du monde semblait s'être tu le temps d'une valse vespérale. Et au fond de sa poitrine, le cœur de Fusae s'apaisait enfin.

— Pourquoi tu veux le poster sur Instagram, ce dessin ? s'enquit-elle après avoir apprécié le silence de longues secondes durant.

— Déjà parce que comme le dit si bien Iwa-chan, il pète la classe. Et puis, ça fera rager Makki et Mattsun de voir qu'une jolie fille me dessine et pas eux ~

L'ancien capitaine d'Aobajohsai ponctua sa déclaration d'un ricanement discret qu'il ne prit même pas la peine d'étouffer, trop fier de son effet. Il ne remarqua même pas la teinte cramoisie que prenait le visage de son accompagnatrice à mesure que les mots tombaient de ses lèvres. C'était des compliments, ça ? Comme elle ne répondait pas, Oikawa lui donna un léger coup de coude dans le haut du bras pour la faire réagir, et elle battit des cils nerveusement avant de lever les yeux vers lui.

— J'espère que tu penseras à ton voisin beau-gosse quand tu seras devenue une artiste super connue et diplômée de Geidai, chantonna-t-il tout près d'elle, si près qu'elle vibra dans son bras et sa main avant d'atteindre ses tympans.

— Hum, je sais pas si t'es la bonne personne pour dire ça, murmura-t-elle dans une moue sceptique, malgré son visage qui s'enflammait un peu plus sous le compliment dissimulé. Après tout, c'est toi qui pars à l'autre bout du monde pour jouer en professionnel, pas moi.

Les sourcils de Tooru s'arquèrent à ces quelques mots, et le coin de ses lèvres se redressa subtilement.

— Moh, t'as peur que je t'oublie une fois en Argentine, Sae-chan ?

Il s'était légèrement penché vers elle dans une série de clapotis, réduisant dans ce geste la distance qui les séparait, suffisamment pour lui permettre de voir le sourire fier qui se dessinait sur ses lèvres. Elle retint son souffle, incapable de nier ce qu'il sous-entendait là, alors même que ses boucles brunes venaient lui caresser la tempe. Son regard mordoré glissa sur le visage de Fusae, qui se sentit fléchir, jusqu'à accrocher son regard dans la pénombre de la nuit. Et, de sa main libre, il lui administra une pichenette sur le front.

— T'inquiète pas pour ça, petite voisine, jamais je pourrai oublier la fille qui m'a dégobillé dessus ~

L'atmosphère retomba aussi vite qu'elle était montée. Bouche bée, la jeune fille mit quelques instants à réagir. Si un sourire lui mordit d'abord les lèvres, elle ne répondit pas à la taquinerie d'Oikawa – pas directement, tout du moins. Il ne s'écoula qu'une milliseconde où l'hésitation la hanta follement, avant que ses peurs ne s'envolent enfin ; dans un mouvement furtif, presque machinal, elle se baissa assez pour immerger sa main, puis sans crier gare, elle lui envoya une large gerbe d'eau au visage.

Difficile de déterminer ce qui était le plus jouissif, entre sa mine déconfite, sa protestation digne d'un enfant de cinq ans quand il recula de quelques pas, ou bien plus largement la facilité avec laquelle elle l'avait eue, mais Fusae éclata de rire. Un rire spontané, irrépressible, en écho avec celui qui l'avait saisie la fois précédente chez son voisin et qui lui avait laissé d'agréables séquelles, puisqu'il avait rompu bien des barrières ce jour-là. Et la même énergie semblait animer son interlocuteur, car quand il se redressa quelques secondes plus tard, le t-shirt à moitié mouillé et ses boucles brunes collées à son front par l'eau, un redoutable sourire narquois dansait sur ses lèvres.

— Tu veux vraiment jouer à ça, Sae-chan ?

Elle haussa les épaules pour toute réponse, sans se départir de son air insolent. Son voisin n'eut besoin de rien de plus ; il se mut presque aussi vite que la lumière. Tout ce que la noiraude eut le temps de faire fut de lever la main pour se protéger le visage et couiner de surprise, alors même que lui l'arrosait en retour.

Ce fut le début d'un rude combat. Fusae répliqua aussi sec, pour se faire asperger dans la seconde par Oikawa, et bientôt, il n'y eut plus que des éclaboussures entre leurs deux silhouettes agitées. L'eau était froide, glacée même, sur leur peau et sur leurs vêtements déjà bien imbibés, et ils finiraient sûrement frigorifiés avant la fin de la soirée, mais c'était une motivation de plus pour arroser l'autre à nouveau. Alors leur bataille d'eau continua des minutes durant, avec pour seul témoin et arbitre la voûte céleste au-dessus d'eux. Et leurs éclats de rire s'y envolèrent, spontanés, irrépressibles, presque mélodieux entre les roulements des vagues autour d'eux.

C'était un moment hors du temps, que tous les mots du monde – japonais ou non – n'auraient jamais pu décrire à la perfection. Oubliés, les petits tracas de leur vie quotidienne et de leur avenir. Oubliés, Geidai, l'Argentine, le stress des examens à venir, le volley, le dessin. Oubliées, l'eau polluée de l'océan pacifique et la fraîcheur de l'automne qui finirait par leur filer une pneumonie. Il n'y avait plus qu'eux, isolés du monde, dans leur bulle de jets d'eau et de rires que rien n'aurait pu éclater.

Quand enfin la hache de guerre fut enterrée, bien des minutes plus tard, Fusae grelottait. Elle avait mal aux abdominaux et aux joues à force de glousser, le souffle lui manquait follement, et des frissons la saisissaient à chaque fois que la brise nocturne lui caressait la nuque, mais le sourire qui lui dévorait les lèvres ne voulait pas disparaître. Comme celui qui illuminait le visage de Tooru à quelques pas d'elle. Son voisin était au moins aussi trempé qu'elle, vu les gouttelettes qui dégoulinaient de ses cheveux jusque sur son visage, mais il ne semblait pas y porter plus d'attention que ça, les yeux rivés sur elle.

— T'es aussi nulle en bataille d'eau qu'en volley, Sae-chan, déclara-t-il en secouant la tête d'un air exagérément moqueur.

— Humpf, t'es beaucoup plus grand que moi, en même temps, bougonna l'intéressée pour toute réponse – comme si la taille pouvait réellement changer la donne dans une simple bataille d'eau.

— Ah la la, piètre menteuse, stalkeuse, vomisseuse compulsive, et de mauvaise foi. Ça en fait, des défauts, petite voisine ~

— Tu veux qu'on fasse la liste de tes défauts, à toi aussi ? Parce qu'on en a pour la soirée, à ce compte-là.

Il gloussa, nullement vexé par les mots de sa voisine, puis se rapprocha d'elle avec nonchalance. S'attendant à une nouvelle éclaboussure de sa part, l'artiste voulut reculer pour esquiver cette attaque, mais se trouva déséquilibrée par l'eau qui réduisait considérablement son champ de mouvement. Elle allait tomber en arrière, à deux doigts de piquer malgré elle une tête dans les quarante centimètres d'eau où ils se tenaient, quand le bras puissant d'Oikawa s'enroula autour de sa taille et la stabilisa. L'air se bloqua dans sa poitrine, et mille émotions s'entrechoquèrent dans son esprit face à cette soudaine proximité, puis elle leva timidement la tête vers son visage rieur.

Acier contre airain. Leurs regards se percutèrent dans le halo argenté de la lune, plus proches qu'ils ne l'avaient jamais été auparavant, et il sembla à Fusae que le temps atteignait le bout de sa course. Leurs respirations se mêlèrent, chaudes, si chaudes sur leurs peaux refroidies par la mer, à l'instar de la prise à la fois ferme et délicate autour de sa taille. Elle prit une inspiration tremblotante, teintée de son odeur qui lui emmêlait les sens. Lui se perdait dans la contemplation de son visage, de ses mèches corbeaux humides à ses tâches de rousseur, jusqu'à effleurer sa bouche entrouverte, qui frémit sous la caresse de son regard. Son cœur s'emballa, dans l'attente du reste. La route vers les étoiles était à portée de lèvres... ils s'y engagèrent d'un même mouvement, d'un même saut l'un vers l'autre. Et la distance vola en éclats.

Leurs lèvres se trouvèrent dans une pluie d'étincelles au milieu du brouillard. Chatoyantes. Libératrices. Tout ce que Fusae s'était retenu d'éprouver jusque-là lui échappa comme une nuée de feux follets pour se répandre dans sa poitrine, ses veines, son corps tout entier. Tout s'embrasait, et elle avait la folle envie de se laisser consumer toute entière. Peut-être perdrait-elle l'esprit dans ce baiser, si ce n'est plus. Qu'importe. Seuls importaient les lèvres de Tooru sur les sienne, sa main sur sa nuque pour la maintenir près de lui, son torse qui se soulevait contre sa poitrine à chaque halètement, les battements effrénés de son cœur en écho au sien au moins aussi submergé... et toute la myriade de sensations qui en résultait. Ils étaient en osmose.

Les deux adolescents se séparèrent bien des secondes plus tard – à moins que ce ne soit des minutes ? – à court de souffle et le cœur en chamade. Reflet de son propre état, Tooru avait l'œil hagard, avide même, et cela se confirma à trois reprises quand il recaptura ses lèvres du bout des siennes à peine celles-ci séparées. Pas que Fusae ne s'en plaigne, au contraire, l'esprit trop embrumé par chacun de ces baisers pour chercher une excuse et le repousser. Mais quand enfin il eut terminé de lui picorer la bouche, le bout de sa langue se faufilant à chaque fois entre ses lèvres, la jeune fille chancela contre lui. Le volleyeur laissa échapper un ricanement rauque.

— Je pensais pas que ça te secouerait à ce point, Sae-chan, chantonna-t-il contre son oreille en la stabilisant néanmoins.

— Hum, oublie ça s'il te plaît, se renfrogna l'artiste qui rougissait de plus belle, mais il comprit à côté.

— Oh ben non, ça fait des jours que j'y pense, c'est pas pour l'oublier de sitôt ~

Elle sentit sa lippe trembler d'émotion. C'était donc à ce point ? Lui aussi avait imaginé ça en boucle jusque dans ses rêves ? À se demander ce que ça ferait de l'embrasser, si cela allait arriver un jour, ou bien quelle saveur pouvait bien avoir ses lèvres. Cette dernière question occulta tout le reste, puisqu'à l'instant où elle lui traversait l'esprit, ses yeux coulissaient machinalement sur ses lèvres pleines à quelques centimètres de son front. Et ce coup d'œil, Oikawa ne le manqua pas, oh ça non.

— Ça te manque déjà, Sae-chan ? la taquina-t-il de ce sourire exagérément suffisant, en appuyant son front contre celui de la jeune fille.

— Que... ? N-non, absolument pas, je... j'peux très bien me passer de... mentit-elle sans succès, mais il lui coupa la parole d'un petit rire.

— T'as de la chance, petite voisine, je suis d'humeur généreuse ce soir.

Fusae voulut protester pour la forme, mais en voyant son voisin se pencher à nouveau vers son visage, elle fut bien obligée de reconnaître que ni son cœur ni sa raison n'avaient envie de passer à côté de ça. Alors elle s'abandonna à la brûlure de ses lèvres sur les siennes, qui lui arrachèrent une série de frissons, et elle aurait juré sentir la commissure de sa bouche se retrousser dans un sourire à cet instant-là. Ce fut toutefois court, trop court même au goût de la noiraude, car une vibration dans la poche du garçon les interrompit subitement, à croire que c'était une malédiction. Mettant fin à leur étreinte dans un soupir, Tooru recula légèrement pour sortir son téléphone portable, qu'il consulta vaguement avant de le porter à son oreille, une moue boudeuse sur le bout des lèvres.

— Oui ? fit-il dans le combiné, et après une ou deux secondes, ses yeux se baissèrent sur elle, qui s'empourpra. Yep, elle est avec moi, là... Ça va, on est en ville, pas en Afrique du Sud... Hum, c'est bon, on arrive.

Sur ces mots, Oikawa raccrocha en soupirant de façon un peu trop dramatique pour que ça soit naturel. Pourtant la jeune fille n'osa faire aucun commentaire face au froncement furtif de ses sourcils, et se contenta de l'interroger du regard.

— C'était ma mère, expliqua le brun laconiquement. Ta mère est allée la voir parce qu'elle s'inquiétait de ne pas te voir revenir.

— A-ah ? fit aussitôt Fusae, un peu soucieuse sur les bords.

— Oui, du coup elles sont inquiètes toutes les deux maintenant. On va passer un sale quart d'heure en rentrant, surtout vu comment on est trempés ~

Ce disant, il désigna d'un geste vague de la main leurs tenues encore mouillées de la bataille d'eau qu'ils avaient faite plus tôt dans la soirée. Ce serait un miracle s'ils n'attrapaient pas la mort sur la route du retour. La noiraude grimaça, se rappelant alors du froid ambiant, que l'étreinte de Tooru avait su occulter. Ce dernier interpréta d'ailleurs l'expression de son visage comme de l'inquiétude, et ses doigts vinrent administrer une pichenette tendre contre sa tempe :

— Mais t'en fais pas, Sae-chan, je regrette vraiment pas d'avoir passé cette soirée avec toi.

Ils y sont enfin  🥰

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