Chapitre 13 · Échange de bons procédés
La proposition d'Oikawa laissa Fusae dans une douce euphorie mêlée d'incrédulité. Avait-elle vraiment accepté ce plan abracadabrantesque, de se faire passer pour sa petite-amie en échange de quelques dessins ? Elle avait bien de la peine à y croire elle-même. D'aucuns auraient pu dire qu'elle s'était fait pigeonner en beauté, et c'est à peu près ce qu'elle pensait de sa propre frivolité. Cependant, au fond de son être, une minuscule partie d'elle jubilait. Elle pourrait enfin l'esquisser et laisser libre cours à sa fibre artistique, tout ça sans passer pour une tordue pour une fois. Et aussi bête que cela puisse paraître, ça n'avait pas de prix.
— Donc tu es officiellement en couple avec ce mec, déclara Yuna en haussant un sourcil vaguement sceptique.
Elle hocha la tête. Les deux lycéennes sortaient à l'instant de leur cours d'anglais, où comme chaque lundi la moitié de la classe avait sommeillé pendant la dernière demi-heure, écrasée par les longues listes de verbes irréguliers. À la sonnerie, Fusae s'était empressée de rejoindre sa meilleure amie pour lui raconter ses mésaventures du vendredi précédent, ainsi que le terrible pacte qu'elle avait fait avec son voisin.
— Oui, « officiellement ». Officieusement, c'est une autre histoire...
La fin de sa phrase fut engloutie par le brouhaha de la foule dans les couloirs de l'établissement, mais sa sœur de cœur la comprit sans peine.
— C'est une chance, tu pourras essayer de le pécho, comme ça.
— Mouais, c'est pas trop mon but, grimaça la noiraude en se rapprochant d'elle autant pour l'entendre que pour éviter d'être compressée par ses camarades. Je veux juste le dessiner, pour l'instant.
— Ha, l'interrompit-elle dans un ricanement un peu sceptique, ça commence comme ça et ça finit comme dans Titanic.
— Je l'ai jamais vu. De toute façon, j'te rassure je compte pas monter en bateau avec lui, j'ai le mal de...
— Attends, t'as jamais vu Titanic ? s'étonna Yuna et l'autre fit non de la tête. Bon, en soi tu rates pas grand chose, mais ne serait-ce que pour piger la réf. Rah, j't'enverrai les extraits ce soir...
Fusae acquiesça sans grande conviction, peu enthousiasmée par l'idée de passer sa soirée à regarder des morceaux d'un film qui ne l'avait jamais intéressée, mais elle ne protesta pas davantage. Au moment où son amie finissait sa tirade, elle dut s'écarter d'elle pour laisser passer un de leurs camarades de classe, Yoshita Kou si elle ne se trompait pas, qui fendait la foule de son balais, tel un Moïse des temps modernes. Elle ne connaissait pas très bien le garçon, mais le savait populaire auprès de la gent féminine. Il accorda un éclatant sourire aux deux jeunes filles, puis disparut au bout du couloir en direction de leur classe, de corvée de nettoyage ce jour-là.
— Wow, Yoshita-san est en forme aujourd'hui, fit-elle remarquer avec ahurissement en laissant son regard s'attarder sur le bout du couloir.
— C'est normal, on a un date ce soir.
— Attends, quoi ?!
Cette annonce faillit bien faire manquer une marche d'escalier à la noiraude, mais elle se rattrapa de justesse à la rampe. Et, profitant du fait qu'elles étaient à l'arrêt sur le palier du deuxième étage, l'artiste pivota vers Yuna pour l'interroger du regard. Un délicat rose s'était emparé de ses joues, signe d'une gêne intense qui apparaissait rarement chez sa caractérielle meilleure amie. L'autre plaqua une main sur sa bouche, abasourdie.
— J'y crois pas, vous sortez ensemble ?
— Pas encore ! couina-t-elle avant d'attraper son poignet pour l'entraîner à sa suite et l'éloigner des oreilles indiscrètes.
— Pas encore ? répéta l'artiste, dans l'incompréhension. Donc t'attendais d'avoir conclus pour me le dire, c'est ça ?
— Oui ben écoute, toi ça fait bien trois mois que tu dessines ton voisin en scred, et je l'ai appris la semaine dernière seulement.
Si Fusae ouvrit la bouche un instant, offusquée que sa meilleure amie utilise cette carte dans leur discussion, elle la referma aussi sec. Ce n'était pas totalement faux. Loin de lui en vouloir, elle était surtout surprise de ne rien avoir vu venir concernant cette histoire. Depuis combien de temps cela durait-il ? Comment est-ce que ça avait commencé ? Des dizaines de questions lui brûlèrent les lèvres sans jamais les dépasser, car Yuna lui coupa l'herbe sous le pied.
— C'est rien, on va dire qu'on est quitte. Mais ton nouveau mec...
— Mon prétendu mec, corrigea-t-elle automatiquement en lui jetant un coup d'œil agacé.
— Bref. Tu dois le voir aujourd'hui, pour prétendre que vous êtes ensemble ?
— Non, il m'a dit que le lundi, il s'occupait de son neveu.
— Un homme qui aime s'occuper des enfants ? Par Yoda, épouse-le avant qu'il te file entre les doigts.
La jeune artiste grommela un juron en roulant des yeux, sans pour autant lui répondre directement. Elles dépassèrent le portail de leur lycée pour déboucher sur la rue. L'espace d'un instant, l'idée d'aller à nouveau manger une glace comme la fois précédente les effleura, avant d'être chassée à coup de pied de leur tête par la non-volonté de Yuna de revoir les enfants de l'école primaire. Aussi, non sans une moue dépitée, elles empruntèrent le chemin du retour vers leurs maisons respectives. D'autres sujets vinrent animer leur conversation, comme le devoir de japonais pour vendredi – que Yuna avait complètement oublié, la fête du sport le mois prochain ou encore la nouvelle rumeur qui secouait les discussions au lycée, mais plus une seule référence à un garçon ne vint perturber la sérénité des adolescentes. Enfin, presque.
— Au fait, reprit Yuna dans une grimace mal à l'aise, annonciatrice d'un sujet fâcheux, est-ce que tu sais déjà quand...
Elle s'interrompit, attirant sur elle le regard intrigué de Fusae. Cette dernière, qui commençait à redouter le sujet qu'amenait ce changement d'atmosphère, l'incita à poursuivre :
— Quand quoi ?
— Quand tu dois aller chez ton père, répondit-elle précipitamment, avant de s'expliquer. J'aimerais fêter mon anniv avec tout le monde au karaoké le mois prochain, toi y compris. Du coup, j'aimerais éviter que ça tombe le mauvais week-end du mois...
Fusae se rembrunit légèrement. C'était un sujet sensible, que la jeune artiste s'efforçait d'éviter dans les mots comme dans ses pensées. Le dernier week-end avait pu être annulé de justesse, grâce au prétexte de la rentrée, mais celui d'octobre, ça elle ne pourrait pas y échapper.
— J'ai pas encore de nouvelles de lui, lâcha-t-elle d'une voix un peu plus ferme qu'elle ne l'aurait voulu sur le dernier mot. Mais je suppose que ce sera comme d'habitude, je te donnerai la date...
Un soupir fatigué franchit ses lèvres tandis que sa meilleure amie hochait la tête sans plus d'insistance, compréhensive. Le silence suivit. Tâche noire dans son existence, son « papa » était un sujet périlleux sur lequel elle n'avait pas envie de s'énerver ce soir. Mais quand bien même elle tentait de ne pas y penser, ça la contrariait malgré elle. Le silence dura encore quelques minutes, intenable, avant qu'elles atteignent le croisement qui annonçait leur séparation.
— Bon, je t'envoie les extraits du film, d'accord ? proposa Yuna dans une tentative de lui remonter le moral. Et oublie pas ton tablier pour le cours de cuisine demain, ou sinon tu devras encore porter celui tout troué de Sada-sensei !
Cette dernière remarque arracha un rire nerveux à Fusae, qui fut ainsi forcée de s'arracher à ses noires pensées. Dans un dernier signe de la main, elle salua sa sœur de cœur et partit en direction de son immeuble. Elle n'eut cependant le temps de faire qu'un pas avant d'être arrêtée dans son élan par une voix traînante, trop familière désormais.
— De la cuisine ? Tu vas préparer des cookies en pensant à moi, Sae-chan ?
Si encore une fois, ses épaules tressaillirent de surprise, l'interpellée réussit à ne pas frapper Oikawa en se retournant. À croire qu'il avait prévu le coup, même, son voisin s'était tenu à distance – un ou deux pas d'elle tout au plus, mais elle lui en était étonnamment reconnaissante.
— Bon sang, tu m'as fait peur... souffla-t-elle alors que lui ricanait sans honte. T'étais pas censé t'occuper de ton neveu, cet après-midi ?
— Si ! Mais Takeru est malade, petite voisine. Pas de volley pour lui aujourd'hui, ma sœur l'a emmené chez le médecin.
Encore heureux, il ne manquerait plus qu'elle ne l'emmène chez le vétérinaire. À cette pensée, Fusae pinça les lèvres et s'insulta mentalement – c'était odieux vis-à-vis de cette inconnue qui n'avait rien demandé. En plus, elle avait certainement dû grandir avec son énergumène de voisin pour frère, c'était sans doute la plus grande victime de l'histoire.
— Et t'as préféré m'espionner plutôt que rentrer chez toi ? lâcha-t-elle non sans une pointe de méfiance dans la voix.
— Pas vraiment, j'allais rentrer et je t'ai aperçue au loin, alors j'me suis dit que j'allais t'attendre.
Quelle chance... Le jeune fille poussa un soupir à fendre l'âme avant de se remettre en marche d'un pas lent, incapable de trouver une réponse adéquate à ce genre de troublante déclaration.
— P-pourquoi tu m'as attendue ? s'enquit-elle tandis que son regard mordoré se perdait dans la contemplation de la rue, mais il éluda la question.
— Elle est mignonne ton amie ; elle s'appelle comment ?
La noiraude haussa les sourcils et lui décocha une œillade surprise – quoi, c'était seulement pour ça ? Remarque, sa meilleure amie avait flashé sur lui lors de leur dernière rencontre. Ce ne serait peut-être pas à sens unique.
— Yuna. Tu veux son numéro ?
— Non.
La brévité sincère de cette réponse fit tressaillir la jeune fille. Un ange passa, ainsi qu'une hirondelle au-dessus d'eux, les poussant à tous deux lever le nez vers le ciel bleu de fin d'après-midi.
— Alors pourquoi tu me poses la question ? fit-elle, dubitative, en baissant la tête vers lui.
— Parce que je veux connaître ma petite-amie et son entourage.
— Pardon ?
Ce fut prompt et discret, mais elle ne le manqua pas ; Oikawa désigna d'un léger mouvement d'œil une silhouette plus loin derrière lui, engloutie par les ombres des immeubles. Difficile de voir à cette distance et avec le manque de luminosité, mais il lui semblait reconnaître Otsuka Mao, accompagnée d'une amie dans le même uniforme que le sien. Elle l'avait donc suivi. Un sourire fleurit sur les lèvres du garçon, terriblement séducteur, quand elle le regarda à nouveau, et il lui tendit la main :
— On rentre ?
Bien qu'un peu sceptique, Fusae consentit à laisser ses doigts se mêler aux siens, et lui emboîta le pas. Il ne s'agissait que d'une ou deux centaines de mètres, mais c'était suffisamment déstabilisant. Dans une moue boudeuse, elle ajouta à mi-voix :
— J'espère que ça va pas durer éternellement, cette histoire.
— C'est l'affaire de quelques semaines, après tu seras tranquille, souffla Oikawa tandis qu'ils s'enfonçaient dans leur rue. Et puis, vois le côté positif des choses, tu peux me dessiner ~
La jeune artiste roula des yeux et ne retint pas un rire nerveux. Certes, elle était bien contente d'avoir son aval pour esquisser mille portraits de lui – le « autant que tu veux » avait pris une dimension quasi mystique dans son esprit – mais la façon désinvolte dont il le lui disait rendait le tout atrocement ridicule.
— Tu n'avais pas l'air aussi connard quand je te dessinais en secret...
— Je ne vais retenir que la deuxième partie de ta phrase ~
Il gloussa, et la vibration se répandit dans son bras puis sa paume pour se répercuter à travers elle. Ce serait mentir de dire que ce contact, bien que limité, la laissait de marbre. Jamais, au grand jamais, elle n'avait été aussi proche d'un garçon. Mais elle préférait ne pas lui faire part de ce détail, question de dignité – et il ne lui en restait plus beaucoup après les événements récents.
— Par contre, Sae-chan, roucoula son voisin en se penchant vers elle, je veux bien ton numéro.
— Euh... non, répondit-elle d'emblée en reculant, clairement pas emballée par cette idée.
— S'il te plaît ? ajouta-t-il dans une moue exagérément mignonne. Ce sera plus facile pour s'organiser, tu sais.
Elle secoua doucement la tête, les sourcils froncés et une grimace au coin des lèvres. Le volleyeur laissa échapper un petit rire, avant de poursuivre.
— On aura besoin de communiquer, si on veut paraître crédible aux yeux des autres.
— C'est surtout toi qui veut être crédible, pas moi, argua-t-elle, peu concernée.
— D'accord, j'irai sonner à ta porte pour te parler, alors ~
Le cœur de Fusae rata un battement et elle écarquilla les yeux. La simple perspective de laisser sa mère ou sa sœur ouvrir la porte à Oikawa, et de devoir leur expliquer ce que ce garçon faisait chez elles suffit à l'affoler pour qu'elle revienne sur sa décision.
— Hum, c'est bon, j'vais te le donner, céda-t-elle et il se fendit d'un sourire victorieux.
— Super, je savais que tu me comprendrais, Sae-chan ~
Son voisin s'arrêta de marcher pour sortir son téléphone portable et enregistrer son numéro, qu'elle récita volontairement sans ralentir pour ne pas lui faciliter la tâche. Ils avaient atteint cet espace si symbolique entre leurs immeubles, cet espèce de zone neutre qui séparait leurs portes d'entrée. Par un curieux hasard, les ombres de la rue marquaient une nette séparation entre eux deux. Elle et son building baignaient dans la chaleur dorée du soleil, quand lui et son propre immeuble se tenaient dans le demi-jour du crépuscule.
— D'ailleurs, fit-il en rangeant son portable, t'es libre samedi après-midi ?
— Ça dépend, marmonna-t-elle en croisant les bras, sur le qui-vive. Pourquoi ?
— J'ai un match amical avec des anciens joueurs du lycée. Ce serait bien que tu sois là.
— Et... je dois être là pour... ?
L'hésitation teintée de scepticisme qui saccada ses mots arracha un sourire amusé au volleyeur, qui se pencha un peu vers elle. Il balaya la rue du regard, et ses iris s'attardèrent un instant sur un point derrière elle, mais elle n'osa pas se retourner pour voir ce qui attirait son attention. Au contraire, elle resta muette, hébétée par la proximité qu'il instaurait entre eux. Son visage lui apparaissait sous un nouveau jour, avec des détails qu'elle n'aurait jamais espéré voir d'aussi près : les pores de sa peau, un discret grain de beauté au bord de sa mâchoire ou encore ses sourcils charbonneux. Le souffle de Fusae se bloqua dans sa poitrine, sans qu'Oikawa ne s'en aperçoive.
— J'ai besoin que ma petite-amie vienne me soutenir à mon match, expliqua-t-il à mi-voix. On fera ce que tu veux après ça, si tu acceptes de venir. Alors je compte sur toi, Sae-chan ~
À ces derniers mots, son regard se planta dans celui de la lycéenne, et dans un ultime sourire en guise de salutation, le volleyeur fit volte-face. Il tapa le code d'accès à son immeuble, puis disparut derrière la porte sans plus de cérémonie. Fusae aurait juré l'avoir vu tourner la tête vers elle pour lui adresser un clin d'œil, mais elle n'en était pas tout à fait sûre. Elle resta un instant immobile, éblouie par ce qu'elle venait de voir, avant de lentement tourner les talons. Et, comme son voisin l'avait fait quelques secondes auparavant, la jeune artiste rentra chez elle.
Hai hai, je vous publie ça en vitesse avant d'aller finir mon OS de ce jour pour la shipweek. Merci à ceux qui lisent et commentent, d'ailleurs, c'est adorable. J'espère également que ce chapitre vous a plu, il est un peu plus long que d'habitude et on commence à connaître des aspects plus discrets de la vie de Fusae. N'hésitez pas à voter, voire commenter si vous avez aimé. Et je vous dis à la semaine prochaine ~
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