Vestiaire | Abîme
Dans les gares, personne ne se soucie plus du guichet des objets trouvés. Dans les petites comme dans les grandes, tout le monde s'affaire à son trajet, et les gens savent qu'il ne faut absolument rien égarer. Ni valise, ni veste, ni sac d'aucune sorte. Ils le redoutent assez pour avoir cet air alerte, comme s'ils avaient peur de laisser tomber des bouts d'eux-mêmes dans la foulée, ou de se faire chaparder au détour d'un quai. Quand un objet est effectivement égaré, une escouade d'urgence est aussitôt envoyée. Peur de la bombe, que voulez vous. Vigipirate, c'est, beaucoup de vigiles, peu de pirates.
De pirates, je n'en ai jamais rencontré qu'un seul, qui avait le culot de passer le plus clair de son temps au cœur même de la petite gare de Caen. Il y travaillait. Guichetier aux objets trouvés. A chaque intervention des militaires sur un pauvre petit bagage abandonné par une oublieuse gamine, il attendait sur le côté. Une fois que les démineurs repartaient soulagés de ne pas avoir réellement risqué leur vie, et déçus d'avoir passé des années à s'entraîner pour ne jamais réellement risquer leur vie, il récupérait le pauvre sac éventré. Les propriétaires étaient partis depuis longtemps. La petite fille pleurait sûrement son doudou. Le trouveur de Caen le récupérait alors soigneusement, comme si c'eût été le sien. Il lui parlait, le cajolait un peu - faut pas rigoler avec une pareille blessure d'abandon - et le plaçait avec les autres, sur une étagère au dessus de son bureau.
En quelques semaines, il avait amassé assez de vêtements pour renflouer les stocks d'un magasin. Mais il n'en faisait rien. Il avait obtenu du chef de gare, avec lequel il s'entendait comme cul et chemise, l'accès à nombre de hangars voisins, et qui ne servaient plus. Le trouveur grappilla des étals par-ci, des cagettes par-là, chez des grossistes de ses amis, et commença à ranger. Tous les jours il attendait aux objets trouvés que quelqu'un vienne lui réclamer son dû. Seules quelques mémés s'alignaient aux guichet. Non, madame, je n'ai pas votre petit chien ; non, je n'ai pas vu votre mari, leur disait-il avec résignation. Il était alors pleinement convaincu de son inutilité, et n'attendait plus que son ordre d'éviction. Rendre n'était plus en vogue, désormais, les autorités se conformaient à l'adage finders keepers.
Les soldats se chargeaient de récupérer les joailleries et les objets de valeur, les éboueurs se chargeraient du reste. La caducité de son métier fut confirmée d'avantage lorsqu'il reçut les lettres d'appel à l'aide de ses confrères éplorés : les autres préposés aux objets trouvés avaient été réaffectés, leurs locaux rachetés pour établir de nouvelles cafettes. Ils rechignaient tous, par un même instinct de rébellion affûté par des années de méconnaissance du travail accompli, à dilapider leurs stocks dans des associations caritatives. Ils étaient des restituteurs, pas des redistributeurs ! Ils savaient que le trouveur de Caen avait des hangars, aussi ce dernier reçut plusieurs wagons de fret dédiés à sa réserve qui s'élevait jour après jour au niveau des musées les mieux conservés.
Vous auriez vu ces galeries d'objets venus de toutes les gares du pays ! Certes, personne ne s'apitoie sur un bibelot anodin, fût-il perdu, mais l'émerveillement venait de ce que tous ceux-ci avaient été retrouvés, et jouissaient désormais du soin méticuleux d'un nouveau propriétaire, qui n'en avait seulement pas l'orgueil. Le trouveur se considérait comme un propriétaire de passage, un maître d'hôtel pour créatures inanimées, un archiviste temporaire. Cependant les objets prenaient la poussière dans ce séjour de rêve : chacun était rangé à l'endroit idoine, comme chez un antiquaire idéal. Les vêtements, pliés et repassés, en tapissant les murs peignaient d'inimaginables mosaïques. Les trousseaux de clefs semblaient léviter, accrochés sur des fils invisibles, et tintaient à l'unisson au moindre courant d'air. Les appareils électroniques ronflaient patiemment dans leurs housses. Un téléphone sonnait parfois, le temps que la batterie se décharge. L'officier ferroviaire souriait alors, pensant que les gens étaient plus habiles à chercher qu'à trouver.
Le chef de gare, à la vue de ce havre inouï, s'évertua en batailles administratives pour que son guichetier ne soit pas déchu de son poste. Un soir, il lui demanda s'il n'avait pas vu son képi, par hasard. Le trouveur lui tendit le sien. Il était encore sage, et préférait donner plutôt que d'abîmer le moindre cheveu de son trésor.
Le trouveur de Caen continua sa routine si longtemps qu'il ne s'aperçut pas tout de suite à quel point son hangar avait excédé toute proportion commune. Il ramassait chaque jour, et trouvait bien normal qu'il y eût toujours suffisamment de place pour tout conserver. Pourtant, en quelques décennies, l'œil étranger en aurait vu des étrangetés : les entrepôts avaient mystérieusement gagné en étages, et s'enfonçaient désormais dans les sous-sols. C'était comme si les objets perdus y avaient trouvé un repère pour se retrouver ensemble et sécher leurs larmes, et que le sol se retirait devant eux pour les accueillir. Et le trouveur, bien fier de sa profession inutile, se sentait chez lui parmi les oubliés. Il n'avait pas rangé le dixième de ce qui s'alignait au sein de ces couloirs lumineux : les étals doublaient simplement de volume entre ses visites. Les colifichets s'étaient passé le mot, et se rendaient là par leur propre moyens, allez savoir comment. Toute la colonne centrale était parsemée de chaussettes célibataires, ce qu'on perd le mieux. Elles nageaient en cercle de haut en bas à la recherche de leur moitié. Mais voilà qu'à cent kilomètres de là, une ménagère égarait la deuxième : aussitôt la chaussette s'engouffrait dans une fente invisible et allait rejoindre sa compagne à la gare de Caen.
C'était alors un festival de joie dans toute la réserve, et l'on sentait l'euphorie monter jusqu'au rayon des sacs qui applaudissaient des lanières. Et cette fois-ci, plus aucune avarice n'allait garrotter cette ermitage des pertes matérielles : on y voyait toutes les richesses échouées carillonner d'aise. Le trouveur se promenait chez lui paré des plus beaux bijoux du tout-Paris. En effet, chaque année, le bruit du refuge s'élargissait, et les objets s'éclipsaient de foyers de plus en plus lointains. Bientôt le trouveur couvrit tout le sol national, recouvra les trésors engloutis par l'océan, creva les pires secrets familiaux, enterrés dans les jardins de famille, et ne s'ennuya pas de toute cette vie. On se doute qu'à ce train, le monde entier pourrait bientôt s'insinuer dans la réserve. Notre homme avait ouvert la voie à la démocratie des objets, où ils pourraient choisir leurs destins eux-mêmes et se libérer de leurs chaînes dans les entrailles de la terre normande. Le guichetier était d'ailleurs le premier appelé pour témoigner lors des débats et jugement solennels que les assemblées babiolaires formèrent.
Il fut assez étonné la première fois qu'il y découvrit des hommes. Il s'agissait de deux touristes espagnols, perdus à la gare de Caen pour on ne sait quelle raison. Qu'ils fussent bien maladroits ou simplement malchanceux, ils tombèrent du quai tout les deux au moment même où un train arrivait. Un de leur proche hurla : "¡ Mis amigos caen !". Un lambda rétorqua : "Alors ils sont perdus !". Mais de bouillie type sangria, on ne trouva pas un litre : les deux tombeurs s'étaient glissés tout droit dans la réserve des objets trouvés. L'employé de gare les trouva vadrouillant dans les infinis couloirs de la perdition. Ils s'en tirèrent pour un bleu et une frayeur, ayant pu observer un des coins les plus insolites du monde. Après cet incident, le trouveur aménagea quelques meubles en un salon de retrouvailles : dès lors, il ne manqua pas d'accueillir toutes les personnes disparues, de l'ado fugueur au migrant avalé par l'écume, en passant par celles qui s'en accommodaient bien. Dès lors, la police s'inquiéta grandement de ce que tous les disparus nationaux fussent retrouvés à Caen, et l'on dispersa des patrouilles pour séparer les criminels en fuite des brebis égarées.
Ainsi, le guichetier engloutit ses plus belles années. Oh, vous l'auriez vu jouer à la poupée avec ces montagnes de bricoles qui s'offraient à lui volontiers ! Vous en auriez été tout attendris, vous aussi seriez revenus en enfance dans ce pays de Cocagne, paradis de surproduction, décharge involontaire !
On ignore à peu près comment les choses ont changé. En réalité, les épiphanies ne courent pas les rues. C'est-à-dire que la plupart des gens ne se retrouvent pas mêlés à un drame rocambolesque qui s'en ira les changer du tout au tout, d'une seconde sur l'autre. La plupart du temps, lorsqu'on est frappé par une nouvelle grave, on finit par s'en remettre et la vie reprend son cours, si vous me permettez l'étalage de banalités. Les jours se fanent petit à petit, et à la fin on ne se reconnaît même plus.
Toujours est-il que le cheminot s'était lancé dans la vie à train d'enfer : il avait amassé femme, enfants, dettes et bon bedon. Entre temps, il avait laissé de moins en moins de monde pénétrer dans sa réserve. Son chef était parti à la retraite depuis longtemps, et notre trouveur avait aussitôt dû permuter son poste contre un autre. N'ayant plus de guichet des objets trouvés, il s'abaissa à des tâches ingrates qui assurait une vie médiocre à sa famille. Il fut dégradé à plusieurs reprises, comme il passait le plus clair de son temps dans son hangar secret. Mais les investisseurs rôdaient, menaçant de racheter les terrains à l'Etat pour construire d'autres cafettes. Un matin, acculé de partout, et par sa femme qui voulait vivre mieux, pouvoir bien éduquer leurs enfants, et par la peur de tout perdre qui rôdait de partout, le trouveur se trahit. Sans crier gare, il se dit qu'il en avait assez d'être le gardien de la farce. Si personne ne pouvait plus aller chercher des objets remplaçables en un rien, si personne même n'aurait voulu si son guichet était encore de mise, autant se rendre à l'évidence : il n'y avait jamais eu d'objets trouvés. Il s'était paré d'illusions toute sa vie, il avait gâché des années à prendre soin d'un monde dont tout le monde se foutait ! Il n'avait rien trouvé, il n'avait jamais fait que de sceller des pertes.
Il décida d'ouvrir un guichet des objets perdus. C'est en cette qualité que je l'ai nommé pirate : il fut le plus grand de tous les receleurs. Il a revendu ce que des millions de personnes ont perdu sur trente ans. Il a profané le vœu de ses objets, qui voulaient simplement se faire oublier en paix. En clair, il est devenu l'inverse de tout ce qu'il avait jamais été, et ce naturellement, sans dilemmes, sans hésitation. Ses scrupules avaient rouillé. Dès qu'il put, il convertit son monde en un sacré paquet d'oseille. Le bruit courut sans tarder parmi toutes les crapules : elles s'arrachèrent les bijoux, les habits de marque, les armes. Le reste fut absorbé par le marché noir. Le perdeur de Caen lorgnait ses étals vides avec une mine satisfaite, comptant ses billets et ce que les immensités restantes lui rapporteraient. Pourtant, ses immensités se déversèrent dans le monde insatiable à une vitesse folle. Il était si facile de tout laisser partir, d'anéantir un labeur interminable en quelques semaines. Il comprenait enfin pourquoi les gens décidaient de perdre tant de choses. Il n'était qu'un néophyte dans le domaine de la perdition, mais il apprenait vite. Trop vite, peut-être.
On ne cultive pas l'abondance sans en récupérer la corne. Sa femme divorça un mois plus tard, emportant les gosses et la moitié du pactole, et se maqua avec un pilote de course. Les investisseurs rachetèrent les hangars, et les premiers plans de cafettes furent dessinés. Les migrants recommencèrent à se noyer en masse dans la mer. Caen redevint une ville normale, nonobstant son croustillant toponyme. Le perdeur, hagard, bredouillait sans cesse "J'ai perdu... j'ai perdu... j'ai perdu...". Et il mettait dans les trois petits points tout ce que j'ai dit.
Il était devenu comme tous ceux qui traînaient à la gare : il perdait, puis se plaignait au lieu d'aller récupérer auprès des gentils guichetiers. De toute manière, il n'y avait plus de guichetiers. Rendre n'était plus en vogue.
Il était en train de dérailler ainsi quand je l'ai trouvé.
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