Treizembre | Ισχυρές Ψυχές

Thèmes du mois : Creux de la vague & Psychê


"Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !"
Lamartine, Le Lac


Ισχυρές Ψυχές

(ischires psiches)

âmes fortes

Le matin où le temps s'est arrêté comme l'avaient demandé les poètes, tous se sont trouvés gros Jean comme devant. Oh, ça pour sûr, on ne vieillissait plus, et l'eau ne coulait plus sous les ponts. Pour être honnête, elle ne coulait plus du tout nulle part ; mais ce n'était qu'un grand désagrément parmi tant d'autres : gare à celui qui voulait sauter, car la gravité n'ayant plus cours, le voilà bloqué quelque part dans un bout de ciel, sans espoir de retour. Mais qu'importe puisqu'il ne mourrait pas de faim, ni de soif, ni de rien ! Pourtant il ne vivrait pas non plus. L'enjeu n'était plus d'échapper à la mort, mais de s'accrocher à la vie. Combien ne périrent pas pour de bon ce matin-là ! Une fois retranchés ceux qui attendront pour l'éternité une sonnerie de réveil qui ne viendra pas, et les autres, trop heureux d'enfin pouvoir savourer une seconde à eux, ne restent que les battants, les vivaces incapables de se laisser aller à l'intemporalité. On s'imagine assez mal les incommensurables efforts qu'il faut déployer pour faire battre un cœur indocile, qui a décidé de ne plus bosser gratuitement. Et plus encore pour le faire palpiter à un rythme régulier ! Répétez encore ces tourments pour respirer, remuer chaque muscle, penser même, et vous comprendrez l'étendue de la force d'esprit – cette indomptable psychê - dont les quelques rescapés de ce grumeau quantique ont su faire preuve. Une des plus grandes frustrations de la vie est qu'il faut manger. Manger tous les jours. Les survivants s'y sont attelés avec plus de difficultés encore : représentez-vous la gymnastique que ce doit être que de contracter soi-même chaque anneau intestinal, de trier les nutriments extirpés, sans l'aide d'un instinct, et de se sentir féconder ses propres déchets. Les plus malins ont appris à s'appuyer de frictions et massages stratégiques, de sorte qu'enfin ils ont regagné un semblant d'autonomie. Certes, ils auraient bien pu poursuivre leur petit bonhomme de chemin chacun de leur côté, puisqu'aucune nourriture ne pourrirait désormais. La curiosité, le désespoir et le besoin de société leur fit cependant sortir de leur tanière. Que de maladresses ! Vous auriez-vu ces pantins désarticulés tenter de remettre le temps en place ! Au terme d'on ne sait combien d'infinis, une heure se fut passée, et déjà les plus intrépides pointaient leur bout du nez tout autour du lac. Quoi de mieux qu'une plaine liquide pour se faire repérer des autres survivants, pensera-t-on. Les premiers pas sur de l'eau dans laquelle ils ne s'enfonçaient guère ont provoqué de sacrés bonds d'orgueils. La poignée de vivants s'est regroupée au milieu du lac. Certains avaient déjà commencé à creuser les vagues goulûment, assoiffés par cette pénible marche. L'eau se déterrait comme une gelée écumeuse, et parfois l'on butait sur une algue ou quelques poissons. Tous se mirent à cette étrange carrière avec une frénésie absurde. On discutait peu ; de fait il n'y avait rien à dire, et les cordes vocales manquaient au ménage. De temps en temps, on en voyait un qui, las de la mascarade, abandonnait les efforts et se figeait soudain. Personne n'osait lui accorder une seconde de silence, de peur de retomber dans le gouffre de l'éternité. Il fallait s'occuper sans cesse, quel qu'en soit le prix. L'équivalent d'un jour, qui leur sembla long comme mille, s'est bientôt écoulé. Et, toujours lovés dans le creux de la vague, les quelques rescapés s'échinaient jusqu'à toucher le fond.

Le matin où le temps a repris comme personne ne l'avait demandé, tous ont poursuivi leur vie comme si de rien n'était. Tous, sauf une poignée de battants, de vivaces, retrouvés noyés sur les rives.

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