Sauvier | Tournemain

Thèmes du mois : Victoire & Sans les mains

Personnages :
Main
Mautre

Tournemain

Le banc se tient, compact au milieu de la scène. Main arrive d'un côté, dans un bel uniforme blanc, une de ses mains est tout à fait ensanglantée. Mautre arrive symétriquement, vêtu de la même manière, avec un pansement sur l'index gauche. Ils ne se remarquent pas pourtant jusqu'à ce que tous deux fassent mine de se poser sur le banc. De toute façon, c'est la seule chose à faire, il n'y a rien d'autre sur scène.
Mautre : Oh, vous alliez ?
Main : Ah, mince, oui, pardon...
Mautre : Non, faites seulement, j'irai là.
Main : Vraiment, çà...
Ils finissent chacun le cul à un extrême du banc. La gêne est palpable. Des interjections diverses fusent au gré des comédiens. Main, ostensiblement nerveux, pianote de sa main rouge en peinturlurant son beau pantalon.
Mautre : Vous saignez.
Main : Ah ?
Mautre : A la main. Votre main droite. Elle saigne.
Main : Oui, oui.
Mautre : Vous avez mal ?
Main : Non, non.
Mautre : C'est du sang ou ?
Main : Ou quoi ?
Mautre : Autre chose qui ressemblerait. De la tomate ?
Main : Pourquoi ? Vous êtes hémo... hémato... sango...
Silence
Main : Vous êtes phobe ?
Mautre : Non, pas du tout. Je m'étonnais juste. Mais c'est votre sang ou ?
Main : Du sang.
Mautre : Mais du sang à vous, ou à pas vous ?
Main détourne la tête. Il ne peut pas s'empêcher de passer sa main sale partout sur son corps, le long du banc.
Mautre : Oh vous savez c'est pas grave. Je m'en doutais. C'est d'ailleurs pour ça que les gens finissent ici en général. A force d'avoir du sang de pas-soi sur les doigts.
Main : Si vous le dites.
Mautre : Ce qui m'a intrigué, par contre, c'est que vous n'ayez qu'une main en sang. Et pourtant vous avez deux mains, en tout.
Main : Eh oui, j'ai deux mains.
Mautre : D'habitude les gens qui finissent ici ont du sang sur les deux mains, surtout quand ils ont deux mains. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai cru que vous saigniez, à la base.
Main : Oh, vous savez, les juges, aujourd'hui, pour eux, une main, c'est suffisant.
Mautre : Mais vous avez vraiment... tué quelqu'un... ou seulement à moitié ?
Main : Non, pas besoin, j'ai été complice. Vous savez comment ça se passe : on faisait simplement le guet à un bout du bâtiment, on rentre une minute pour voir si tout se passe bien, et on se fait éclabousser sur la main droite. Les flics sont arrivés en même temps, et comme plus personne ne faisait le guet, ils nous ont pris la main dans le sac. Celui qui avait le couteau a pris double-peine.
Mautre : En même temps, du sang sur les deux mains...
Main : Mais on avait un troisième larron avec nous, qui s'en était pris qu'un peu sur le pantalon. Il a enlevé son pantalon et les flics n'avaient plus rien contre lui, ils l'ont laissé filer. Putain, tu parles d'un justice, en un tournemain la vie est foutue.
Mautre : Ouais, c'était bien plus simple du temps où il fallait les chercher, les preuves. Maintenant, suffit d'un manchot, et sans les mains, il a tout gagné.
Main : Et vous ? Vous n'avez pas de sang sur les mains, non ? Alors qu'est-ce que vous faites dans ce trou ?
Mautre : Le juge a trouvé du sang dans mes mains. Une petite coupure et c'en était fini de ma défense. Il a dit que ce serait suffisant.
Main : Zut alors.
Mautre : Je sais pas, j'ai dû énerver quelqu'un de haut-placé. Qui sait ? En tout cas, j'en ai pris pour dix ans ici.
Main : Mais qu'est-ce que vous avez bien pu faire pour vous rendre coupable ?
Mautre : Les dix ans sont justement une période de probation pour déterminer cela. Ils savent que je suis coupable, mais pas encore de quoi. Mon avocat m'a dit que c'était une stratégie utilisée assez couramment : ils t'envoient en tôle dix ans, et, le temps que tu sortes, t'es déjà assez coupable pour y passer le restant de tes jours.
Main : Je me demande bien comment ils comptent faire ça, vous ne pouvez plus vous rendre coupable de rien ici.
Mautre : Ce qui compte, c'est pas d'être coupable, c'est d'en avoir l'air.
Main : Je vous souhaite tout le courage.
Silence. Les deux personnages se sont progressivement rapprochés.
Main : J'en ai pris pour perpète. Je resterai sans doute après vous. Donc si vous avez besoin de quoi que ce soit, n'importe quand, vous pourrez compter sur moi. Il lui tend la main, amicalement.
Mautre : Oh, merci, merci... Ils se serrent la main avec véhémence.
La sonnerie retentit.
Mautre : Je dois...
Main : Moi aussi.
Mautre : Merci encore, au revoir.
Il repartent, deux mains droites ensanglantées.

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