Quatorzembre | Ablutions
Thèmes du mois : Amour & Utopie
Ablutions
Parfois, le monde se laisse peupler d'amours aussi exceptionnelles qu'elles sont étranges. On fait tout un tintamarre des amoureux maudits et des accouplements proprement humains. Qu'y a-t-il de véritablement transgressif à se conformer aux fonctions naturelles ? Rien n'est transcendé, si l'on se contente de sanctifier son pareil, de déifier l'organe génital adverse, dont le corps devient alors l'inviolable autel. De là la morne bassesse de toutes les histoires d'amour, de Roméo à Iseult, en passant par Jack & Rose.
Avec un minimum de goût, on ne tarde pas à se détourner de l'humain. La plupart des éveillés s'attellent alors à l'amour de l'amour, l'amour de Dieu, et ils le font très bien. Ici, l'on dénote une amorce de sublime, auquel tous les vrais artistes sont sensibles. L'écart de noblesse entre l'une et l'autre affections est tel qu'il ne vient plus à l'esprit de porter plus avant encore ses prétentions. S'étant aventuré infiniment plus loin que la norme, on refuse de faire un pas de plus sur le chemin de l'amour suprême, par peur de retomber plus bas que les pires mécréants. Nous restons tournés vers nos faiblesses, piégés dans la fuite.
Mais j'en connais un qui, tout naturellement, et sans y penser, a su tracer son propre chemin. Cet homme, c'est l'italien Pomo della Dusci. Son histoire est devenue célèbre voilà quelque années, puis a aussitôt sombré dans les méandre de l'oubli : les journaux n'ont pas de place pour le bonheur. Pomo a trouvé un amour plus infini que celui de l'infini-même. Quelque chose de si absurde que le cas échappe à tous ceux qui essaient de le comprendre. Il faut le saisir, le sentir, le laisser rincer l'âme sans aucune protection. Quelque chose de si absurde qu'on y peut entrevoir un absolu bien plus sublime que tous les dieux qui bordent cette Terre.
Pomo est tombé amoureux de la douche. De l'action de se doucher. De simple fonctionnaire italien, mari d'une femme, père de deux enfants, amis de trois compères, fils d'une famille, il a abandonné tous ces liens, un beau soir. Rien ne présageait, qu'en rentrant du boulot, en prenant sa douche, en suivant son éternel train-train, il trouverait la voie de la béatitude. Au bout de deux heures, Signora Sapone della Dusci s'est inquiétée de ne pas revoir son homme sortir de la salle de bains, d'où s'échappaient d'impressionnantes volutes de vapeur. Elle a collé sa tête contre la porte moite, et appelé, doucement, son caro Pomo. Pas de réponse. En tendant l'oreille, on entendait comme un tout petit ronronnement, une berceuse qui germait doucement dans la pomme d'Adam du fonctionnaire. Il s'était mis à chanter.
Elle dut appeler les pompiers, de peur qu'il ne lui soit arrivé malheur. La porte fut défoncée et l'homme arraché à son amour. Il s'est débattu comme un forcené, se jetant dans le bidet pour y disparaître pour de bon. On hésita à l'interner.
Le lendemain, Pomo ne s'est pas rendu à son travail. Il est resté sombre et sec, ne s'adressant à sa femme qu'au cas où lui venaient des insultes et des menaces : il ne répondrait plus de lui si elle essayait de nouveau de le tirer de là, et si elle appelait quiconque, il sauterait par la fenêtre. Plusieurs semaines passèrent ainsi, où della Dusci n'en sortit pas un instant. Il vivait nu, et véritablement d'amour et d'eau chaude. Il s'était mis à chanter, beaucoup, mieux, à gorge déployée. Il s'accordait à son monde d'écoulements par le flux de sa voix.
Sa femme finit par se réconcilier avec lui, même si elle acceptait difficilement sa nouvelle manière de vivre : comment subvenir aux besoins de quatre personnes à elle toute seule ? Comment s'occuper aussi de l'incroyable facture d'eau qui tombait chaque mois ? Elle lui rendait visite dans le petit cadre de sa petite douche, et il lui semblait par instants partager sa félicité.
Les voisins, filous comme pas trois, sentant le talent sourdre de l'appartement d'à-côté, enregistrèrent la voix sans fin de ce sirin. Chez eux, les murs n'avaient pas d'oreilles mais une bouche. Ils donnèrent les bobines à étudier chez une respectable maison de disque. Ce chant semblait n'avoir rien d'humain, et ne correspondait en rien aux tendances musicales de la décennie. Pourtant, les paroliers y trouvèrent une source inépuisable d'inspiration, pour des pièces de tous types : sentimentales ou dansantes, mélancoliques ou tympanisantes. Elles avaient toutes en commun cette signature étrange, ce timbre surréel où l'on se laissait si facilement happer...
En entendant les airs qui la retenaient tous les jours entre deux migraines, Sapone della Dusci arrêta net sa petite voiture, et monta le son de l'auto-radio. Il y eut un interminable procès au terme duquel d'immenses parts d'exploitation revinrent aux della Dusci. Pour s'éloigner de ces voisins plagiaires, Sapone se fit construire une villa des plus coquettes, dont chaque pièce était convertible en une douche géante. On rapatria Pomo dans ce confortable terrain de jeux, non sans le protéger dans un caisson d'humidité convenable, et dès lors il put de nouveau cohabiter avec sa famille.
La douche le transformait en une sorte de génie musical ; les producteurs supposèrent aussi qu'il serait en état de faire des étincelles dans d'autres arts. On aménagea des salles de peinture, d'écriture, de cinéma... Rien n'y fit, Pomo n'était qu'une voix qui coule, qui roule et qui s'en va. Il refusa que ses mélodies soient enregistrées comme elles l'étaient à son insu jusqu'alors. La famille avait amassé une petite fortune, de quoi tenir sans travailler cinq ou six générations.
La pop italienne n'a pas connu de grand succès depuis. Pomo vit toujours au même endroit, et il ne fait toujours que chanter. Il refuse de s'entretenir avec les scientifiques avides d'étudier un être capable de survivre sans rien manger. En revanche, il accepte avec plaisir les visiteurs de passage, ses anciens fans ou de simples curieux que la nudité ne dérange pas, ceux qui viennent simplement pour l'écouter et vibrer avec lui.
Un ami qui a osé l'expérience m'a raconté qu'au fil des ans, sous l'effet de l'eau, Pomo s'était fripé, ramassé sur lui-même. Il ressemblait à une flaque rose qui s'étale et s'étale, jusqu'à grimper sur les murs, embrasser les tuyaux et ceindre les orifices d'évacuation. On ne sait même plus d'où s'échappe son chant. Il est devenu douche, doux et chaud, un jet qui passe et qui lave.
Si je peux, un jour, j'irai l'écouter.
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