Onzembre | Grandeur
Thèmes du mois : Le plus grand des héros & Noir
Les vrais héros excitent la jalousie : vous-même, vous êtes peut-être assez vieux pour en avoir observé un. Il est vrai, ils sont introuvables depuis le dépérissement de tous les anciens soldats, mais lorsque l'occasion se présente, impossible de les louper. Quand j'étais jeune, j'avais eu la chance inouïe de voir passer Charles de Gaulle sur les Champs-Elysées. Oh, ce n'était pas pour un événement particulier, ni défilé, ni rien, le bougre allait simplement faire ses courses : mais tous ses déplacements se transformaient inexorablement en spectacles. Et de fait, c'était un très grand homme que notre ancien Président, je vous le dis d'œil de témoin : au moins cinquante mètres de haut, et je pèse mes mots. Il occupait toute la voie, secondé par quatre bétonnières chargées de boucher les cratères laissés sur son passage, bien qu'il marchât précautionneusement, bien blotti dans ses surchausses parasismiques. Par conséquent, son espace de vie devait être bien réduit : l'Élysée – qui aujourd'hui semble immense au vu des petites crapules qui l'habitent, mais qui alors n'était pour lui qu'à peine un T2, - et les grandes avenues, où il trouvait un tabouret confortable en l'Arc de Triomphe. Lorsqu'il vivait encore à Colombey-les-deux-Eglises, on avait pu lui déléguer toute une forêt, histoire de faire les cent pas de temps en temps, ainsi que la deuxième église du patelin, assez grande pour qu'il puisse s'y recroqueviller, seul, l'oreille bien en face du trou du confessionnal, où un minuscule homme de Dieu lui hurlait ses absolutions (du reste il n'avait rien à se reprocher).
Mais qu'il s'ennuyait à Paris, harcelé sans cesse de nuées de fanatiques qui le grandissaient encore chaque année passant ! Être le plus grand héros de son temps, c'est handicapant, demandez aux rois, aux saints et autres foudres de guerre. Et, comme vous l'aurez retenu, cela excite bien des jalousies. Bien sûr, il y avait toujours eu des fous pour fomenter des attentats contre le Président, mais que voulez-vous : mettez-lui une bombe évianaise entre les pattes, un mitrailleur du Petit-Clamart ou je ne sais quoi encore, il en serait toujours quitte pour une bonne fièvre et des démangeaisons. Cependant, une foule toujours croissante de jeunes blancs-becs, bien incapable de comprendre un gigantisme qui leur paraissait absurde et arbitraire, commença à faire du grabuge. Nous y voilà : mai 68, enfin, vous connaissez la tambouille. Charles de Gaulle s'en trouva si diminué qu'il put à nouveau sourire : il ne faisait plus qu'une quinzaine de mètres de haut, ce qui était bien assez pour retourner vivre paisiblement à sa chère cambrousse. L'Élysée étant devenue de toute manière trop grande pour lui, qui n'avait pas prétention à plus que ce à quoi le peuple le prétendait, il renonça à ses fonctions.
La nouvelle génération de soixante-huitards se trouva alors confrontée à un sacrée problème : malgré sa lutte acharnée pour la reconnaissance, aucun parmi elle n'avait grandi, du moins plus extensivement que ce que les bienfaits de la soupe de mémé pourraient produire. La constellation de nabots héroïques tint concile : il fallait trouver solution pour se grandir vite et bien, s'héroïser irréfutablement. La rumeur avait court que le gigantisme des grands hommes provenait de ce que leur corps s'accordait à la magnificence inhérente à leur âme, par le biais de fieffés exploits. On trouva donc un moyen d'accomplir le recalibrage de la taille du corps à celle de l'âme grâce aux moyens modernes : une machine à exploits artificiels fut inventée, que d'aucuns nommerait médias, du reste on en doute encore. Tous les soixante-huitards y passèrent l'un après l'autre : quelques temps, ils parurent plus grands, quoiqu'un peu grassouillets. Cependant, au moindre à-coup, la baudruche se perçait et un chiffon flasque et pelé retombait lourdement au sol. Aujourd'hui encore, si l'on cherche bien, on en trouve deux ou trois au fond d'un tiroir. Il paraît que leur déchéance a vu la réhabilitation de De Gaulle, qui a retrouvé une bonne taille depuis son cercueil au Panthéon. Mais depuis ce temps-là, on n'a plus revu marcher aucun grand homme dans les rues de Paris.
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