Février | Heimgang


Heimgang


Un jour, le célèbre poète allemand du XIXème siècle, Karl Krübich, rentra de voyage. Toute sa vie il avait voyagé : il incarnait parfaitement sa profession, l'âme vagabonde et exilée. Son oeuvre, quant à elle, n'a pas pu percer plus loin que les plus hautes sphères intellectuelles, de son vivant comme après. Pour cause, il y avait insufflé une esthétique si hermétique, si unique - les spécialistes s'arrachent encore les cheveux face à l'insondable génie de ses vers - que seuls les plus grosses têtes du siècle avant-dernier osaient se mesurer à ce gouffre de symboles. Plus d'un amateur y a perdu la tête, ou s'est découragé avant de trouver le moindre indice de sens. Or, s'il faut nommer un seul homme qui fut jamais capable de comprendre Krübich et ses mystères, c'est bien l'inénarrable, l'époustouflant Friedrich Grözer, le plus grand philosophe allemand du XIXème siècle. 

Je sens quelque sourcillement de votre côté : vous vous ferez bien vite à tous ces noms étranges. Enfermés comme nous sommes dans notre bulle de culture franco-française, nous ignorons tout de la fourmillante vie intellectuelle de l'Allemagne de ce temps. Même les plus éminentes pointures de nos facultés n'ont sans doute jamais entendu parler de géants germaniques tels que Grözer, Stroptel, Krübich ou Jagdenstahl (il y a là aussi tout un chapitre à raconter...), tandis que nos amis d'outre-Rhin les étudient minutieusement sur les bancs du lycée. Il est temps pourtant d'introduire de pareils génies dans notre cercle d'étude, et de célébrer par la même la richesse de notre culture européenne. Enfin, pour cela, encore faudrait-il revenir à notre anecdote.

Ce jour là donc, Krübich, qui avait jusque là si assidûment été lui-même, traversa une sorte de crise poétique, qui touche tous les hommes sensibles, si bien qu'il alla trouver refuge chez Grözer, qu'il n'avait alors jamais rencontré mais qui était la seule personne à le comprendre un tant soi peu. Il arriva en trombe dans son salon cossu, en pleine nuit, réveillant toute la maisonnée par ses pleurs. Le maître des lieux accourut avec le flegme qui le caractérise. Il ne mit pas bien longtemps à reconnaître un bonhomme dont l'air seul trahissait toute l'existence. Le poète, quant à lui, semblait si profondément décontenancé, qu'il se contenta de poser sa tête sur le sein du philosophe, qui s'enquit posément de ce qui se passait.

Krübich lui demanda s'il pourrait traduire un texte qui n'existait pas. Puis plus encore il fondit en larmes. Il tenta encore et encore de parler, mais à chaque phrase il s'interrompait en plein milieu, comme soudain saisi d'une épouvantable révélation, et plongeait de nouveau dans son incommensurable chagrin d'artiste. Cela dura longtemps, et Grözer resta tout du long, muet, comme un réconfort maternel. Enfin, il y eut comme un claquement de fouet sur le visage du poète. C'était une rupture de grimace, les zygomatiques qui craquent à force de trop buter. A ce signal, il leva le visage. Ses joues pendaient mollement, il avait le regard éteint.

C'est alors seulement qu'il trouva les mots pour dire quelque chose de simple. Il avoua au philosophe, dans un souffle, qu'il fallait ce ça s'arrête. Il voulait cesser de voir les choses se tordre face à lui, cesser cette course à la vérité fugitive, et de plus en plus lointaine. Il s'était perdu lui même, si vite qu'il n'avait pas su laisser de traces aux autres pour le rejoindre. Lorsqu'il s'était retourné, il s'était retrouvé plus seul que jamais. Il dit que les poètes étaient des idiots, incapables de voir qu'en creusant inlassablement, il ne trouveraient que leur tombe. Que les philosophes, eux, étaient si légers qu'ils s'envolaient pour voir le monde bien plus clairement que quiconque. Qu'il ne voulait plus être poète. Qu'il se condamnait lui même et qu'il ne voulait pas finir fou ou suicidé. C'était la fin du voyage. Il irait s'installer quelque part de bien calme, et il épouserait une femme, et il aurait des enfants, et il travaillerait tous les jours, quelque chose de stérile et de plat, et il s'oublierait si bien qu'à la fin il serait heureux. Bien sûr il ne le dit pas simplement, et ce que j'en donne est seulement la compréhension qu'en eut Grözer, qui, après ce long discours, se contenta de dire : d'accord. 

Krübich se déchargea alors de toute sa poésie, qui jonche encore dans ce salon, intangible. Il partit s'installer quelque part, rencontra quelqu'un de charmant dont il eut des enfants, il travailla, quelque chose de pénible et de rasant, à la fin il était heureux. Les ans polirent sa langue, si bien qu'il retrouva son chemin vers le monde des hommes. A la fin il n'était plus seul. Pourtant, quand il se surprenait parfois à replonger dans ses merveilles de jeunesse, il s'imposait un brutal retour à la réalité, comme cette fois où, face à la boulangère qui lui tendait son pain, il dit laconiquement : c'est pour manger.

Et c'était autrefois le plus grand poète de tous les temps.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top