Août | Viles villes
Les maires ont l'imagination trop débordante. Ils veulent absolument rendre leur ville exceptionnelle, et rivalisent d'inventivité pour attirer les déménagens (ces gens qui peuvent se permettre de déménager), et rendre jalouses les cités voisines. Ne croyez pas que j'exagère en avançant cela : certains sont vraiment prêts à tout. Tenez, pas plus tard qu'hier, j'ai visité la charmante ville de Venais. Je ne pète pas dans la soie, mais pourtant on m'a accueilli comme un prince, avec tout le faste qu'on peut déployer. Toute la clique des notables m'applaudissait à chacun de mes pas sur le tapis rouge. Des enfants dansaient la farandole autour de moi en éparpillant des rires et des confettis. Ah ça oui, j'étais flatté ! Pourtant je flairais bien l'embrouille : s'ils faisaient tant d'efforts pour me séduire, sans doute quelque chose de honteux traînait quelque part. Soudain le maire me prit par le bras et m'accompagna le temps que les photographes fassent leur travail.
"Je sais ce que vous pensez, me dit-il : Si nous faisons tant d'efforts pour vous séduire, sans doute quelque chose de honteux traîne quelque part. Je vous rassure : il n'en est rien. Nous sommes une ville naturellement enthousiaste. Nous occupons nos jours d'innocentes badineries et festivités en tous genres ; la plupart ici sont totalement oisifs. Alors, comprenez, l'accueil de deux nouveaux citadins nous emplit toujours d'une joie particulière, et nous sommes prêts à tout pour vous convaincre que Venais est la ville où vivre ! Comme dit notre slogan : Venais ? Venez !"
Je n'ai pas osé lui répondre qu'encore je n'étais pas sûr de rester, que ce n'était là qu'une visite. Il était si sûr de lui...
La ville était simplement constituée d'un cercle de lotissements parfaitement immaculés. On me présenta un ascenseur d'où sortirent six filles à la face mignarde, qui prirent le relais du maire et m'emmenèrent à mon présumé futur appartement. Il n'y avait pas une chose qui ne fût blanche. Déjà meublé, j'y reconnus un lit, deux armoires vides. Je me retournai vers les jeunes filles : se moquait-on de moi ? C'était un logement que je cherchais, et non pas une chambre ! Le lit était minuscule ; les placards portaient des roulettes. Pas de toilettes, ni de salle de bains, ou de cuisine, ni rien qu'on pût attendre du confort moderne. Je rouspétais, attendant des explications. Le maire en personne ne tarda pas à se pointer, tout sourire comme chacun des habitants de cette maudite ville.
"Je sais ce que vous pensez : nous nous moquons de vous, c'est un logement que vous cherchez et non pas une chambre. Je vous rassure : une fois installé, plus jamais vous n'aurez besoin de toilettes, ni de salle de bain, ou de cuisine, ni de rien qu'on pût attendre du confort moderne. Ces armoires serviront à accueillir tous vos effets personnels, que nous enverrons aussitôt à notre concierge pour qu'il les brûle - vous n'en aurez plus besoin non plus. Quant au lit, nous l'enverrons aussi brûler une fois que vous vous serez habitué à ne plus avoir besoin de dormir. J'ai d'ailleurs supprimé la nuit pour favoriser l'adaptation des nouveaux arrivants, et économiser en éclairage."
Mon air consterné ne le découragea guère, aussi m'enjoignit-il de le suivre.
"Vous allez tout de suite comprendre, a-t-il voulu me rassurer."
Nous sommes redescendus en bas des lotissements, et avons pénétré le cercle qu'ils formaient. ça puait la mort et la merde. Partout des hommes enchaînés à des poteaux, aveuglés et bâillonnés cuisaient au soleil d'été. Les moustiques, tiques et autres parasites s'en donnaient à cœur joie. Le sol était spongieux, mais j'avais peur de regarder pourquoi. Au centre du cercle, un grand brasier fumait, où le concierge s'activait à tisonner un tas de cadavres et de livres. Je m'emportai : ils n'avaient pas le droit de faire ça ! Le meurtre est immoral !
"Nous l'avons fait désinterdire à Venais, me répliqua le maire. Par ailleurs, ces gens-là sont consentants. Ils pratiquent leur métier, et sont rémunérés pour cela. Bien sûr, comme ils ne quittent jamais leur poste, c'est un proche qu'on paye. Je vous présente Paul. Paul sera votre viveur, c'est lui qui va vivre à votre place. Paul travaille pour que l'on paye sa sœur Jeanne. Voici sa sœur Jeanne, la viveuse de votre voisine. Jeanne ne pouvant pas recevoir la paye que lui octroie le travail de Paul, puisqu'elle même travaille, on le reverse à celui auquel elle donne son propre argent, c'est-à-dire Paul. Or, Paul ne peut pas, et ainsi de suite. Bien sûr aucun des deux n'est au courant que le frangin s'est mis à faire le même métier. Mais regardez le côté pratique : personne n'est volé puisque personne ne peut être payé, et nous ne dépensons pas un sou ; d'ailleurs nous n'avons pas d'argent."
"à compter de ce jour, Paul subira tous les désagréments de la vie à votre place. Il aura faim et soif à votre place - naturellement nous ne possédons aucune nourriture ; il chiera et pissera à votre place ; il aura sommeil et dormira à votre place ; il aura chaud ou froid ou tombera malade ou sera blessé à votre place ; il mourra même pour vous, et alors vous n'en entendrez plus parler. Tous les rôles qu'il aura accomplis pour vous, vous n'aurez plus jamais à vous en soucier. Il aura vécu pour vous, et vous ne devrez plus le faire. Vous vivrez alors dans un état d'éternel bonheur comme tous les habitants de Venais. Nos fêtes vous réjouiront : bien sûr on n'y boit rien, ni ne mange, ni ne parle, ni ne pratique aucune forme d'activité. Nous célébrons simplement la vie au travers de riches promenades et parfaites réjouissances."
L'odeur commençait à me donner la nausée. Bien sûr il savait ce que je pensais, et m'informa que bientôt Paul sentirait et verrait et entendrait pour moi aussi. Pourtant ce qui me dégoûtait le plus, c'était de devoir exister comme les habitants, sans vivre ni rien faire, car je ne souhaitais que de vivre. Je ne tardai pas à refuser la chambre à Venais. Pourtant j'y ai trouvé autre chose : un emploi.
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