Samedi | 27ème

Ça va, ça va, on connaît la chanson. 26, la première z'à la dernière. 26, oui, j'ai compté, sinon à quoi que ça sert les comptines. Depuis longtemps, oui, on n'en rajoute plus. Quand elles nous brouillent, on fait des cousines, des étrangères à accents, mais pas des nouvelles. Pourtant ce serait pas si compliqué, et pas si inutile. Mais bon, nos parents les ont connues 26, leurs parents 26, et toute la file des aïeux qui remontent n'ont su que 26. Alors il paraît que ça suffit à justifier 26. C'est le canevas de base, on peut dépasser, mais pas remplacer, qu'on nous répète.

Et pourtant.
J'ai l'intuition d'une 27ème. Oh, peut-être juste pour leur clouer le bac, emmerder les cacadémiciens, ça serait bien mon genre. Mais oui, une 27ème, rien que ça, s'il vous plaît, rien que ça. Pas une nouveauté tonitruante, non, pas un soudain : voilà unetelle qui débarque, intégrez-la toudsuite au salon des 26 autres, et que Molière et Rimbaud rattrapent leur retard en lui accordant un petit quatrain bonus... Je préfère les découvertes aux inventions. La 27ème surprendra, parce qu'elle aura toujours été là, dans un coin, patiente. Molière et Rimbaud l'auront déjà peinte, mais sans la nommer, et tous les autres, Hugo, Flaubert et même Racine si vous y tenez, l'auront dite tant de fois sans s'en rendre compte. Elle sera l'intrue, l'excluse, celle qui sonne faux et tombe à plat lorsqu'elle vient seule, mais dont les autres n'ont jamais pu se passer pour coexister.

La 27ème, je l'ai trouvée :
Oui, regardez plus près :
Je l'encadre, pour mieux décoquiller les paupières les plus rétives : " "
Les premiers à la trahir ont été les dictionnaires. Ils m'ont mis la puce à l'oreille en plaçant "mère" après "mer" dans leurs lexiques alphabétiques. Je me suis dit d'abord sapristouille est-ce que donc l'è céderait sa place à l'e, son aînée ? Cette théorie n'a pas tenu, car quelles que soient les sources "cèdre" précède toujours "cerise". N'y restait plus qu'une seule option envisageable : si le dictionnaire place toujours "mer" avant "mère", c'est indéniablement parce que "mer" se termine par une lettre muette (dont notre langue est si friande), à la fois discrète et antérieure dans l'alphabet à toutes les autres, puisque même "car" vient avant "carapace". Cette lettre muette et aveugle, le " ", non contente de s'imposer comme la 27ème occulte dont j'ai tant fantasmé, surpasse toutes les autres en matière de hiérarchie alphabétique. Tant et si bien qu'il devient stupide de continuer d'employer ce mot, "alphabétique". Les deux premières étant ce qu'elles sont, choisissons plutôt : " alphique". Le " ", même si son usage a pu varier pour des raisons économiques (aux temps monacaux où le papier coûtait, les lettres plus tapageuses ne lui laissaient pas un espace de libre), existe depuis l'aube de l'écriture. 

Peut-être même depuis plus tôt encore, qui sait. Après tout, n'est-ce pas lui seul dont on retrouve les échantillons sur les pages les plus vierges ? N'est-il pas le sens caché que le Saint-Esprit a ensemencé contre les parois des papyrus, rien que pour permettre aux poètes qui seuls savent les arroser d'y entiger des tracés plus concrets ? N'est-il pas le respir universel de toutes les choses nées, naissantes et à naître, la phase de repos des phrases, sans quoi plus aucun signe ne prend essor ? Àderaresoccassionsj'aitentédem'enpasserpourmieuxsentirsonineffablepouvoir,sonimpérieusesprésence,maistrèsvitelesmotsontperdupiedperdusensperdumêmetoutcequ'ilsavaientdemots,alorsj'aiarrêté. Surtout je me suis aperçu que la lettre " " accentuait chacune des 26 autres à sa manière, elle en dessine les contours et en charne les bulles internes. Eh oui, pas d'o sans  . Face à des preuves pareilles, dont les dictionnaires constituent la base la plus parlante, en tant qu'ils répertorient non pas les signes de ponctuation (on n'a que faire des ?, ! et autres ⸮ au sein des bons dicos), mais les mots et les mots seulement, avec leurs lettres, et " " déborde de chaque coin de page.

J'ai vite voulu faire part de ma trouvaille à l'ensemble de la communauté experte, dans l'enthousiasme irréfréné de leur faire relire tous ces auteurs autrement, à l'aune d'une 27ème qui représente en réalité 99% du corps de ce qui se comprend, de même que notre corps est presque tout de vide, de même que cette page fût-elle toute noircie d'encre que vous n'y biteriez pas une truite. 

Très vite cependant, j'ai fait demi-tour et ouvert un bouquin. Le premier Musset qui passe. Deux cas de figure : soit Musset & consorts n'avaient aucune espèce d'idée de la 27ème, ils écrivaient en noir sans faire cas de ce qu'ils laissaient transparaître de blanc, donc leur lecture complète devrait s'avérer aussi stérile qu'un champ de goudron orné de pots de fleurs garnis. Ou alors, Musset & compagnie savaient très bien ce qu'ils faisaient. Musset & Pasmussets savaient pour la 27ème, ils se taisaient seulement, par effet de mystère. Donc tout l'intérêt qu'on leur porte, l'impression d'inépuisable et les vains efforts des structuralistes bloqués à 26, tout ça ne tient qu'à ce petit truc, ce secret, cette merveille tacite : la virtuosité des silences et l'impitoyable maîtrise des  . 

J'ai réfléchi. Avais-je vraiment envie de livrer aux décortiqueurs de profession, aux autopsieurs de textes encore vifs et tous ces névrosés du comprendre, la plus belle perle de sens qui soit ? La plus belle parce qu'on ne peut pas la contrôler, la plus belle parce qu'on la tient des morts qui ne disent que ça.

Même pas sûr qu'ils y croient, dans les sièges croûtonneux des cénacles républicains, dans les cœurs secs des bourgeois badigeonnés de connaissance, pétris de culture. D'autres avaient dû avant moi découvrir la 27ème, la clamer... Sans doute l'asile de fous les avait accueillis. Comme toutes ces arcanes déboulies des cryptes, ces essences qui dégoulinent des catafalques, la 27ème amène avec elle son lot de doutes et de malédictions. N'existe-t-il pas un club des 27 réservé aux infortunés passés de la voix au mutisme ? Il est dans la nature de la lettre invisible de demeurer inconnue. Qui la considère doit l'aborder avec autant de prudence qu'elle suscite de curiosité : comme tout pouvoir elle grise, elle enivre, motive les cabales et les religions à mystères. J'imagine les orgies orphiques qui ont déjà dû être organisées en son nom, ces nuits magiques vouées à rien dire, perdues dans le néant des âges.

Le silence n'est pas différent de tous les autres éthers : champignons, tabac, sommeil... Rien que des cratères vers la mort où l'on rit de se sentir encore de l'autre côté de la rambarde. Faudra pas en abuser, comme j'ai trop tenté déjà : plus supporter le vacarme et la tempête des sens tracés partout, raccourcir les phrases, fermer la bouche, mâcher les mots qui viennent en pensant que c'époussètera la craie du tableau, c'est ça, tout effacer, repartir à zéro, se croire vierge malgré les taches et la cabosse. Je ne veux pas devenir un palimpseste de moi-même, tout silencer, tout gueuler, que la 27ème, puis les 26 autres, non, maintenant mesdemoiselles on se prend par la main on danse ensemble.

Si un jour vous parlez trop, parlez moins. Vous taisez pas, car n'empêchera pas qu'il vous reste des choses à dire. Si un jour vous parlez pas assez, parlez plus. Vous asséchez pas en cris, car n'empêchera pas qu'il vous reste des choses à taire. Écoutez-vous. Écoutez comme la 27ème tente de s'insinuer à sa juste place. J'essaie de faire ça. Ma tendance personnelle, c'est la bavardise. Si, si, je vous jure. C'est noircir, gribouillasser. Trop ? Parfois, oui.

Mais parfois, je crois, j'espère, ma tendance, c'est dire juste assez beaucoup pour secouer ce qui avait besoin d'être déglotté. Ou caressé, pincé, effleuré, giflé... En parlant beaucoup, j'espère pouvoir creuser dans la justesse de l'audace, celle qu'on attendait même plus de soi et qu'on réveille dans les autres aussi. Faudra seulement éviter de parler excessivement, assombrir tant les pages que plus rien ne soit déchiffrable, que le vide n'ait plus l'espace d'aérer les têtes. Éviter aussi de ne plus chercher à toucher, par honte, par fatigue. Parce que si plus rien ne touche, on ne se sent plus continuer. Alors je vais chercher, doucement-fort, ce qu'il y aura à trouver, dans la ronde harmonieuse des 27. Équilibre.

Alors voilà ce que je vous propose : si vous taisez des choses qui hurlent, venez, et je vous apprendrai à gueuler. En échange, si un jour il m'arrive de parler trop, dites. Dites, et puis on discutera de comment se la fermer.

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