Dimanche | Compte à ras-bord
Impression bizarre et familière de sortir d'un rêve et sentir qu'on a dû, qu'on a failli et qu'on est en dette face au monde. La personne qui la première a choisi qu'on devrait compter le temps qui coule avec les doigts de la main devait avoir beaucoup de doigts. Le plus étonnant, c'est qu'on l'ait considérée d'utilité publique et que tout le monde ait été vraiment satisfait de savoir qu'il existait enfin un nombre à donner comme repère au maintenant. Ils se disaient chouette comme ça je peux placer un rendez-vous très précis ils se disaient rendez-vous à treize cent quatorze de demain l'ami. Et le lendemain dès que le compteur avait pris place sur la place du village, il se mettait à compter (fort que ça s'entende loin derrière la chaume) et à treize cent quatorze voilà untel et son ami qui se retrouvent. Oh, je vous parle d'une époque moins mathématique, où les secondes étaient aussi longues que ce que le compteur mettait à les dire, de telle sorte qu'à treize cent quatorze la seconde dure au moins cinq syllabes, quand la seconde six est quasi immédiate. Sans oublier les pauses pour respirer, pisser, ou tailler le bout de gras avec les badauds bullant sur les bancs. Ça, pour sûr, compteur, voilà un métier respectable, car soit on parle du temps qu'il fait, soit on fait le temps qu'on parle.
Comme la profession prenait du gallon par les contrées, les universités commençaient à proposer des formations spécialisées. Ceux qui avaient étudié pouvaient énumérer jusqu'à si loin qu'ils ne recommençaient jamais d'à zéro, et passaient les dizaines sans boulier ni calepin. Tant et si bien que les paysans, déboussolés par ces milliers, lions et liards, s'en retournèrent aux vêpres et aux matines. La courbe du soleil et le tintouin des cloches manquait peut-être de précision, mais on s'y entendait, comme par connivence. Et puis peu importe le retard ou l'avance quand on ne peut pas la chiffrer. Riposte immédiate des académistes : mécaniser le compte, des doigts des hommes à ceux de l'horloge, standardiser les secondes en soumettant les aiguilles à des ressorts infatigables, et limiter les secondes dicibles à soixante, parce que les paysans ne savaient guère compter par-delà. Une boîte de seconde vaudrait une minute, un lot de minutes une heure, et les heures compléteraient de ficeler le jour (après on savait déjà faire grâce aux astronomes grecs). Tous devaient ployer face au chiffre, se passer soi-même le fer au bras, une menotte sans chaîne pour nous enchaîner à l'espace mais pourvue d'un cadran pour nous carcancer dans l'engrenage des secondes.
Désormais, on félicite les peuples ponctuels, comme s'il y avait du raffinement et de la gloire à être parvenu à ciseler le temps humain en de toutes petites instances.
Sur la terre où nous sommes nés, avant que le premier compteur ait dit les nombres pour nommer les instants, il y avait quelques temps sans frontière : le matin, le midi, le soir, la nuit. Ces secondes dodues et paresseuses avaient les bras larges et indulgents, prêts à accueillir quiconque s'y jetait : on se disait à demain, à ce soir, à plus tard même. La seconde moderne a perdu sa densité, et la rencontre sa souplesse. Quand mon réveil sonne vif je reste sur le dos à papillonner des paupières longtemps. C'est juste le temps que mon âme se fractionne à nouveau pour se faufiler dans l'infimité des secondes, sous l'œil cruel du chiffre mécanique. Et si cette réaccoutumance dure trop, que le retard m'escogriffe et que la panique me gagne, je me chiffonne et ruisselle au sol comme une éponge. Je crois que les heures trop dures pulvérisent les hommes, surtout en comparaison avec mes aïeux durs, durs au milieu de leurs heures molles.
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