Chapitre 6 Déméter. Partie 2
J'approche de la monture aux muscles saillants et parfaitement dessinés, pas vraiment rassuré. Soudain, ses dents se referment sur un pli arrière de mon chiton, il me soulève et me hisse sur son dos.
- Accroche-toi.
La façon dont sont lancés ces deux mots n'a rien d'un conseil à prendre à la légère. Je me cramponne de toutes mes forces à son épaisse crinière lisse et joliment courbée à son extrémité, comme une vague figée sur sa tête. En moins de deux, on se retrouve à plusieurs mètres du sol.
Bien sûr qu'il vole. Pfff, je suis bête.
Bientôt, le paysage n'est plus qu'un immense patchwork de différentes teintes de verts. Je quitte ma posture de peureux, recroquevillé et transi sur le dos d'Arion, pour me détendre enfin.
Je vole. Techniquement ce n'est pas moi qui vole, mais il n'en reste pas moins que la sensation est enivrante. Le vent soyeux sur mon visage, la sensation de liberté et la vue à couper le souffle qui s'offre tout autour de moi. Nous nous posons sur un plateau qui surplombe, me semble-t-il, l'endroit que nous venons de quitter. L'herbe y est plus haute et toujours verdoyante, brillante comme si la rosée venait d'y déposer sa caresse matinale. J'aperçois au loin un groupe de chevaux galopant à toute allure. Ils s'arrêtent un instant, puis repartent de plus belle dans l'autre sens. Sur ma gauche en dessous d'une assemblée de cèdres, d'autres équidés se reposent et se prélassent à l'ombre. Arion me pose au sol.
- Voilà le dernier endroit où j'ai vu Artémis, il y a huit temps de soleil, me dit Arion, d'un air préoccupé.
J'ai l'impression que je ne vais pas avoir à poser beaucoup de questions.
Vas-y, parle-moi petit cheval !
Si j'avais un canapé, je lui aurais demandé de s'allonger.
- Nous avons l'habitude de partager des courses et des jeux avec eux, m'informe-t-il en pointant de sa tête ses semblables au loin, toutes les demi-lunes.
- Je vois, acquiesce-je, simplement.
- Comme tu le sais sûrement, Artémis a un lien divin avec les animaux. Elle passe du temps avec chaque espèce qui peuple ce monde, elle ressent leur joie, leur peine, vit leurs vies. Elle les écoute, les comprend.
Je saisis le sentiment d'admiration qu'il porte en lui pour la sœur d'apollon. Je souris au fils de Gaia et le laisse continuer.
- Donc c'est sérieux ? Sa disparition.
J'opine légèrement de la tête et tente d'arborer une mine grave. Je dois absolument demander à Hermès de m'en dire plus sur Artémis. Pour moi, c'était une chasseresse. C'est assez contradictoire avec ce que vient de dire Arion.
- Je n'ose imaginer la vague de souffrance et de tristesse qui s'abattrait sur Olympia si elle ne revenait pas.
Le regard d'Arion s'assombrit. Pas besoin qu'il ait le visage d'un homme pour comprendre ce qu'il ressent à ce moment-là. Il secoue son encolure avec vigueur et pousse un hennissement. S'ensuivent quelques secondes d'un lourd silence, que je n'ose interrompre. Pourquoi le ferais-je de toute façon. Je n'ai qu'à le laisser parler.
- J'ai noté qu'elle était un peu différente lors de nos dernières rencontres, me lâche-t-il.
Voilà, on y arrive !
- Son regard, son sourire, ses gestes avaient ce quelque chose de plus d'un peu désabusés.
- Ah oui ?
Pourquoi je n'ai jamais utilisé cette technique du psy, qui laisse l'interlocuteur se confier et se contente de subtiles expressions sur son visage. C'est extra ! Si je continue dans mon rôle d'analyste, je dirai que ce qu'il décrit ressemble beaucoup au comportement de quelqu'un tourmenté par l'amour.
- Je ne saurais dire ce que c'était. Nous parlions peu en vérité, nos moments à courir, galoper ensemble, où la terre vibrait sous nos glorieuses foulées, où le vent et l'air accompagnaient nos courses effrénées, où le ciel...
- J'ai compris Arion, l'interrompis-je, le voyant s'élancer dans une tirade lyrique.
Je ne sais pas si je suis audacieux ou juste porté par une imprudence nourrie par l'urgence du compte à rebours qui s'est déjà enclenché. J'en profite pour lui poser une question.
- Déméter et Artémis devaient être proches ? Elles sont complémentaires comme la faune et la flore non ?
Je suis assez content de mon analogie, mais la réponse d'Arion n'est pas à la hauteur de mes espérances.
- Oui, me répond-il sans développer.
Bon, bah j'aurais dû le laisser faire son monologue.
-Rentrons, Hermès nous appelle.
Je n'ai rien entendu, mais allons-y.
Je remonte sur Arion, avec cette fois- ci plus d'assurance. Il passe du trot au galop en un éclair, les limites du plateau se dessinent sous mes yeux et se rapprochent de plus en plus. Bientôt le vide. Bientôt nous volerons à nouveau.
Arion atterrit en douceur je suis bercé par ses amples et souples foulées mais tout de même bien mal à l'aise. Son allure majestueuse qui mélange grâce et puissance doit détoner de ma posture toute de travers sur son dos, le visage sans doute crispé, muscles tendus comme une corde à linge. Ce tableau doit offrir un bien hilarant spectacle à Hermès. Arion s'arrête à quelques mètres de mon guide. Sa mine amusée est bien maîtrisée, un petit relâchement et il éclatera de rire. Je fais semblant de ne rien remarquer.
-La balade t'a plu ? me demande Hermès, tandis que je désenfourche péniblement l'imposant demi-dieu.
- Oui, très intéressante, répondis-je, en repensant à ce que m'avait dit Arion.
Je remercie Arion et lui frotte son chanfrein, puis lui tapote les flancs.
Merde ! Je n'aurais peut-être pas dû, me dis-je en voyant les regards effarés du cheval divin et d'Hermès. Je tente de dissiper ce moment de gêne.
- Déméter n'est pas là ?
- Si juste derrière toi, me répond Hermès, comme si j'étais aveugle.
Je me retourne. Un bélier à la fourrure jaune clair, soyeuse et épaisse avec des cornes ondulées aux reflets nacrés et en train d'humer l'herbe avec vigueur. Je m'en approche intrigué, il relève alors la tête et me fixe de ses yeux verts.
Déméter !
En effet, c'est bien la déesse des saisons, le bélier devient en un rien de temps, la gracieuse femme que j'avais pu voir tout à l'heure. La tristesse s'est effacée de son visage, maintenant radieux.
- Hermès, je crois bien que ton script allait plonger ses grosses mains dans ma divine fourrure et peut-être même me caresser comme il l'a fait avec notre ami, s'exclame-t-elle en riant de bon cœur.
-- Les deux autres ne se gênent pas pour eux aussi éclater de rire.
C'est ça ! moquez-vous.
Hermès en rajoute une couche.
- Il lancerait sans doute un bâton à Arès métamorphosé en chien.
Les rires s'arrêtent net comme si mon guide venait de dire une grosse bêtise. Hermès toussote, regrettant sûrement sa dernière boutade et change de sujet.
- Déméter ! Nathan a quelques questions à te poser.
La déesse ne l'écoute pas vraiment et trifouille dans une petite bourse accrochée à sa taille. Elle en sort une graine qu'elle lance devant elle. Ouvrant grands ses bras, elle murmure des mots dans un langage qui m'est inconnu. Soudain à l'exact endroit où la graine était tombée, un chêne immense sort de terre entouré de gerbes d'un vert lumineux.
- Un peu d'ombre nous fera du bien.
Son regard revient sur moi et Hermès.
- Cela m'ennuie de répondre à ton sous- fifre, mais je le ferai pour te remercier de tes beaux mots qui ont chassé certains de mes doutes.
- Nathan n'a pas été choisi au hasard, Déméter.
La déesse me regarde à nouveau-comme pour trouver en moi quelque chose qu'elle aurait loupé.
- Si Artémis compte pour toi, dis-lui tout ce que tu sais, rajoute Hermès d'un ton grave et décidé.
Et bien ami, tu peux être sérieux quand tu le veux.
Hermès irradie d'une prestance et d'un charisme jusqu'à là, dissimulés. Il rivaliserait presque avec Apollon.
-- Très bien, alors allons-y, me lance la déesse avec une moue feignant la lassitude.
Tiens ! je viens de retrouver à quelle femme, elle me faisait penser, ça me trottait depuis un petit moment dans la tête ; Brigitte Bardot. Jeune bien sûr et un tout petit peu plus dodu. Le même ton de voix doux et désuet, la même intonation sensuelle sans le vouloir. Pendant que j'imagine Déméter rejouant la fameuse scène du « mépris » film que j'ai dû voir dix fois, Arion prend congé en me souhaitant bonne chance. C'est quand même étrange ces souvenirs aléatoires qui viennent toquer à la porte de mon esprit, alors que je n'attends personne.
Nous sommes à présent tous les trois sous l'immense chêne qui déploie son ombre sur un large périmètre. Les centaines de branches touffues nous protègent du soleil dont les rayons deviennent de plus en plus mordants.
Le soleil !
Ce mot vient donner un coup de hache à l'état un peu trop décontracté dans lequel je me trouve. Je regarde le ciel. Une heure s'est écoulée. Une heure sur trois jours, c'est presque une décennie.
Allez faut y aller !
- Quelle est la plus grande qualité d'Artémis selon vous ?
Déméter paraît surprise par la question, mais répond assez vite.
- Sa liberté.
- C'est-à-dire ? demandé-je
- Rien ni personne ne peut influencer ses choix, aucun carcan ne peut l'enfermer. Ni Zeus, ni son jumeau, notre souverain Apollon, n'ont pu la dompter ou l'obliger à faire quoi que ce soit.
Une attitude qui peut créer beaucoup de jalousie et qui a dû en énerver plus d'un.
- Et son principal défaut ?
- Quel est le rapport avec son éventuelle disparition ?
La déesse de l'agriculture et des moissons est déjà lasse de répondre à mes questions, je le sens.
- Il sait ce qu'il fait, je t'assure, Apollon a placé sa confiance en lui, il est mon scripte, mais il mène l'enquête à vrai dire.
J'apprécie le soutien d'Hermès. Il faudra quand même que l'on parle de cette couverture de script qui me semble intenable et peu viable pour interroger des dieux.
- Je vois ça. Hermès, lui dit-elle, perplexe.
Elle réfléchit, puis sourit d'un air satisfait.
- Sa fougue. Voilà son principal défaut. Elle n'a pas sa langue dans sa poche et la diplomatie lui est étrangère. Elle peut agir sans réfléchir et le regretter par la suite.
Je vois bien que des images défilent dans l'esprit de la déesse à l'énoncé de cette dernière phrase.
- Orion, par exemple, souffle tout bas Hermès.
Il faudra que je lui demande de me raconter l'histoire d'Orion. Quoiqu'il ait pu lui arriver, cela les a marqués. Artémis ; fougue et liberté. Un profil intéressant à étudier, qui laisse des traînées de poudre, prête à exploser derrière elle, c'est certain. À savoir quels dieux cela a pu énerver le plus, tel est la question.
- Arion m'a dit que vous vous promeniez souvent ensemble et que vous étiez très proche.
Ce qui était assez loin du simple « oui » utilisé par le demi-dieu pour répondre à ma question à savoir si les deux déesses étaient proches. Une technique que j'ai bien usée dans mon ancienne vie.
- Il fut un temps où je la considérais comme une sœur. Nous étions même inséparables. Les siècles qui passent peuvent parfois éroder les plus belles choses. Elle est devenue juste une amie. Nous partageons quand même un bon nombre de cérémonies et de fêtes ensemble. Le monde animal et végétal étant complémentaire, nous sommes liées par nos essences et par un destin comparable. Le visage de Déméter s'assombrit un quart de seconde puis redevient joyeux. Elle tourne alors sur elle-même et un cercle de pavots d'un rouge flamboyant se forme tout autour d'elle. La déesse en cueille un et le porte à son nez.
Je vais devoir me concentrer sur du concret et ne pas chercher à creuser leurs histoires ou je ne m'en sortirai pas. Ses dieux ont des siècles de vie commune, une archéologie bien trop compliquée à mener. Seules les dernières semaines passées doivent m'aiguiller. Je dois analyser le présent et non le passé trop lourd, trop complexe. Je n'ai pas le choix. Pas le temps surtout.
-- J'adore cette odeur. Je vais demander à Éros de m'en faire un parfum.
- Pouvez-vous me décrire comment était habillé, coiffée, Artémis lors de vos dernières rencontres ? Avait-elle son arc par exemple ?
- Artémis ne se sépare jamais de son arc et porte toujours la même tenue. Une tunique blanche croisée en haut et qui s'arrête au-dessus des genoux, un large morceau de tissu en soie bleue lui noue la taille. Elle n'aborde aucune parure, à part un croissant de lune plantée dans l'arrière de ses cheveux, parsemé de marguerites ou sur son front. C'est comme ça que j'ai lu toujours vu. Sache que la séduction lui est étrangère et que les apparences physiques n'ont guère d'impact sur elle, me répond-elle en soupirant.
Je comprends que cela l'agace de devoir se plier à mon questionnaire, qu'elle ne comprend pas la démarche. Déméter ne me laisse pas en savoir plus.
- J'ai à faire à présent. Hermès, je te remercie encore pour aujourd'hui. Ne le prends pas mal, mais cette enquête est ridicule. Un dieu, une déesse ne peut disparaître, enfin...
Elle ne finit pas sa phrase, nous salue et s'éloigne d'un pas gracile et nonchalant. Un peu plus loin, elle disparaît dans un tourbillon de feuilles colorées.
Premier bilan de ces brefs entretiens. Les dieux ont l'air d'avoir autant de secrets que les humains, si ce n'est plus. Ils ne sont en fait pas différents de nous. Ils sont moqueurs, susceptibles, sensibles, amers, lunatiques et j'en passe. Leurs sentiments les guides et influent sur leurs actes tout autant que nous. C'est décevant, mais c'est mieux pour moi. Je pense qu'Arion apprécie vraiment Artémis et que Déméter n'en a pas grand-chose à faire. Deux pistes sont à étudier ; le changement d'attitude certes subtile de la divine chasseresse évoquée par Arion ainsi que son caractère fougueux. Elle aurait pu blesser, vexer, dit ou fait quelque chose qui aurait déclenché le courroux d'un des dieux. Peut-être aussi quoi qu'en dise Apollon et Déméter une histoire d'amour qui aurait mal tourné. Un grand classique.
« Le Champs aux Biches tralala, le Champs aux Biches tralala »
- C'est bien toujours, notre destination ? Me demande mon guide entre deux, poussées de voix.
Va-t-il me parler des pleurs de Déméter, de cet étrange endroit où flottent ces sphères au-dessus de majestueuses colonnes ? s'il ne le fait pas, il n'échappera pas à mes questions.
- Oui, c'est bien là que nous allons.
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