7 - Des empreintes dans la pierre
Il est des périodes de ma vie dont j'aime mieux ne pas me souvenir ; celle-ci en fait précisément partie. La douleur et le chagrin ankylosent aussi bien l'esprit que le corps.
Durant les jours qui suivirent, mon quotidien se résuma à peu de choses. Lorsque je n'étudiais pas dans le grimoire, je m'allongeais dans les champs au plus près du cocon généreux de la Terre ou je déambulais dans les couloirs de Grand-Fissure à toute heure de la nuit quand les cauchemars finissaient immanquablement par me réveiller. Azelor faisait en sorte que je mange et je poussais la nourriture entre mes lèvres – uniquement parce que j'avais promis de le faire.
Seules nos sorties en forêt me permettaient de trouver un semblant de paix. Chaque matin, la mise en application des sorts consignés dans le grimoire m'offrait une précieuse source de distraction. Le Faucon suivait la progression de ma magie d'un œil critique et attentif ; il m'enseignait en outre les procédés de la méditation et m'aidait, au fil des jours, à renforcer mon lien avec l'énergie de la Terre.
— Huaötl, prononçai-je à voix basse.
Dans la caverne principale, les jambes balancées par-dessus un grand bloc de pierre, je pratiquais machinalement un sort de destruction sur quelques cailloux.
— Hé ! lança une voix.
Je n'avais pas relevé la tête que je sentis quelque chose fuser à pleine allure vers moi. Aussi, et par réflexe, j'en vins à rapidement façonner une barrière de protection. Un simple galet cogna contre le champ magique et retomba au sol, redevenu inoffensif. Je réprimai un soupir quand je constatai qu'Azelor s'avérait être l'auteur de cet acte. Un demi-sourire aux lèvres, il avait appuyé son épaule contre la roche.
— On y va ? me proposa-t-il.
Déjà fin prête, je me laissai tomber dans les graviers et lui emboîtai le pas, laissant derrière nous la grande cavité bruyante et mouvementée par l'effervescence du matin. Une fois dehors dans le froid hivernal, Azelor se retourna pour annoncer ses projets du jour.
— Je propose qu'on passe aux rituels de traversée, pour changer un peu. C'est un côté de ton pouvoir extrêmement utile si tu dois t'évader ou t'infiltrer quelque part. De plus, nous ne pourrons pas nous entraîner éternellement dans cette zone sans attirer l'attention par ces terrains tout retournés...
Il accompagna ses paroles d'un geste de la main allusif. Je jetai un regard circulaire aux alentours. De fait, nous avions beau tenter de dissimuler les dégâts occasionnés par l'exercice de mon pouvoir, l'endroit ne paraissait plus tout à fait dans sa disposition naturelle. Il se tourna vers moi.
— Tu l'as déjà fait ? me demanda-t-il.
— La traversée ? Oui. Je m'en suis servi quelques fois. Entre autres pour te rencontrer dans la forêt au Sud et à Cérule aussi, pour... fouiller dans les archives.
— Vraiment ?
J'acquiesçai d'un signe du menton, avec un vague sourire au souvenir de cette folie. Azelor dut passer le pouce sur le coin de sa lèvre pour contenir sa trop grande satisfaction.
— D'ailleurs, j'ai aperçu deux modes de traversée dans le grimoire, annonçai-je, tournant les pages pendant que mon souffle formait de la buée dans l'air froid. Celui que je connais par le cercle de rituel, mais un autre également... Ah, le voici. C'est un sortilège.
Le Faucon lut au-dessus de mon épaule, répéta à part lui la formule ancestrale, avant d'émettre un sifflement admiratif.
— Voilà qui s'annonce intéressant !
— Tu n'as jamais ouvert le grimoire ancestral ? Pourtant, tu pratiques la magie et tu es une personne de confiance aux yeux de Rehad...
— Jamais. Pour tout dire, j'ignorais qu'il l'avait en sa possession, même si je n'en suis pas étonné. Il l'a toujours conservé à l'abri des regards, comme beaucoup d'affaires de sa défunte épouse. Tu sais, Rehad est parfois...
Azelor réfléchit à ses mots, me regarda avant d'achever laconiquement :
— Elle lui manque beaucoup.
Je détournai les yeux. Dans son malheur, Rehad avait su préserver l'héritage de Tartoth, il l'avait protégé durant toutes ces années. Je ressentais de la pitié pour cet homme malgré nos derniers différends.
Azelor décréta que nous devrions nous mettre au travail. Dès que nous eûmes convenu d'une espèce végétale, je me positionnai face à un arbre au tronc élancé et relus les lignes du grimoire. Si je me fiais à ce qui était écrit, le sortilège de passage homologue permettait d'entrer dans un arbre choisi, puis de ressortir d'un feuillu de la même espèce dans un périmètre délimité.
Un nœud me barra l'estomac. Je contemplai avec nervosité l'envahissante silhouette dont la cime s'élevait religieusement dans le contrejour.
Tout avait commencé exactement de la même manière. Avec un portail juste là... à l'intérieur.
Neuf mois étaient passés depuis mon grand plongeon dans la rivière, mon arrivée mouvementée à Cérule et les différentes rencontres qui avaient bouleversé ma vie. J'étais alors quelqu'un d'autre, une jeune femme certes égarée mais décidée à faire ce qu'il fallait, la tête encore pleine de rêves et d'espoirs.
Ah ! comme j'aurais souhaité n'avoir jamais mis un pied dans cette forêt maudite...
— Bien, décréta le mage qui s'était posté derrière moi à un pas de distance, le sort devrait te coûter moins d'énergie qu'un rituel de traversée. C'est une alternative intéressante si tu dois te déplacer dans une zone restreinte.
Le grimoire refermé sous mon bras, je ne l'écoutais plus que d'une seule oreille.
— Où est-ce qu'on se retrouve ? m'enquis-je, déjà prête à m'en aller.
— Quelle question ! Tu m'emmènes avec toi.
— Tu... es sérieux ?
Ma stupeur était complète. Si j'avais imaginé que je m'encombrerais d'un passager ! Le Faucon me répondit par un regard perplexe.
— Évidemment, dit-il d'un ton incertain. Peu importe où tu te rendras à l'avenir, mieux vaut que tu sois accompagnée. Il est d'une importance vitale que tu saches faire traverser une personne avec toi, si ce n'est plusieurs.
— Si tu insistes, mais nous n'irons pas bien loin dans ce cas, le prévins-je en haussant les épaules.
Une expression de colère passa sur son visage, vite effacée.
— Je sais que l'Ordre a bridé ton pouvoir mais il est temps que tu saches ce que tu vaux.
— Non, contestai-je après avoir dégluti, cependant ma voix m'apparut pleine de découragement. Avec nos expéditions, nous manquions de temps pour perfectionner ma magie. Et puis, nous n'avions pas le grimoire ancestral...
— Si ça te réconforte de le penser, maugréa Azelor.
Je considérai l'arbre devant moi dont les feuilles rousses sommeillaient dans la brise.
Tu es une sorcière des Quatre Terres, me dis-je calmement.
Le sort était inscrit dans le grimoire sorcier, ce même grimoire que mes ancêtres avaient jadis tenu entre leurs mains. Cette idée m'insuffla un regain de confiance. Je pris une profonde inspiration et fis le vide dans mon esprit. Ma main se posa sur l'écorce veloutée de mousse. Dans le silence qui s'était établi autour de nous, ma voix s'éleva, fluide et timide, dans ses accents ancestraux. Comme j'aimais entendre les sonorités de cette langue, si belle et vivante, qui modelait la magie ! Désormais pleinement lancée dans le processus, je n'oubliai pas d'attraper la manche d'Azelor avant d'effectuer un pas en avant.
La formule achevée, nous nous fondîmes tous les deux dans l'arbre.
— Oh, la vache ! lâchai-je en manquant de trébucher.
— Alors ? Comment tu te sens ?
J'éprouvais un grand vide dans la réserve de mon pouvoir et le monde tournait, si bien que je me cramponnai à son bras, mais il n'émit aucune protestation. Le sort avait bel et bien fonctionné : la disposition des troncs était différente, nos traces avaient disparu. Nous étions ailleurs.
— Eh bien... on peut recommencer, dis-je avec un rire nerveux.
— Non, pas tout de suite. Essaie de travailler un peu de ta magie habituelle d'abord.
— Tu prends le risque de ne pas rentrer ? Sarcasme mis de côté, je crains d'être à bout de forces à la fin de notre séance...
— Bah ! j'ai des flèches et deux ou trois trucs pour survivre au froid, dit-il en tapotant sa sacoche. À toi de décider si tu supporterais de dormir dehors ce soir. Et puis...
Azelor n'avait pas terminé sa phrase que son regard vert s'illumina tout à coup. Sans comprendre ce qui avait produit cet effet chez lui, je le vis me contourner d'un pas souple et s'accroupir au pied d'un buisson. Quelques grappes de baies sombres perlaient aux branches comme des myrtilles sauvages. Le mage les examina un moment avant de sortir un filet de son sac, et sa main gantée recueillit les fruits avec le plus grand soin. Curieuse, je m'approchai à mon tour, me penchai...
— N'y touche pas ! s'écria-t-il vivement.
— Je sais de quoi il s'agit, grommelai-je.
Des baies de ciccone. Les fruits hautement vénéneux dont les Faucons extrayaient les sucs pour produire la cicconite, le poison mortel qui accompagnait chacun d'entre eux.
Azelor récolta une demi-douzaine de grappes en veillant à ne pas les écraser, faisant fi de mon regard qui pesait sur sa nuque.
La matinée passa vite. Le grimoire ne cessait de me faire découvrir de nouveaux horizons et Azelor continuait de me pousser dans mes retranchements. S'il ne me félicitait jamais, de temps à autres je croyais tout de même apercevoir dans ses yeux une brève lueur de satisfaction.
Le soleil baissait quand nous mîmes fin à la session d'entraînement.
— J'espère qu'on ne va pas faire ça tous les jours non plus..., geignis-je, le souffle court.
Le Faucon avança en tendant l'oreille. Ses brassards en cuir bouilli galbaient ses avant-bras et son épaulière dépassait d'un côté de sa cape brune, laquelle le rendait presque invisible au milieu des feuillages.
— Non, répondit-il d'une voix sobre quand il considéra que la voie était libre. Mais nous ne sommes pas allés bien loin aujourd'hui. Dans les prochains jours, on travaillera la distance. Tu penses pouvoir marcher jusqu'au camp ?
Je hochai la tête et pris de l'avance sur lui.
— Une dernière chose..., m'arrêta-t-il et, quand je me retournai, la teinte espiègle de ses yeux présagea la suite.
— Quoi, je suis encore bruyante ? soupirai-je. Il y a du progrès, non ?
— Un peu.
La commissure de ses lèvres se retroussa particulièrement d'un côté.
— Mais juste un peu.
— Bon sang, tu ne lâches jamais le morceau ! grommelai-je.
— C'est bien pour ça qu'on m'engage.
Il me dépassa d'un pas leste en étirant ses bras derrière sa nuque dans une attitude de pure crânerie. Azelor était de bonne humeur ce jour. Je n'aurais su décrire exactement les subtilités qui se dégageaient de son attitude – car elles s'articulaient dans un ensemble – mais sa démarche était plus légère, sa bouche plus rieuse. Par certains moments, son caractère incisif me rappelait celui de Reska, l'extravagance en moins. Malgré sa personnalité un peu spéciale, j'aurais été une bien piètre menteuse en disant que je ne l'appréciais pas.
Sans négliger la prudence, nous retournâmes à l'entrée des cavernes. À deux reprises, Azelor tourna la tête vers les fourrés comme si son œil pouvait y distinguer quelque chose qui valût son intérêt, mais les bois étaient paisibles et toutes ses flèches restèrent dans son carquois.
Une dernière chose me préoccupait cependant ; la curiosité eut raison de moi.
— Tu ne m'as pas donné de poison, lui fis-je remarquer pendant qu'il rabattait les branches au-dessus du passage. Pourtant, vous en possédez tous sur vous.
Ses gestes se suspendirent quelques secondes avant de reprendre leur activité. Il ne formula pour autant aucune réponse. Par conséquent, j'embrayai :
— Tu as peur que je me tue ? Parce que...
Les yeux étincelants, Azelor tourna brusquement la tête vers moi. D'un geste si prompt que je n'eus pas le temps de le voir venir, il sortit de sa poche une petite bille sombre qu'il approcha de ses lèvres. Je me sentis blêmir. La nouvelle opacité qui nous englobait fit courir un frisson dans mon être.
— Vois ceci, Kaly, dit-il d'une voix au calme trompeur. Une si petite chose qu'on pourrait la croire insignifiante au premier coup d'œil. Et pourtant, cette substance, nous la portons jour et nuit tout en sachant qu'elle causera sans doute notre perte. La cicconite est à la fois notre libération et notre fatalité. Je sens constamment son poids sur moi. N'est-ce pas fascinant de savoir qu'un geste aussi banal peut mettre fin à une vie ?
Je baissai les yeux sur la capsule. Un liquide sombre était emprisonné sous l'enveloppe molle. Un poison que nous savions mortel en l'espace de quelques secondes. Le regard inflexible d'Azelor ne quitta pas mon visage jusqu'à ce qu'il eût rengainé la toxine.
— Je crois que nous savons tous les deux que tu n'es pas dans un état émotionnel très stable. Au-delà de tout ce qu'elle représente, je serais bien le dernier des idiots si j'avais l'idée de t'en confier une.
Il tourna les talons, et tandis qu'il s'éloignait à grandes enjambées, mes poings se serrèrent.
— Et que fais-tu de ce que moi je veux ? Je préfère mourir plutôt que l'Ordre m'attrape. S'ils ne me tuent pas sur-le-champ, ils ne m'exempteront pas de torture cette fois. Malve sera... (Je déglutis.) Elle sera sans pitié.
Azelor s'arrêta et je vis ses épaules se raidir.
— Il ne t'arrivera rien tant que tu resteras près de moi.
— Non, ce n'est pas vrai ! m'écriai-je. Rien ne peut être aussi simple. Et si tu te trompes, Azelor ? Qu'adviendra-t-il ? Tu n'as pas vu ce que j'ai vu dans les profondeurs de Cérule. Je ne veux pas aller là-bas. Plus jamais. Vous avez tous le choix, pourquoi ne pourrais-je pas l'avoir ?
Ses yeux se tournèrent lentement pour croiser les miens. Un pli concerné lui barrait le front. Sans ajouter quoi que ce soit, il reprit la marche, muré dans un silence qui était certes habituel entre nous mais rendu lourd par le poids de notre désaccord.
Nous n'avions toujours pas rompu la glace à notre retour au sein de Grand-Fissure. Agacée, je laissai la distance se creuser entre nous, et nous nous séparâmes sans avoir échangé un mot de plus. Any croisa ma route quand je voulus emprunter le couloir vers les chambres. Les épaules basses et le pas moins empressé que d'habitude, elle avait l'air contrariée.
— Any ? l'appelai-je. Il s'est passé quelque chose ?
— Oh, c'est toi... Une de nos équipes est revenue... Quelqu'un est tombé malade en chemin. Du fléau du Nord, trouva-t-elle nécessaire de préciser, la bouche pincée comme s'il s'agissait d'un appel au diable.
Sur son visage, à une expression sombre se substitua un air davantage lassé qui ne lui ressemblait pas.
— J'ai parfois l'impression que le sort s'acharne sur nous...
Sitôt que le froissement de ses jupes eut disparu dans le tournant, je fonçai au dispensaire. Le rideau du côté des lits était tiré et les trois guérisseurs s'affairaient dans la pièce. Vêtu d'un masque en tissu et d'une combinaison de toile, l'unicorne nommé Théléon s'apprêtait à procéder à l'examen du malade. Ses yeux bleu ciel s'écarquillèrent d'effroi lorsqu'il me découvrit sur le seuil.
— Oh, dame Kaly, il est impensable que vous restiez là..., baragouina l'un de ses frères en essayant de me faire barrage.
— Et pourquoi pas ? rétorquai-je d'une voix ferme. Je suis un être vivant, tout comme vous, et tout comme ce jeune homme. Et j'ai moi aussi des connaissances en guérison. Je reste.
Le regard indécis de Théléon me jaugea un long moment, puis un gémissement en provenance du lit le rappela à sa priorité.
— Très bien, concéda-t-il en fronçant les sourcils. Dans ce cas, entendons-nous sur un compromis : restez à distance et n'entrez pas en contact avec lui. Nous avons convenu de cette consigne avec mes frères afin de limiter le risque de contamination. Un seul d'entre nous sera se pliera à cette tâche, et en l'occurrence, ce quelqu'un est moi.
J'acceptai ses conditions et me rangeai auprès de ses frères restés en retrait. Le malade était un jeune elfe dans la fleur de l'âge. Ses cheveux étaient collés à ses tempes. Un voile de sueur humidifiait son visage et ses yeux vitreux roulaient dans leurs orbites.
Théléon retroussa le pantalon du jeune homme, révélant des marques rosées dans la chair du mollet.
— La plaie est propre, en voie de cicatrisation, nous indiqua-t-il, scrupuleusement concentré sur son examen. D'après le groupe qui l'a ramené, la morsure date d'une semaine.
— Que savez-vous de ce mal ? demandai-je à l'oreille du plus jeune, Filippe, dont les cheveux blonds étaient réunis en natte basse et qui attendait le verdict de son frère, non sans anxiété. Pourquoi se gratte-t-il frénétiquement comme ça ?
— Bien peu de choses en vérité, répondit ce dernier sur le même ton. Mais il semblerait que le fléau se manifeste en premier lieu par des démangeaisons. Voyez-vous, la maladie touche au système sanguin.
Lorsque Théléon eut terminé, se fut déshabillé et lavé les mains plutôt deux fois qu'une, nous nous réunîmes dans la salle attenante.
— Vous avez une idée de la manière dont vous allez le traiter ? les questionnai-je en regardant les étagères où s'alignaient des potions.
— Des tonifiants pourront aider son organisme à combattre les toxines mais nous courons le risque que cela soit insuffisant, répondit Théléon d'un air fortement préoccupé. J'ai parvenu à isoler une souche. Il y a un moment que je travaille dessus et je ne désespère pas d'obtenir des résultats.
— Je suis surprise que vous ayez réussi à échapper au fléau si longtemps.
— Nous avons eu un premier cas, que nous avons isolé comme nous l'avons fait pour lui. De cette manière, nous sommes parvenus à protéger le reste de la communauté. Dans notre situation, il est indispensable de prendre un ensemble de mesures rigoureuses lorsque ce genre d'incident arrive.
— Et le patient ? Il a guéri ?
Théléon cligna des yeux et un sourire vacillant se forma sur ses lèvres.
— Oui. Il a eu de la chance.
Les cils baissés, il me tourna rapidement le dos pour parcourir les rayons des étagères, saisissant des fioles au passage.
— Mais il est vrai, ma dame, continua-t-il, que notre mode de vie nous rend vulnérables. Peu de gens sont faits pour vivre sous terre, d'autant plus que notre nourriture est pauvre. Car les années de privation nous ont affaiblis, la plupart de nos aînés ne se font pas de vieux os...
Et il m'expliqua alors la solution qu'avait trouvée leur défunt père il y a plusieurs années : la confection d'un élixir, un concentré de substances nutritionnelles et vitaminiques. Filippe l'avait perfectionnée au fil du temps, de sorte qu'aujourd'hui, cette potion était distribuée mensuellement et semblait prouver ses effets sur leur santé.
C'est un fait connu que les situations extrêmes éveillent l'ingéniosité ; et les Faucons ne manquaient pas d'expédients pour repousser les limites de leur misérable condition.
Notre attention fut portée hors de la discussion lorsque les charnières de la porte grincèrent : la tête blonde d'Any était penchée dans l'embrasure. Cette fois-ci, la fée souriait, même si l'on sentait que le cœur n'y était pas. Elle se trouvait en compagnie d'une femme voûtée, coiffée d'une longue tresse couleur paille, un bâton de soutien en main. Le visage de cette dernière était parcheminé, creusé de rides profondes, et ce qui me frappa fut la corne qui surmontait son front, brisée en deux mais d'un nacre encore parfait, et en tout point identique à celui des trois guérisseurs.
— Grand-maman ! s'exclama Théléon en accourant auprès d'elle avec inquiétude. Par les saints flots ! Que fais-tu ici ?
— Cesse tes simagrées, mon fiston, lui rétorqua une voix rauque, presque rouillée, il y a déjà trop longtemps que je me repose. Où se trouve ce malheureux ?
On annonça alors à la veille femme les mesures prises. Après les avoir gravement approuvées, celle-ci vint jusqu'à moi et prit ma main entre les siennes. Elles étaient burinées et leurs cicatrices renvoyaient la sagesse. Une fois de plus, je fixai le reliquat de corne aux spirales encore éclatantes.
— Enfant des Quatre Terres, prononça-t-elle, je regrette que notre rencontre soit grevée par de telles circonstances. Pardonne-moi de ne pas être venue te trouver plus tôt car j'étais souffrante. C'est un grand honneur de te compter parmi nous. Je sens que l'indécision a rongé ton cœur.
— Sachez que c'est un honneur pour moi-même de vous avoir tous rencontrés, ma dame, répondis-je avec déférence.
— Eh bien, grand-maman, comment vont tes jambes ? s'avança Aleos.
Il la fit asseoir sur un lit et palpa d'une main experte ses articulations pour en vérifier le bon état.
— À priori, tout fonctionne comme il le devrait, annonça-t-il enfin avec un sourire rassuré.
— Ton père t'a bien formé, brave enfant. Tes frères et toi avez accompli des merveilles et, grâce à vous, me voilà soulagée de mes maux. À présent, il me tarde de rejoindre ma chambre. Oh, inutile de vous déplacer, les devança-t-elle. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais me faire raccompagner par quelqu'un d'autre...
Et comme tous les regards avaient convergé sur moi, je me mis à balbutier, un peu stupide :
— Ah... Oui. Oui, bien sûr ! Tout le plaisir serait pour moi. D'autant plus que ces messieurs ont bien assez à faire.
Je m'approchai avec moult maladresses du lit, prise de court par la proposition. Une fois que nous eûmes aidé la vieille femme à se relever, je fermai avec douceur la porte derrière nous.
— Vous êtes la doyenne Églifyne, n'est-ce pas ? Rehad m'a parlé de vous.
Je crus la voir se tendre à la mention du Premier Faucon. Ses yeux opaques restèrent fixés devant elle.
— Qu'a-t-il dit à mon sujet ?
— Oh, rien de particulier. Seulement que vous pourriez m'apporter quelques réponses.
— Eh bien, fit-elle avec indulgence, dans ce cas, qu'attends-tu ?
— J'ignore par où commencer, admis-je avant de réfléchir et de lui formuler ma première question : Qui étiez-vous autrefois ?
Une jeune sorcière aux cheveux courts nous salua chaleureusement de loin ; la doyenne lui répondit par un signe de tête et son sourire s'étiola.
— J'étais une habitante de la contrée du Liafar. Notre domaine, connu pour sa grande superficie, couvrait le sud-est du territoire et s'étendait jusqu'aux terrains de la foudre en englobant notre belle Septrione. J'occupais à l'époque le rôle de secrétaire auprès de dame Junifer.
— Comment était-ce ? Liafar ?
— Nous étions réputés dans le Sidh pour notre commerce maritime et fluvial, une hégémonie que garde encore Septrione à ce jour, à ma plus grande fierté. Nous étions célèbres d'autre part pour notre puissance militaire : la légion ailée des harpies qui avait le pouvoir de couvrir ciel et terre. Dame Junifer était une meneuse redoutée de nos voisins et faisait preuve d'une grande méfiance envers tout ce qui était étranger, cependant elle traitait ceux de son peuple avec tous les égards.
« Mais, poursuivit-elle, nous n'étions certainement pas la région la plus prospère : Dralthorn et Asraell se démarquaient amplement.
— Asraell..., répétai-je d'un ton pensif.
— Malve était une dirigeante bien aimable à l'époque. La bonne et généreuse Dame Victoire. Ah, si l'on eût cru ce qui arriverait !
— Rehad m'a dit que vous l'aviez connue. A-t-elle au moins accédé au pouvoir de manière légitime à cette époque ?
— Malve est la fille du grand archimage Edvard, lui-même premier descendant de Troye le Brillant, celui que l'on considère comme le révolutionnaire du Don des mages et ce qui, de ce fait, lui a valu la gloire et sa position à Cérule. Edvard a veillé à ce que Malve reçoive une grande éducation depuis la petite enfance. Elle était sa fille prodige, l'aînée de ses deux sœurs, celle qui excellait dans tout ce qu'elle entreprenait. Ce n'était que la suite logique des choses que Malve lui succède à sa mort.
Elle marqua un silence. Par respect pour cet instant commémoratif, je baissai les yeux.
— Ce qu'il y a, poursuivit-elle, c'est que les circonstances du décès de messire Edvard sont toujours restées floues. Vois-tu, cet événement est survenu à peine un an après la disparition de la fille cadette. La rumeur courait qu'elle avait été surprise sur le point de fuguer du palais. Or, le gouverneur était un homme rigide, connu pour ses crises de colère, et nombreux étaient ceux qui décrivaient son comportement instable depuis que l'autre sœur avait perdu la vie quelques années plus tôt à cause d'un excès de zèle.
Le regard d'Églifyne s'assombrit.
— Personne n'a jamais su ce qui se déroulait dans l'intimité de cette famille qui donnait le change en apparence. Certains disent qu'Edvard a exilé sa cadette en lui interdisant pour toujours l'accès à Asraell, d'autres racontent qu'une crise de colère lui aura fait commettre l'irréparable. Toujours est-il qu'aucune annonce officielle n'a été faite, qu'aucune sépulture n'a été bâtie pour elle et que nul ne l'a jamais revue. Edvard, dit-on, a trépassé d'un mal qui l'a longtemps fait souffrir sans que les meilleurs guérisseurs n'en découvrent la cause. Le jour où il a quitté ce monde, les récits disent que Malve était aussi froide que la glace mais qu'elle est montée sur le trône et qu'elle a gouverné sa contrée comme si elle l'avait fait toute sa vie.
— Pensez-vous que... ? soufflai-je.
— J'ignore la vérité. Je ne peux qu'essayer de la recomposer. Mais j'ai fini par penser que Malve n'est pas étrangère à la mort curieuse de son géniteur.
— Avait-elle une mère ?
— Si fait, répondit la doyenne ; une femme simple et discrète. Cependant la pauvre créature, ivre de chagrin, se serait suicidée après la mort de son mari. Du moins, il s'agit de la version des faits officielle.
Je pris un temps pour digérer ces informations, partagée entre l'horreur et – je m'en voulus pour cela – la pitié. Quelle était la part de responsabilité de Malve dans ces événements ? Qu'avait-elle commis ou laissé commettre ?
— Voilà pour quelle raison Malve a su se faire passer pour un messager de Dana. Car plusieurs infortunes l'ont laissée seule. Elle et l'Ordre ont détruit tant de choses, si facilement, regretta-t-elle, ses paroles empreintes d'une amertume encore vive en dépit du temps passé.
— Mais tout le monde aurait démasqué la supercherie à sa mort ! soulevai-je avec conviction. Il n'y aurait pas eu de nouvelle Bansidhe élue par Dana, comme elle cherche à le faire croire ! Son plan était voué à l'échec. Une ruse de cette ampleur n'aurait jamais pu s'inscrire dans la pérennité.
— Si l'Ordre avait vraiment été un succès, Malve aurait trouvé quelqu'un à qui confesser ses actes et à qui remettre le flambeau. Les gens, en haut, dit-elle en levant son index vers le plafond, sont des pantins qu'il est facile de manipuler et, malheureusement, pour cela la possession du Cristal et du Chaudron lui octroie plus de pouvoir qu'elle n'aurait pu en rêver. Oh, mon enfant ! Je le jure, ce maudit cristal a été notre début mais il causera aussi notre fin.
Elle serra mon bras. Sa voix se fit lugubre.
— Je me souviens que l'on contait des histoires autrefois. Que Dana avait murmuré à l'oreille de dirigeants et que des guerres avaient éclaté par sa faute.
Un frisson parcourut mon échine.
— Peut-être est-ce un joyau que nous ne sommes pas dignes de recevoir. Peut-être que les dragons ont eu tort de nous le confier. Ou parfois... parfois je songe que ceci était un plan programmé pour notre lente extinction.
— Mais je ne comprends pas pourquoi les dragons sont intervenus la Nuit du Parjure, pourquoi ils ont aidé Malve si elle se réappropriait le Cristal de Fal, eux qui veillaient auparavant sur lui et l'ont abandonné pour une soi-disant justice. Ça n'a aucun sens...
— Je l'ignore. Peut-être que les bêtes avaient conclu un pacte avec elle. Qui sait ce à quoi donne accès une telle source de magie noire ? C'est bien pour cela que ta mère s'est rendue sur Tarael. Elle se posait tellement de questions ! Elle se demandait comment obtenir leur aide et ce que Malve leur avait promis à l'époque en échange de leur soutien. Et elle voulait la voir, s'assurer qu'elle était réelle... (Ses yeux vitreux se rivèrent dans les miens.) La Source.
J'avais l'intuition que Tartoth avait jadis eu toutes les clés en main pour dénouer un écheveau qui nous échappait encore. Ma conversation avec Rehad me revint en mémoire : « Elle a dit qu'elle devait retourner à Cérule ». Qu'avait-elle eu en tête ? Dame Églifyne s'arrêta devant l'une des chambres dont l'intimité était modestement préservée par un vieux rideau.
— Nous voici arrivées à ma demeure, annonça-t-elle. Usée comme je suis, la fatigue me terrasse un peu plus de jour en jour. Merci à toi... chère élue.
Elle rentra dans son alcôve en boitillant, vénérable mais si fragile, appuyée ainsi à son maigre bâton. Cette nuit-là, je gardai les yeux ouverts, pensant longuement à Malve. Si son histoire la rendait unique par toute sa complexité, une question, en particulier, occupait mon esprit : que contenait ce qu'elle appelait son « sanctuaire familial » lorsque la gloire et l'existence de ladite ascendance s'avéraient mensongères ? Il n'était pas impensable que Malve, dans cette pièce, eût fomenté un plan contre les Faucons ; et une profonde angoisse me prit aux entrailles quand je réalisai soudain le jeu de l'ennemi auquel nous devions faire face.
~ * * * ~
Un jour qu'Azelor était en retard pour notre sortie quotidienne, je me promenais dans l'immense terrier qu'était Grand-Fissure. La ville souterraine n'avait pas l'espace nécessaire pour contenir un cimetière mais un cénotaphe avait été aménagé. Dans une pièce à l'écart des lieux de vie, silencieuse et froide, des dizaines de stèles mémorielles rassemblaient des noms gravés au burin sur la pierre. Des objets commémoratifs – bijoux, vêtements, mots doux – étaient déposés au pied des sépultures. Un orbe suspendu dans un abat-jour perforé servait d'unique point de lumière, conférant au lieu une pénombre constante.
Quelqu'un se trouvait là, à genoux et tête baissée dans une position de recueil.
Je fus surprise de reconnaître Rehad.
Le premier Faucon ne m'avait pas encore remarquée, abîmé dans une prière silencieuse. Après un instant d'hésitation, je sortis finalement de ma cachette pour signaler ma présence. Une brève seconde, l'étonnement marqua son visage, puis il me regarda simplement avec une mine attristée. Le nom de Tartoth brilla une dernière fois sur la pierre avant de s'éteindre.
De mon côté, je ne savais trop comment agir avec lui. Nous n'avions guère eu beaucoup d'échanges en tête-à-tête depuis notre dispute.
— J'ai fait la connaissance de la doyenne, dis-je, rompant le silence.
— C'est bien, approuva-t-il en se levant. Dame Églifyne est une source inestimable d'informations. Les gens comme elle représentent la mémoire de notre peuple. Des scribes se sont occupés pendant des années de retranscrire sa parole à l'écrit. Nous pourrions en avoir besoin le moment venu.
— La connaissance est un trésor dont il est bon de prendre soin.
Nos voix étaient tout juste des murmures, comme si nous craignions de troubler le repos des morts. J'avais l'impression de sentir comme une chape la lourdeur tragique de cet endroit. Après s'être signé et détourné de la stèle comme s'il l'avait fait des milliers de fois, Rehad changea de sujet :
— J'ai pris la liberté d'informer les autres Premiers Faucons de ton arrivée. Ils souhaiteraient te rencontrer prochainement si tu es d'accord.
J'inclinai la tête en signe de consentement. Un instant de gêne s'installa ensuite entre nous, auquel Rehad mit fin en prétextant du travail. Cependant, je l'arrêtai. Quand son visage aux traits rompus répondit à mon appel, ma poitrine se serra. Si les derniers jours m'avaient appris une chose, c'est que je ne voulais pas, malgré notre histoire houleuse, gâcher cette relation tout juste née.
— Attends, l'arrêtai-je. Je... Il y a encore certaines choses que je voudrais te demander.
— Oui ?
— Pourquoi es-tu Premier Faucon, toi ? Je veux dire... Est-ce que ce statut fonctionne par une quelconque filiation sanguine ?
En vérité, ce n'était pas la première question que j'aurais voulu lui poser, seulement celle qui avait daigné franchir mes lèvres.
— Dans mon cas, non, répondit-il d'une voix égale. J'étais le bras droit de celle qui m'a précédé et qui a péri en s'attaquant à l'Ordre dans une opération qui nous a causé de bien lourdes pertes avant que Tartoth n'aille à Cérule. Néanmoins, certains d'entre nous sont effectivement fils ou filles d'anciens Premiers Faucons. (Il marqua une pause.) Je me doute que tu te tiendrais contre un régime établi sur le droit du sang. Sache que nous avons tous fait nos preuves au sein de nos communautés. De toute façon, il y a peu de dissidence interne. Ceux qui réclament la responsabilité de chef se font rares. Chez nous, les victoires sont moins fréquentes que les échecs...
Il m'adressa un mince sourire, que le temps avait altéré.
— J'imagine... Et où se trouvent les cristaux ? Il est clair que vous en avez en votre possession.
— Nous les avons partagés entre Premiers Faucons. Chacun de nous est responsable de quelques fragments.
— Combien ?
— Trente-deux exactement. En ce qui me concerne, je possède trois pierres. Et si tu te demandes pourquoi elles sont impénétrables à ton pouvoir, je les ai dissimulées dans une boîte forgée en Igelune.
— Et me caches-tu le dragon également ? J'ai dans l'idée qu'il ne s'agit pas seulement d'une rumeur, même si personne ne semble l'avoir vu en chair et en os...
Dans la pénombre, ses yeux clignèrent de surprise.
— Il y a bien un dragon qui s'est allié avec Tartoth, répondit-il avec circonspection. Un dragon céleste, comme elle. Il somnole depuis plus d'une décennie sur les côtes du territoire. Mais contrairement à ce que l'extérieur raconte... nous n'exerçons sur lui aucun genre de contrôle. Il est revenu de l'île avec elle mais le départ de Tartoth pour Cérule s'est fait dans une telle précipitation qu'il ne l'a pas suivie. Depuis, il attend.
Mes sourcils se froncèrent.
— Qu'est-ce qu'il attend ?
— Si seulement je le savais, répondit sombrement Rehad, nous serions sûrement dans une meilleure position.
La trame de mes pensées conflua jusqu'à donner naissance à une idée bien distincte :
— Emmène-moi le voir.
Rehad redressa vivement la tête. Ses yeux me considérèrent soudain avec frayeur.
— Combien de temps vais-je rester là sans rien faire ? Aux dernières nouvelles, le monde tourne toujours dehors ! Je ne veux pas être indéfiniment cloîtrée et, en plus, ne servir à rien dans cette guerre que vous menez ! Cette histoire me concerne aussi maintenant. J'ai mes propres raisons de combattre l'Ordre. Et... j'ai besoin de me rendre utile. Laisse-moi le faire en la mémoire de tous ces gens, ajoutai-je en désignant d'un geste ample les noms gravés autour de nous.
Rehad ne produisit aucune réponse. L'expression de cet homme était toujours trop illisible. Je ne savais jamais ce qu'il avait en tête, hormis quand je lui procurais de la tristesse, ni même si son esprit en errance pouvait saisir le sens profond de mes paroles. Quand ses yeux brumeux tombèrent sur la silhouette d'Azelor venu me chercher, il nous pria simplement de faire attention et disparut dans le couloir, son manteau pourpre flottant derrière lui.
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