6 - Sans horizon


            Quelques jours s'écoulèrent dans le camp souterrain. La vie de la communauté était rythmée à l'image d'une petite fourmilière. Malgré sa situation, Grand-Fissure n'avait rien de sinistre ; partout il y avait de la vie et de l'activité du matin au soir. Les visages, bien que livides, n'étaient pas malheureux. Au contact des résidents, j'appris que l'entraide était une valeur partagée. Le troc était d'ailleurs la seule forme de commerce qui y existait, les fois où il n'était pas question de dons.

— Puisque je te dis que je n'ai pas besoin d'aide, jeune fille... ! râla Any en me chassant hors du comptoir. Mon pouvoir est conçu pour ces tâches. Assieds-toi, veux-tu, et laisse-toi servir !

Depuis mon arrivée, j'avais passé une grande partie de mon temps avec les trois frères guérisseurs, et davantage avec Any, qui ne semblait jamais se décourager de ma léthargie. Ce soir-là, nous avions discuté jusqu'à tard au dispensaire et la Baraque était calme lorsque je m'y présentai pour le dîner. Je pris une ration de potage avant de m'asseoir à la seule table encore fréquentée, par Phiale entourée d'une poignée de guerriers Faucons.

— Dire que je n'ai pas encore pu me confronter à la fille de Rehad ! s'exclama cette dernière en m'adressant un large sourire quand je m'installai près d'elle. Vous savez vous battre ?

— Le niveau n'excelle pas mais je crois, oui, lui répondis-je avec politesse.

Elle repoussa son plateau du plat de la main et croisa ses bras sur la table. Ses muscles étaient aussi épais et saillants que ceux des guerriers endurcis ; ses ailes étaient repliées derrière son dos.

— Comment se passent les journées avec le vagabond ? Vous savez, vous n'êtes pas obligée de le supporter. Un seul mot de vous et je le dénonce à votre père !

Son charisme me mettait à l'aise. Je pensai avec nostalgie qu'Hildegarde se serait probablement bien entendue avec elle.

— Il a tendance à mettre mes nerfs à rude épreuve, admis-je, ce qui eut le mérite de la faire rire.

— C'est effectivement un de ses talents. Heureusement pour lui, il en a révélé de plus utiles... Vous l'avez vu avec son arc, non ? Redoutable !

— C'est vous qui l'avez entraîné ?

— Bah ! lança-t-elle avec nonchalance. Je l'aide à peaufiner ses techniques mais il se débrouille bien tout seul, celui-là. Enfin, n'allez surtout pas lui répéter ce qui s'est dit autour de cette table ou il palabrerait des heures sans modestie...

— Arrête, ma petite, intervint Any en lançant son torchon sur son épaule. Tu lui as appris bien des choses pour sa survie. Comme à tout le monde ici. Comme quoi, on peut toujours espérer du bon de la part des pantins du régime...

Le regard de la fée domestine s'était fait taquin. Cependant, le terme choisi attira mon attention.

— Vraiment ? demandai-je à l'attention de la harpie.

— J'étais paladin de Septrione autrefois, répondit cette dernière. J'ai quitté l'Ordre il y a un peu plus de six ans.

Phiale ajouta, avec un triste sourire :

— Il y a de bonnes personnes là-bas. Elles sont juste... aveuglées.

Mes yeux fixèrent le bois usé de la table. Personne ne me questionnait jamais sur mon passé à l'Ordre.

Après le dîner, je rentrais vers ma chambre quand j'avisai Rehad au milieu d'une parcelle de plantations. Grave et solitaire, il se tenait immobile, les mains jointes derrière le dos.

Il me faut admettre que Rehad était bien différent de l'idée que je m'étais faite de lui. Il n'était ni grand, ni de puissante stature, plutôt malingre à l'inverse. Et cette sombre mélancolie qui voilait constamment son regard... Je devinais que toute gaieté avait depuis longtemps cessé de luire dans ses yeux, depuis le jour où son amour était tombé dans la bataille.

Et cependant... il y avait cet éclat qui y surgissait parfois, une étincelle foudroyante et sauvage dont la brutalité me faisait froid dans le dos, comme si cet homme au calme d'apparence pouvait se livrer aux plus violentes colères.

Lorsqu'il m'entendit approcher, son visage à l'expression douce se tourna dans ma direction.

— Tes conseils semblent déjà porter leurs fruits, observa-t-il en me glissant un pâle sourire. Tes compétences sont véritablement extraordinaires. Elles pourraient faire la différence pour une communauté comme la nôtre.

— Tu as une population pleine de bravoure à nourrir. C'est la moindre des choses.

— Oui, acquiesça-t-il, bien que tristement, et de nouveau il parut dériver sur le fleuve intérieur de ses pensées, les stigmates d'une vieille douleur affectant sa voix. Oui, Kaly. Plus brave que tu peux l'imaginer.

Je ne dis rien et nous fîmes silence un moment.

— Tu as dû remarquer la jeunesse de ceux qui nous entourent. T'es-tu demandé pourquoi ? (Maussade, je me contentai d'attendre.) Les conditions de vie à Grand-Fissure sont trop rudes pour les plus vulnérables d'entre nous, exposa-t-il en jetant un œil vers les parois froides des cavernes, puis sur les lumières factices qui brillaient au-dessus de nos têtes. Nous avons connu des périodes de disette et de maladie dont je garde un souvenir terrible. Mais nos pertes et les épreuves que nous avons endurées ont raffermi les esprits. Chacun ici est capable de comprendre que ce sont nos guerriers et nos enfants qui ont besoin d'être nourris avant tout. Passé un âge, certains des nôtres ne se jugent plus utiles à la cause Faucon. Ils se sentent devenir un fardeau. Alors, ces braves nous quittent, disparaissent dans la nature ou lancent une charge solitaire contre l'Ordre avant de... s'ôter la vie.

Je posai enfin mon regard sur lui, horrifiée. Je n'avais pas les mots pour commenter ce drame. Les poings de Rehad se serrèrent convulsivement.

— La femme qui me précédait me répétait qu'un gouverneur doit être un visionnaire. Je le comprends, bien sûr, je le comprends mais... on ne peut jamais redevenir le même quand on ferme les yeux sur de tels actes. Quand on se retrouve impuissant à sauver son propre peuple. Aujourd'hui, regarder en arrière est au-dessus de mes forces.

— Ce qui est arrivé n'est pas ta faute, lui opposai-je d'une voix que j'espérais apaisante, consciente d'être peut-être la seule à avoir jamais vu le visage qu'il me montrait en cet instant.

Rehad esquissa un sourire sinistre.

— Falias doit bien se divertir de nous voir nous entredéchirer. Mais les choses sont ce qu'elles sont, n'est-ce pas ?

Il poussa un soupir, puis sa nuque se courba et son regard échoua sur les épis bruns qui lui effleuraient les jambes.

Il était mon père, lui, Rehad. Je mourais d'envie de mieux le connaître mais un fossé creusé par les décennies semblait nous séparer.

— Crois-tu que j'aie obtenu le Don des Quatre Terres grâce à toi ?

— C'est possible. Qui peut prétendre pénétrer les voies de la Source, après tout... Mais Tartoth trouvait ma relation avec la forêt très belle, très harmonieuse. Elle se réjouissait que tu aies hérité de cet élément.

— Comment... comment était-elle ?

La tristesse que recelait son sourire me fendit le cœur.

— Elle était téméraire, sauvage, capricieuse. C'était une vraie tête brûlée, pour tout dire. Elle détestait recevoir des ordres, même si elle aimait en distribuer plus que tout au monde. Mais cela ne faisait pas d'elle une mauvaise personne, loin de là.

Cela me fit venir un sourire à mon tour. Je ne lui ressemblais guère vraiment, et pourtant, le seul fait d'en apprendre plus à son sujet me donnait l'impression d'être plus proche d'elle.

— Elle était musicienne, ajoutai-je.

— Oui, une excellente flûtiste dont la musique savait remonter le moral de nos troupes. Physiquement, tu n'as pas hérité de grand-chose d'elle, dit-il en observant mon visage. Elle préférait porter ses cheveux au-dessus des épaules. Mais tu as son même regard, pénétrant et mystérieux, la même unique fossette lorsque... lorsque tu souris.

— Que s'est-il passé après la Grande Rupture ?

— Que t'a-t-on raconté ? répondit-il par une autre question, comme il avait l'habitude de le faire.

— Que Malve avait lancé l'ordre de l'exécuter. Je n'ai jamais su comment, en revanche, elle refusait de me le dire. Pour mieux me garder sous sa coupe, j'imagine...

Rehad ancra sur moi ses yeux d'un profond améthyste.

— Tartoth maîtrisait la traversée mieux que personne. Dana soit louée, elle est parvenue à s'enfuir de Cérule, elle est revenue parmi nous quelques années et nous avons vécu ensemble. C'est dans cet intervalle que tu es née.

— Où aviez-vous vécu ? Ici ?

— Oui. Plus d'un an après ta naissance, elle s'est mise en tête de se rendre sur Tarael. Je ne sais pas pourquoi, c'était une idée qui l'obsédait et, comme tout ce qu'elle a jamais entrepris, elle n'a pas eu besoin de mon accord pour le faire. Lorsqu'elle en est revenue, je l'ai trouvée si changée... Elle m'a dit qu'elle devait retourner à Cérule. Qu'elle devait mettre la main sur le Chaudron. Elle n'a pas eu le temps de m'expliquer pourquoi car il y avait au-dessus de nous une tempête d'une puissance terrible, telle que je n'en avais encore jamais vue, proche de détruire le camp. Tartoth était... Eh bien, elle était persuadée que c'était sa faute.

Le corps en proie à une tension cuisante, il me semblait ressentir toute la détresse qui avait marqué ce souvenir.

— Sais-tu quelles ont été ses dernières paroles ? murmura-t-il, et j'attendis, muette, le cœur battant. Elle m'a dit : « Va mettre Kaly à l'abri. » Ensuite, elle a disparu, si vite...

— Et tu ne l'as jamais revue ?

— Je ne l'ai jamais revue. Son anima s'est éteint d'une seconde à l'autre. Peu après son départ, toute la pluie et tous les nuages se sont dissipés dans le ciel... comme si son dernier acte avait été de rappeler la tempête.

— L'Ordre ne vous a jamais rendu son corps ? m'étranglai-je en voyant les yeux brillants de Rehad.

— Non. Mais la Bansidhe l'a honorée en acceptant de disperser ses cendres. Tartoth ne voulait pas de tombe, c'était une sorcière des Sept Vents ; tout comme toi tu voudras être enterrée dans ton élément.

Je déglutis, gagnée par l'émotion.

— Pourquoi ne suis-je pas restée là s'il me restait un père ? me risquai-je enfin à lui demander.

Le regard fuyant, Rehad se tint silencieux un long moment. Bien sûr, j'aurais savoir. J'aurais dû comprendre ce qu'augurait cette réaction.

— À la mort de Tartoth, un puissant mouvement de haine est né à notre égard dans le monde extérieur et les Faucons ont perdu leur emblème. Ta mère était la voix qui nous avait tous unis, elle était notre pilier. Nous avons connu une période sombre. Déjà certains d'entre nous te voyaient comme la prochaine libératrice et je croyais devenir fou – si fou ! – sans elle...

Il passa une main sur son front. Ses traits s'étaient crispés.

— Un jour, après ce malheur, je t'avais emmenée dehors près de la porte de l'est, et je... j'ignore comment c'est arrivé mais... je t'ai perdue de vue. Tu tenais sur tes jambes et tu avais marché toute seule sur près de cinquante pas. Des vagabonds qui passaient par là t'ont trouvée avant moi ; ils ont voulu t'emmener, pensant que tu étais perdue. Je ne leur ai même pas laissé le temps de s'expliquer.

Il secoua lentement la tête, l'expression distante.

— Avec le recul, je ne crois pas que ces gens te voulaient du mal. Mais le chagrin m'avait rendu aveugle et sourd. Je les ai tués, confessa-t-il en levant son regard sur moi en même temps qu'un frisson d'effroi me courait dans les veines. Tous les trois, l'homme et la femme, et même leur garçon pas sorti de l'adolescence. J'ai commis un bain de sang, de sang d'innocent, sous tes yeux ; et toi, tu n'as pas réagi, tu n'as même pas pleuré.

« J'ai pris conscience que je n'étais plus en état de m'occuper de toi, continua-t-il d'une voix rauque. J'ai invoqué l'océan mais Celsea est restée sourde à mes appels. Je n'avais plus confiance en personne, y compris en moi-même. Et puis, j'ai vu l'avenir qui t'attendait dans ce monde. Tu étais la dernière Sang-Premier. Tu grandirais entourée de gens qui ne chercheraient qu'à exploiter ton pouvoir, à faire de toi notre nouvelle arme et notre guide avant même que tu saches qui tu étais vraiment. Au fil des années, tu deviendrais crainte, et mon unique enfant me serait prise ou tuée. Ce n'est pas ce que je voulais pour toi. Et je suis convaincu que ce n'était pas non plus le souhait de ta mère.

Il ferma les yeux ; une profonde inspiration souleva ses épaules.

— Le passage s'est montré à moi un jour où j'étais dehors et j'ai vu un monde où la magie n'existait pas. Où tu pourrais t'ébattre librement, être une petite fille comme les autres. Alors j'ai fait ce qui devait être fait : dans le plus grand secret, j'ai ordonné qu'on t'emmène loin d'ici. J'ai chargé ta nourrice de cette mission. Toute ma vie, j'ai guetté son retour mais... j'ignore ce qu'elle est devenue.

Mes oreilles se mirent à bourdonner. J'eus l'impression que ma voix émergeait d'abîmes lointains quand je m'entendis réclamer d'un murmure :

— Son nom.

— Que dis-tu ?

— Ma nourrice, cinglai-je d'un ton tranchant. Quel était son nom ?

Un étau effroyable me comprima la poitrine. Pas Gaëlla. Ne dis pas Gaëlla.... Mais ce fut un autre qu'il prononça ; deux syllabes distinctes :

— Suzy.

J'étais à la fois soulagée et déçue qu'il ne m'évoque rien de particulier, soulagée et déçue de ne pas avoir entendu le prénom de ma mère.

Nous nous tînmes face à l'autre une pleine minute sans nous parler, sans même nous regarder. Lorsque Rehad osa reprendre la parole, son regard éperdu semblait en proie à mille tourments.

— Pardonne-moi, Kaly. J'étais dépassé. Je croyais... Je croyais qu'il n'y avait pas d'autre solution. Mais je ne pensais pas qu'un jour tu retrouverais ton chemin jusqu'au Sidh... jusqu'à moi. Je ne l'espérais pas.

Un nouveau silence nous submergea. Ma respiration me brûlait la gorge.

— Alors, c'est ça, ton histoire ? lançai-je, caustique.

Rehad évita mon regard avec peine et embarras.

— Je suis conscient de mes torts, souffla-t-il d'un air coupable. J'ai regretté ma décision pendant des années. Mais quand je vois la jeune femme accomplie que tu es devenue, une part de moi se persuade que j'ai eu raison de le f-

— Que tu as eu raison ? m'écriai-je, hors de moi. Raison de te débarrasser de moi ? Raison de me laisser derrière ?

Les épaules de Rehad se voûtèrent misérablement. Peu importait que son expression fût un masque de souffrance, je lui crachai à la figure tout le mépris qu'il méritait :

— Mon vrai père, lui, ne m'aurait jamais abandonnée !

Je secouai la tête en m'éloignant, sous les yeux impuissants du mage. J'étais fatiguée de chercher des excuses au monde entier. Il n'y en avait pas. Il n'y avait pas d'excuses, uniquement des choix avec les conséquences qu'ils impliquaient et les âmes qu'ils détruisaient.


~ * * * ~


« Kaly, trésor. »

Un visage, un sourire.

« Joyeux anniversaire ! »

Ma bicyclette est poussée vers l'avant et je ris. Heureuse.

« Je suis fière de toi, ma chérie. »

Je la vois pleurer. Heureuse, elle aussi.

— Kaly, concentre-toi !

La voix d'Azelor me sortit de mes rêveries.

— Une magie imprécise est une magie dangereuse, me sermonna le Faucon avec dureté. Tu dois te ressaisir.

Je l'écoutais d'une seule oreille, les yeux baissés dans l'herbe fraîche de la clairière. Rehad m'avait abandonnée. Tartoth était partie. Aucun d'eux n'avait la légitimité de se proclamer mon parent.

— C'est bon, marmonnai-je.

Alors que je voulus m'y reprendre, une faiblesse s'empara de mes jambes ; ma vue chavira et je me sentis partir en arrière. Azelor eut le réflexe de me soutenir et il m'aida à m'asseoir sur une vieille souche. Il poussa un soupir, décidant d'écourter notre séance. J'esquivai sans un mot la main qu'il me tendit. Et tout au long du chemin, je marchai pelotonnée à l'arrière. Azelor n'y était pour rien mais je ne voulais plus compter sur personne. Parce que nous ne le pouvions pas.

— Tu ne manges pas assez, déclara-t-il soudainement, rompant le silence de notre marche qui ne laissait entendre que le son de mes pas maladroits. Pas assez pour nourrir tes muscles comme il le faudrait ou pour suffire à ta magie.

— Je sais.

Il s'arrêta tout à coup. Quand il se retourna, son regard était grave.

— Ne te laisse pas mourir.

Ses mots s'enfoncèrent dans mon cœur comme une lame de poignard. Qui était-il pour me donner des ordres ? Qui était-il pour mettre ainsi ma dignité au plus bas ? Qui était-il surtout... pour toucher si juste ? Avec colère, je le poussai sur le côté et le distançai dans les tunnels. De retour dans ma chambre, j'osai enfin me regarder dans un miroir. Je n'avais plus rien de la Kaly humaine, plus rien de la Kaly heureuse et fraîche d'Himalaye, embellie par l'amour ; je n'étais plus qu'une épave au teint blafard et aux yeux ternes, et j'avais maigri en quelques jours.

La Kaly d'aujourd'hui était une épave.

C'était la faute de Seth. Tout était sa faute, il ne m'avait pas fait confiance, il ne m'avait jamais aimée. J'avais tant cru sentir dans son anima des sentiments aussi forts que les miens. Mais ce lien d'énergie était nouveau et je me trouvais comme une adolescente face à l'amour : naïve, sans aucun point de comparaison.

Je me rendis dans la salle d'entraînement, pris un sac et le frappai à mains nues, motivée par le désespoir, la colère. Comment pourrais-je un jour l'oublier ? Comment pourrais-je m'y prendre ? La vérité était que... j'avais songé à rester dans le Sidh pour Seth. On m'avait pourtant toujours répété de ne pas faire de l'amour une priorité, et j'avais toujours – toujours – tenu parole jusque là. J'avais cru que ce serait différent avec lui.

Je cognai de plus belle. Encore et encore, ignorant les regards indiscrets et la douleur qui meurtrissait mes poings. Dans toute ma fureur, j'arrachai le collier à mon cou et le jetai loin de moi avec un cri de rage. Ce même collier qu'il m'avait offert, ce seul cadeau. Hélas, les regrets m'assaillirent sitôt que je pris conscience de l'état de la chaîne tassée dans la poussière, ses délicats maillons rompus dispersés en tous sens. Sans prévenir, je fus secouée de pleurs. Le manque agissait comme un poison traître et lancinant ; il me drainait, me torturait, il me tuait jour après jour.

Doucement, il y eut du mouvement près de moi et des mains écartèrent les miennes pour y déposer la chaîne brisée.

— Je suis désolé que tu aies tant perdu.

Je savais que c'était Azelor, nous nous connaissions à peine, et pourtant j'agrippai quand même les pans de sa cape pour pleurer tout mon soûl. Et si je ne voulais plus me raccrocher à quelqu'un, plus jamais pour souffrir à ce point, il était le seul ici à pouvoir comprendre.

— Tu dois te dire que je ne suis qu'une pleurnicheuse, réussis-je à articuler après quelques minutes.

— Une pleurnicheuse qui a tenu tête et survécu à la Bansidhe. Qui s'est obstinée à aller envers et contre tous pour découvrir la vérité. Non, Kaly, tu es plus solide que n'importe lequel de ces imbéciles là-haut.

— C'est drôle car j'ai l'impression que tu me connais et, moi, je ne sais rien de toi...

Je reniflai en essuyant mes joues. Azelor avait incliné la tête et quelques mèches châtain lui tombaient sur le front. Il me glissa ce petit sourire en coin qui n'appartenait qu'à lui.

— Bien, que veux-tu savoir ? demanda-t-il.

Après m'être reculée, ma première question, spontanée, fut la suivante :

— Comment es-tu devenu un Faucon ?

Conscient que nous étions aussi bien observés qu'écoutés, il me conduisit hors du terrain d'entraînement et nous fit emprunter un tunnel à l'écart.

— Je ne le suis pas devenu : je suis né dans l'organisation, répondit-il tandis que nous marchions. En Terre d'Asraell, dans la communauté de Nobbourg.

— Alors, je le reformule, dis-je en le regardant. Comment es-tu devenu le talentueux Faucon que Rehad décrit ?

— J'ai été entraîné au combat depuis mon plus jeune âge, puis à l'infiltration. Je voulais mener la guerre de l'information, moi aussi, monter tout en haut des bâtiments des capitales et brandir nos banderoles aux yeux de tous. Pour certaines raisons, continua-t-il en baissant la voix, j'ai voulu m'éloigner d'Asraell. Je savais que l'organisation d'ici était une des plus actives des cinq terres.

Sur notre chemin, nous rencontrâmes l'aîné des frères guérisseurs, Théléon, qui nous salua aimablement. Après qu'il nous eut dépassés d'un pas rapide, Azelor me lança un regard en biais.

— Qu'est-ce que tu veux savoir d'autre ?

— Hm..., fis-je mine de réfléchir. Quelle est ta fleur préférée ?

— Pas de préférence esthétique mais le parfum des fleurs de Jason sait me transporter. Et toi ?

— Sans connaître toutes les espèces pour le moment, je suis toujours émerveillée par la chandelle aux cent couleurs.

Je préférai le questionner sur des sujets atypiques : quelles étaient ses habitudes avant d'aller dormir ? Son instant préféré de la journée ? La couleur de sa vie ces derniers jours ? Le ton rafraîchissant de la discussion pansait un peu les blessures de mon âme. Et dans ce présent-là, ce présent fade, nébuleux, aux si nombreux rêves détruits, une évasion hors du temps était un cadeau inestimable.


-------------------

Après ces premiers chapitres éprouvants, sachez que des jours meilleurs attendent Kaly. La question de sa présence chez les humains a enfin trouvé réponse. Que pensez-vous du choix de Rehad ? Vous semble-t-il justifié ? :)

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top