5 - Une terre de néant
Fiche le camp, je te dis !
Le visage furibond de Reska me faisait face tandis que je subissais ses reproches, tremblante des pieds à la tête. Il recula avec un air de mépris, ses yeux disparates jetant des éclairs de fureur, me tourna le dos et sa silhouette s'estompa derrière un mur de brouillard. Seth apparut derrière moi, le front assombri.
Va-t'en.
Ne reviens jamais.
Je voulus protester, le toucher, le retenir près de moi, mais il me repoussa en arrière.
Jamais ! hurla-t-il.
Je me réveillai en sursaut, la nuque trempée de sueur. Dans un accès de panique, je murmurai un sort pour allumer la lanterne posée aux pieds de mon lit. Les flammes jaillirent dans un crépitement et la lumière éclaira ma chambre et ses murs de pierre nue où se projetait mon ombre gigantesque. Au-dehors, seulement le silence. J'étais chez les Faucons. Sans l'escouade. Et Seth... Seth n'était pas là.
Respirant avec difficulté, je me dégageai des draps et fis les cent pas dans la pièce. Ils ne sont pas là. Ils ne sont pas là, me répétai-je. Avec un gémissement d'angoisse, je pris ma tête entre mes mains. Oh, comme il était terrible de se retrouver seul ! De se faire abandonner par les siens. J'enfilai une laine et une paire de bottes, et sortis dans le couloir vide en me sachant incapable de me rendormir.
Azelor me rejoignit bien plus tard, tandis que j'étais assise au milieu des récoltes, inerte, les bras autour des genoux. Une part de moi fut soulagée de le voir lui plus que tout autre, de voir un visage familier dans tout le tumulte de la nouveauté.
— Tu veux sortir ? me proposa-t-il.
— Est-ce qu'on peut ?
— En temps normal, les excursions dehors sont limitées au strict nécessaire. Mais dans ton cas, nous allons faire exception. Tu as reçu le grimoire ancestral, il va falloir que tu t'entraînes à pratiquer la magie, la vraie, précisa-t-il. C'est difficile de le faire ici... à part si tu souhaites détruire le travail architectural de plusieurs décennies.
— Dans ce cas, allons-y, décrétai-je rapidement.
Si j'étais incapable de m'en réjouir, la perspective de respirer de l'air frais et de retrouver la nature m'emplissait d'un sentiment de soulagement.
Je me hâtai de récupérer le grimoire dans ma chambre et me vêtis chaudement pour l'extérieur. Quand Azelor et moi nous rejoignîmes dans la grande caverne, il avait lui aussi endossé une pèlerine brune et portait son arc cordé à l'épaule. Je lui emboîtai le pas vers un des tunnels abouchés à l'entrée du dôme.
— On ne s'y rend qu'à deux ? demandai-je avec étonnement.
— Plus ou moins. Le périmètre est toujours surveillé par des vigies.
— Rehad te fait vraiment confiance, n'est-ce pas ?
— Je n'ai pas failli à ma mission jusque-là. Même si ce n'était pas toujours chose facile.
Ne me fussé-je pas trouvée derrière lui que je l'aurais très certainement surpris à lever les yeux au ciel. Après quelques instants de silence, le Faucon se tourna néanmoins de profil, ajoutant :
— Mais il a aussi confiance en toi. Tu as plus de ressources que tu veux bien le croire.
À cela je ne fis aucune réponse. Je croyais surtout que les gens avaient tendance à me prendre pour quelqu'un que je n'étais pas.
Bientôt, les lumières de la communauté décrurent et seule la lueur éthérée d'insectes luminescents nous guida dans l'obscurité des conduits.
— Bon, eh bien, nous voilà éloignés, déclara le mage sans ralentir le pas. Pitié, dis-moi que tu ne comptes pas t'enfuir...
— Où pourrais-je bien aller, de toute façon..., lâchai-je d'une voix éteinte.
Du coin de l'œil, je vis Azelor froncer les sourcils ; ensuite, et sans relever, il partit au pas de course.
— Cessons maintenant de traîner et tâche de suivre le rythme !
Prise de court, je détalai après lui avec un temps de retard dans les galeries. Le Faucon était rapide mais il ne parvenait pas à me distancer parce que je fendais l'air à m'en brûler les poumons, parce que cette course, dans toute sa spontanéité, vivifiait mon corps engourdi par la tristesse et le confinement.
— On est arrivés par là ? demandai-je dans notre cavale.
— Non, j'ai volontairement emprunté un autre chemin. Il est important que tu te figures les plans, les galeries sont construites pour être un vrai labyrinthe. La Terre te guide, alors tu n'es pas censée te perdre – du moins, en théorie. Mais si pour une raison ou une autre, tu venais à être privée de pouvoir, tu pourrais errer des jours dans l'obscurité.
Je frissonnai à cette idée. Quelques minutes plus tard, nous parvînmes dans un tunnel baigné par une nouvelle lueur : celle du jour véritable, dont les doux rayons perçaient depuis une ouverture dans le plafond.
Azelor, agile et vif, ne ralentit pas l'allure et monta d'une seule traite en s'agrippant aux racines souterraines. Parvenu en haut, il me fit signe d'attendre à couvert pendant qu'il allait reconnaître le terrain. Je guettai son retour en me dévissant le cou, trépignant d'impatience. À son signal, j'escaladai la paroi du tunnel. Je ne m'en sortis pas aussi bien que lui et me hissai péniblement dehors.
La lumière crue du soleil m'éblouit comme un phare. Mais sa chaleur était si bonne ! Et la brise qui courait entre les feuilles et le lierre sauvage ! Elle embaumait le...
— Mais quelle est cette odeur ? m'exclamai-je en fronçant le nez, car l'air frais dont j'avais rêvé était en réalité infecté par... des effluves putrides !
J'entendis fuser un léger gloussement sur ma droite. Quand je me tournai vers Azelor, ce dernier se râcla la gorge, les lèvres pincées comme pour réprimer un sourire. Debout dans un généreux rayon de soleil, il me montra les fleurs jaunes disséminées à nos pieds entre les herbes folles et le buis sauvage.
— Des Pieds-Puants, expliqua-t-il d'un ton factuel. Elles poussent naturellement dans des clairières non loin d'ici. On les cultive aux entrées sud et est.
— Pour vous protéger, compris-je en hochant la tête. Les rôdeurs n'auraient pas l'idée de s'attarder dans un lieu où flotte une pareille odeur. C'est... ingénieux.
— Une idée de Rehad, il y a bien longtemps.
Tout bien considéré, la puanteur n'était pas si terrible une fois qu'on en connaissait la provenance. J'enjambai le champ de fleurs en prenant garde à ne pas les écraser et m'arrêtai près d'un arbre auquel j'appuyai mon front.
— Comme ça m'a manqué, chuchotai-je.
— Il y a seulement deux jours que tu n'as pas été dehors, fit observer Azelor en décrochant son arc de son épaule. Mieux vaut que tu t'habitues dès maintenant à vivre entre quatre murs. Parfois, lorsqu'une escouade de l'Ordre passe par là, nous ne sortons pas durant des nuits et des journées entières.
— Comment faites-vous pour vous nourrir quand vous ne pouvez pas chasser ?
Il haussa les épaules.
— On se serre les coudes. Et on jeûne.
Tout à coup, un éclair traversa les yeux du Faucon. Azelor tourna vivement la tête, son regard semblant chercher quelque chose entre les arbres. Ses sourcils contractés mirent de longues secondes avant de se relâcher complètement, et il finit par nous éloigner du parterre nauséabond.
Nous nous arrêtâmes dans un petit bois isolé, peuplé d'arbres aux troncs pâles comme des bouleaux. Des percées trouaient le toit de la forêt, enluminant le vert feuillage parcouru de nervures rouges.
— Tu as encore beaucoup à apprendre ; autant commencer dès maintenant, annonça-t-il en s'installant par terre.
— Qu'est-ce qui te permet de dire ça ?
— Car je sais faire plus de choses que toi. Et même si je suis doué, je ne suis qu'un mage.
Comme je haussai un sourcil sceptique, il revêtit un air d'importance et sélectionna quelques effets d'alchimie. Tour à tour, il fit durcir la sève et la façonna pour en créer une arme, changea le décor de nature morte et transmuta des parcelles du sol sous mon regard ébahi.
— Où as-tu appris à maîtriser ta magie ? le questionnai-je, sincèrement impressionnée par ses aptitudes. Dans un grimoire ?
— Le Don des mages est encore jeune ; nous apprenons tous les jours et repoussons sans cesse les limites de notre pouvoir. Le problème avec les grimoires, c'est que leur contenu devient vite obsolète dès qu'on parle de magie avancée. Donc la majeure partie de notre enseignement repose sur les transmissions orales. C'est ton père qui m'a appris ce que je devais savoir sur la magie sylvestre. À ton tour maintenant, dit-il, coupant court à la discussion.
Debout sous la voûte rassurante des arbres, j'ouvris le livre sorcier et me rendis dans la rubrique destinée à la Terre. Des pages de sorts se succédaient, pour certains plus ou moins similaires à ceux de ma propre invention. J'en piochai un au hasard et murmurai l'incantation : la terre forma une onde et un rempart haut comme une haie s'érigea.
— Allons, commenta Azelor, un rictus au coin des lèvres, les sorciers de Terre ne sont pas des machines de guerre mais tout de même...
Je ravalai mon exaspération.
— Ce n'est pas la première fois que j'entends ce genre de remarque... Ça veut dire que mon élément est moins puissant que les autres ?
À l'expression troublée qui envahit son visage, je devinai que ma question l'avait pris de court.
— Tu aurais tort de croire que la puissance ne repose que sur des capacités de destruction, finit-il par répondre. Je l'ai vu, tu es l'amie d'êtres et de créatures que personne d'autre ne peut comprendre. Ces forêts qui en effraient plus d'un depuis la nuit des temps, tu t'y engouffres les yeux fermés. Même moi, il y a des endroits que j'aime mieux éviter. Mais toi, tu as cette faculté de les traverser sans te poser de question.
Ces informations me donnèrent à réfléchir. Pleine de résolution, cette fois-ci je me laissai envahir par le pouvoir et hissai le mur sur pas moins de quinze pieds de haut. Alors que je pensais m'en être bien sortie, sa voix pleine d'ennui vint contrecarrer cette idée :
— Tes remparts ont la capacité de protéger une ville, Kaly. Et tu pourrais faire trembler la moitié de la région si tu le voulais. Il va falloir faire mieux que ça.
Ainsi débuta mon tout nouvel entraînement. Dans les heures qui suivirent, je fis appel à des spécimens de fleurs insoupçonnées et générai des vagues de terre qui ébranlèrent les arbres. Azelor mit un terme à notre séance quand le soleil fut monté au zénith. Je poussai un soupir d'aise et m'étirai le dos sous les rayons vivifiants, satisfaite de m'être dépensée.
J'avais commencé à rebrousser chemin quand le Faucon me rattrapa en quelques foulées souples.
— Si je peux me permettre, fit-il remarquer en regardant mes chaussures d'un air entendu, quoique vaguement amusé, la discrétion n'est toujours pas ton fort...
Avec une grimace, je me retrouvai donc à rentrer sur la pointe des pieds.
— On pourra sortir presque tous les jours à condition d'être prudents, annonça-t-il plus tard, alors que nous refermions l'ouverture derrière nous. Mais je te demanderai une chose en retour : c'est que tu ne t'aventures pas seule dehors.
— Tu m'as pourtant promis que je ne serais pas une prisonnière ! rétorquai-je sur un ton accusateur.
— Et tu ne l'es pas ! s'empressa-t-il de répondre en levant les mains. Tu ne l'es pas, ce n'est pas le problème. Mais l'Ordre ne tardera pas à partir à ta recherche, si ce n'est pas déjà fait. Tu es trop importante pour la Bansidhe. S'ils venaient à mettre la main sur toi, tu ferais courir un grand danger à chaque habitant de ce refuge... Et nous t'aurons perdue.
La pensée d'être retrouvée par l'Ordre m'horrifia, non seulement parce que je ne voulais pas être châtiée publiquement mais aussi, et surtout, parce que mon esprit se représenta aussitôt le visage de la dirigeante suprême. De Malve. Et pour tout l'accueil dont m'avaient gratifié les Faucons, j'acceptai de me plier à son exigence.
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