2 - L'ange de l'ombre


              Nous avions pris la route sans attendre après l'incident. Je marchais derrière Azelor qui fendait les bois à vive allure, farouche et taciturne. Aucun de nous ne parlait.

De temps à autres, il m'arrivait de lancer des regards en arrière dans l'espoir de surprendre les mouvements d'une ombre ou d'une silhouette familière venue me chercher.

Personne ne se montra.

Un peu plus tôt, mon guide avait sorti de sa besace une tunique en peau de bête. Quand je m'étais tournée vers l'étang pour me changer, j'avais remarqué les ossements qui jonchaient la rive, dissimulés sous des feuillages. Alors la terrible vérité avait pris forme dans mon esprit et, avec l'impression d'avoir barboté dans une eau rosée de sang, j'avais vomi de la bile.

La loutre m'aurait dévorée.

Mais elle m'avait promis un rêve ; et j'avais rêvé. Pouvait-on imaginer mort plus clémente ?

— Où est situé votre camp ? l'interrogeai-je, rompant le silence entre nous.

— Tu le sauras en temps voulu.

Le Faucon ne s'était pas départi de sa méfiance. Le regard vif, il avait l'air de s'attendre à ce que je m'échappe d'un moment à l'autre. Je me tus et n'insistai pas.

Nous fîmes halte avant la nuit aux pieds d'un talus naturel dans les bois. Nous n'avions pas cherché à discuter après notre première tentative et, à présent assise, les bras croisés autour des genoux, je regardais le mage s'affairer autour de notre camp de fortune. Dans le soleil couchant, la forêt avait l'air de s'embraser. La lueur sanguinolente nous parait de rouge.

Azelor tendait des fils entre les troncs d'arbres, auxquels il suspendait de minuscules anneaux faits de branchages – des pièges, me semblait-il. Tout en murmurant une incantation, il traça les contours d'un cercle sur lequel il versa un sable pailleté d'argent.

— Tout ça est vraiment nécessaire ? commentai-je, sans que me vînt une seule fois l'idée de lui proposer mon aide. Il ne m'est strictement rien arrivé les deux dernières nuits que j'ai passées seule...

— Parce que tu es une sorcière de Terre, répondit-il sans me regarder. La forêt masquait ton odeur et ta présence. Et les dryades veillaient sur toi.

— Quelles dryades ?

— Tu as trouvé refuge au milieu d'un peuplement de dryades.

Je réfléchis mais aucun souvenir ne me vint.

­ — Je ne les ai pas vues, dis-je d'une voix plate.

Il amena les fagots de bois qu'il avait laissés de côté.

— Eh bien, grâce à la Source, elles étaient là. Ce sont elles qui m'ont indiqué la direction que tu avais prise pendant le peu de temps où je me suis absenté. On peut dire que tu as vraiment choisi ton moment, ajouta-t-il dans un grognement qui reflétait son humeur.

Puis il frappa la pierre de son briquet qui crachota des étincelles.

Le feu ayant pris, avant de s'installer le Faucon procéda aux dernières vérifications. À la fin, il sortit un petit paquet de son sac qu'il me tendit.

— Il faut que tu manges.

Quand je levai la tête, je m'aperçus que ses yeux étaient fixés sur ma joue gauche. C'était là qu'Émïoka m'avait frappée deux jours plus tôt. Le sang y avait formé une croûte dont je sentais les reliefs sous mes doigts. J'ignorais l'aspect que pouvait avoir mon visage et, pour être honnête, j'avais cessé de m'en soucier.

Je défis lentement l'emballage sans le moindre appétit pour révéler un pain rassis avec une barre de viande séchée. Mon estomac se révulsa à la première bouchée. Ça n'avait pas de goût. Plus rien n'en avait. Aussi, je rabattis la toile sur les aliments et posai mon repas à côté de moi.

— Tu n'as rien avalé ces derniers jours, me réprimanda Azelor.

— Ça va.

— Une longue marche nous attend. Tu dois prendre des forces.

— Je sais m'occuper de moi-même.

Le Faucon mordit dans son propre pain et détourna la tête en roulant des yeux.

Je crispai les mâchoires pour contenir mon irritation et fixai mon regard sur les flammes. Que savait-il de ma douleur ? Que savait-il de moi ? Toutes les personnes que j'aimais m'avaient quittée, abandonnée sur une terre que je ne connaissais pas. Sans eux, la vie était devenue insipide, presque invraisemblable.

Des minutes plus tard, son sac atterrit lourdement à mes pieds.

— Prends ma paillasse, dit-il, je vais veiller cette nuit.

— Tu peux la garder, protestai-je. Je n'en veux pas.

Le cœur oppressé, je m'étendis à même le sol, dos à lui pour feindre le sommeil. Je ne parvins pas à le trouver, aussi hantée par mes souvenirs que troublée par la présence de cet inconnu. Et tout au long de la nuit, une question ne cessa de refaire surface : avais-je pris la bonne décision en acceptant de le suivre ?

À l'aube, mes yeux étaient toujours ouverts lorsque j'entendis du mouvement dans mon dos. Azelor, assis sur du bois mort, mâchonnait des racines. Son regard passa sur moi.

— Toujours pas ? me proposa-t-il, mais puisque je l'ignorai, il haussa les épaules.

Il faisait assez jour pour nous remettre en route. Azelor récupéra son attirail et attacha son carquois garni de flèches, et la journée passa, identique à la veille.

Le troisième jour, nous gagnâmes une forêt peuplée d'arbres aux troncs trapus habillés de lierre et entre lesquels poussaient des fougères envahissantes. Leurs feuilles rouges happaient la lumière. On aurait dit que les bois saignaient.

Azelor avançait d'un bon pas avec la confiance d'un homme sûr de son chemin, ne s'arrêtant que pour chasser ou déterrer des racines comestibles. Je gardais les yeux fixés sur son dos, maintenant l'allure malgré ma bouche sèche et la fatigue qui gagnait chacun de mes muscles, si indifférente au reste, concentrée sur un seul objectif – le suivre, suivre, suivre... – que je faillis me cogner contre lui quand il s'arrêta net. Je retrouvai aussitôt mes esprits pour voir que le Faucon s'était courbé vers le sol. Il balaya du pied le tapis de feuilles mortes et mit au jour une corde nouée à un mécanisme. Un piège.

— Prudence, dit-il à voix basse. Nous ne sommes pas seuls.

Il dégagea son arc de ses épaules tout en examinant les arbres devant et autour de nous et, quand il jugea que la menace n'était pas immédiate, nous fit reprendre le chemin. L'abondante végétation nous privait de la lumière naturelle. Des insectes faisaient vibrer leurs cymbales dans les fougères comme un vacarme de cigales en été, qui était peut-être plus angoissant que le silence. Azelor continua de louvoyer entre les rameaux et contourna un autre piège, à épieu cette fois. Je m'humidifiai les lèvres. Les obstacles et le rythme soutenu qu'il imprimait me rendaient la tâche de le suivre de plus en plus difficile.

Soudain, le Faucon se raidit. Sa tête pivota brusquement. Il encocha une flèche, fit volte-face et visa les hauteurs d'un arbre sur notre droite. Je n'eus pas le temps d'intégrer son geste que la corde se détendit et le trait partit en sifflant. On entendit un gargouillis mouillé et un gobelin armé d'une lance vacilla sur une branche, la gorge transpercée de part en part.

Le corps basculait seulement dans le vide quand Azelor ajusta une seconde flèche et tira. Celle-là se planta dans le torse d'un autre gobelin qui, les bras levés et le visage rouge de rage, était sur le point de lâcher une pierre sur nos têtes.

Alors une clameur s'éleva et les arbres s'agitèrent du tumulte d'une attaque.

Un gobelin tomba à côté de moi avec un rictus sauvage. Je tressaillis et, avant que je pense à agir, une flèche tirée à bout portant le cueillit en pleine tête. Ses yeux interdits roulèrent dans leurs orbites.

Azelor vidait son carquois avec une mortelle précision malgré les ennemis qui continuaient de s'abattre. Autour de lui, les assaillants tombaient comme des mouches sans avoir eu le temps de comprendre ce qui leur arrivait.

Deux autres gobelins se ruèrent sur lui, tentant de le prendre en tenaille. Azelor pivota sur lui-même, mit un genou à terre ; et tout en dispersant une poignée de poudre dans les yeux du premier ennemi qui se mit à hurler, il arma son arc, troua le deuxième d'une flèche dont la puissance de l'impact résonna jusqu'à mes oreilles.

Alors que le Faucon était engagé dans son combat, je surpris un mouvement furtif dans le coin de mon œil.

Je papillonnai des cils. Ma vision commençait à devenir trouble ; un grand vertige me monta à la tête. Je m'affaissai contre un tronc d'arbre et, titubante, canalisai mon esprit sur la situation. La magie. Je devais utiliser ma magie. Néanmoins, tous mes efforts conjoints ne servirent qu'à produire une bourrasque ridicule dans le creux de ma main.

Le gobelin dissimulé bondit, sa dague courbe brandie en l'air. Je détournai le visage dans le vain espoir de me protéger mais Azelor fut sur moi en un instant et me poussa de côté. Son sabre chuinta. D'une brusque détente, il sectionna la main emportée dans son élan. Le gobelin riva un regard ébahi sur son membre amputé d'où jaillissait un sang vineux ; et avant qu'il pût hurler, sa tête roula sur le sol.

Et ce fut fini.

Agenouillée dans le humus, je regardais mes mains crasseuses. Ma magie était inutile. J'étais inutile.

— Kaly, mange ou tu n'arriveras pas en vie !

Azelor me surplombait, le souffle court, les yeux étincelants de colère. Et soudain, l'image de sa fureur se superposa à une autre.

« Fiche le camp ! »

« Hors de ma vue ! »

Mon menton se mit à trembler de manière incontrôlable tandis que le souvenir de leur rejet se jouait sous mes yeux, encore et encore.

— Seth, il m'a... il m'a dit de m'en aller, sanglotai-je.

Prononcer son nom rompit comme une digue en moi, comme si je prenais enfin la pleine mesure de ce qui était arrivé, de cette réalité sordide où il n'était plus là, et ce fut dur – oh, infiniment dur ! Les joues noyées sous les larmes, j'enfouis mon visage dans mes mains, incapable de me refréner. Le départ de Seth et de tous ceux que j'aimais m'avait anéantie. Je m'étais déjà égarée loin de mon monde et j'avais tout perdu dans celui-ci...

Azelor demeura sans rien dire pendant que j'étais devant lui, pleurant ma déchéance, prostrée. Si j'avais supposé qu'il me planterait ici pour aller maudire dans les bois ce fardeau dont il avait la charge, il n'en fit rien.

— Je sais, prononça-t-il ensuite, d'un ton de voix qui s'était radouci. Mais là d'où je viens, il y a d'autres gens qui t'attendent. Qui ont attendu ta venue toute leur vie. Tu ne veux pas les rencontrer ?

Les joues humides, je me décidai à poser mes yeux sur lui. Il s'était accroupi afin d'être à ma hauteur et, pour la première fois, je m'aperçus que des taches de rousseur constellaient le bout de son nez jusqu'à la naissance de ses joues.

— Si, répondis-je d'une voix basse. Si, je vais le faire. Pour eux.

Il avait raison. Des Faucons étaient morts pour me faire entendre leurs voix. Ce n'était que justice que j'aille à eux pour écouter ce qu'ils avaient à me dire. Pendant qu'Azelor récupérait ses flèches sur les corps, je mastiquai donc lentement ma miche de pain dur et ma viande, que je fis passer avec un peu d'eau. Survivre avant tout, pensai-je. Pour quel futur, je l'ignorais exactement mais je sentais les rouages les plus primitifs de mon corps se mettre en action.

Survivre avant tout. Le reste viendrait... après.

Nous terminâmes la journée dans un silence qui semblait cette fois nécessaire. Lorsque nous établîmes notre camp dans l'ultime lueur du jour, Azelor répéta le même scrupuleux rituel que les soirs précédents. Je m'avançai en serrant les pans de mon manteau.

— Qu'est-ce que ce cercle ? l'interrogeai-je.

— C'est un dôme qui enferme les sources de lumière, et dans notre cas, le feu. Il nous permet de passer inaperçus. Si tu franchis cette ligne, tu ne distingueras aucune lumière... Seulement moi assis dans le noir.

— Je croyais que tu étais un mage sylvestre.

— Je maîtrise un peu la lumière aussi, m'apprit-il en haussant les épaules. Il rassembla le petit bois et farfouilla dans son sac.

— Je m'en occupe, dis-je.

Un sort de magie universelle s'envola de mes lèvres. Des étincelles crépitèrent et grandirent en flammes généreuses qui embrasèrent notre combustible. Je m'installai devant le foyer et tendis mes mains pour les réchauffer.

— Je sais que tout ça n'est pas ta faute mais... je t'ai rejeté, toi, déclarai-je sous le regard scrutateur du Faucon. Je crois que je préférais rester dans le déni. C'était plus facile de chercher des excuses plutôt qu'affronter une vérité aussi ignoble. Les preuves étaient pourtant sous mes yeux mais... je ne voulais pas me résoudre à les accepter.

Nous observâmes tous les deux, d'un œil vague, les braises virer à l'incandescence.

— Nous arrivons bientôt, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Parle-moi de Rehad.

Azelor sortit un petit burin de son sac. Il se mit à tailler un éclat de silex déjà bien entamé dont la forme rappelait une pointe de flèche.

— Rehad est un des premiers Faucons, répondit-il, tranquillement appliqué à son ouvrage. Il a largement contribué à libérer le Nord. Sous son commandement, notre vie a connu une certaine amélioration. Nous avons obtenu plus d'armes, plus d'équipement, nous avons frappé là où il fallait, quand il le fallait. Considère qu'il est un peu comme... une épine dans le pied de l'Ordre. C'est un meneur pragmatique, sans pitié pour ses ennemis, mais il se plierait en quatre pour le bien de sa communauté.

— Tu sembles l'apprécier.

Les flammes jetaient des reflets de cuivre dans ses cheveux.

— Rehad m'a donné ma chance, déclara-t-il d'un ton calme. Je lui dois beaucoup.

— À quoi est-ce qu'il ressemble ?

Azelor consentit à lever les yeux de son travail.

— Il est aussi un mage sylvestre.

Je lui rendis son regard, pensive, pendant qu'il continuait de frapper son silex dont la saillie se précisait peu à peu. Quand il me tendit ma ration du soir, je mangeai sans discuter.

Un peu plus tard, il s'installa contre un tronc d'arbre, sortit des feuilles qu'il mastiqua – des insomniants, les reconnus-je, afin de se maintenir éveillé.

— Il faut que tu dormes, objectai-je doucement. Je suis capable de monter la garde.

Son regard se tourna vers moi et je ne parvins pas tout à fait à identifier les raisons de son silence.

— Vas-y d'abord, déclara-t-il. Je te réveillerai.

Le corps épuisé, je m'étendis sur le dos. Alors que la nuit se répandait, les étoiles s'allumèrent une à une sur le dais indigo. Et je me souvins de ces fois où nous avions regardé le ciel ensemble avec Hildegarde, avec Kreg, Reska... Ils étaient tous partis. Se pouvait-il que je leur manque ? Revoyaient-ils eux aussi mon visage quand ils fermaient les yeux, toutes ces fois où ils voulaient sombrer dans le sommeil et jeter la réalité de ce monde dans un univers sans fin ?

Ce fut sur leur souvenir que Morphée m'emporta dans les limbes du sommeil.


~ * * * ~


Lorsque je me réveillai le lendemain, les braises terminaient de grésiller. Azelor avait disparu. Je rajustai mes vêtements terreux sans prendre la peine de me coiffer, et me rafraîchis le visage à l'outre avant de partir à sa recherche. Il était assis en tailleur, immobile, dans une percée jouxtant le campement. Ses paupières étaient closes et son expression sereine malgré les cernes qui ombraient ses yeux. Ses cheveux clairs formaient des boucles légères dans la lumière du matin. Au bout d'une minute, il ouvrit un œil pour me voir appuyée au tronc frêle d'un cracheur cendré.

— Si tu ne peux pas te laisser emporter dans le flot d'anima, alors que ressens-tu dans ta méditation ? lui demandai-je.

Ma question était dépourvue de toute condescendance ; c'était de la pure curiosité.

— Je sens l'explosion de vie matinale. Je vois les couleurs de l'aura.

Il se leva d'un mouvement fluide et passa son sabre dans sa ceinture.

— Tu sais, en me concentrant, je peux sentir ta présence quand tu interagis avec la forêt.

— Oui, j'avais cru comprendre, dis-je en écrasant machinalement du bout de ma chaussure un cône rabougri. Et comment ça marche ? N'importe quel mage... comme toi peut le faire ?

— Non.

— « Non » ? C'est tout ?

Il se gratta l'arrière de la tête, l'air de réfléchir à sa réponse.

— Tu es la mieux placée pour savoir que ton élément te protège. Je n'ai jamais tenté de te nuire. Mes ordres sont clairs : je dois veiller à ce qu'il ne t'arrive rien et te ramener entière chez nous si tu en exprimes le désir.

— Tu veux dire que tout est une question d'intentions alors ?

— En quelque sorte.

Ses affaires jetées sur une épaule, il prit la direction du campement. J'hésitai une seconde avant de le suivre.

— Tu ne m'as pas réveillée hier soir, lui rappelai-je d'un ton précautionneux.

— Vraiment ? J'ai dû oublier...

Je ne croyais pas un mot de ce mensonge mais je devais reconnaître que je me sentais plus en forme après une nuit complète de sommeil.

Une fois les dernières braises éteintes et les restes de notre installation effacés, nous nous mîmes en route. Au-dessus de la forêt, le ciel était gris de nuages et les températures avaient chuté depuis la veille. Cela n'empêchait pas mon regard de scruter le panorama de rouille et de verdure qui n'avait de cesse de changer de forme et de couleur.

À un moment donné, mon guide repéra des baies sur des vignes naturelles ; il cueillit celles qui n'avaient pas été grignotées par les bêtes et les partagea entre nous. Je les mangeai à contrecœur. Leur saveur acidulée me fit du bien, mais mon estomac constamment noué rejetait la nourriture.

Nous marchâmes encore deux jours sans relâche. Azelor nous entraînait tous deux à vive allure, parfois proche du trot. C'était étrange comme il s'intégrait parfaitement dans le décor. Il avait une façon de se déplacer agile et sauvage qui donnait l'impression qu'il avait arpenté la forêt toute sa vie. Mais il arrivait quelques fois qu'il se tende sans raison apparente et on l'entendait pousser des sifflements agacés.

Je compris bientôt pourquoi.

— Bon, lança-t-il en s'arrêtant. On a un problème.

— Quoi ?

— Tu fais trop de bruit ! Bizarre... tu es pourtant une sorcière de terre, réfléchit-il en fixant mes bottes comme si cette maladresse lui échappait.

— C'est si terrible ?

— Penses-tu ! On croirait qu'un minotaure rôde dans les parages. Estimons-nous heureux qu'au moins, tu ne laisses pas ou peu de traces derrière toi.

Je me tus, le temps de jauger si ses propos devaient me vexer ou non. À l'Ordre, jamais un calomnieur n'avait pris la peine de me dispenser des leçons.

— Je ne sais pas comment faire autrement, avouai-je d'une voix égale.

Azelor fronça les sourcils.

— Oui, de toute évidence, siffla-t-il entre ses dents. Je suppose que c'est à moi de te l'apprendre.

Il commença donc par sensibiliser mon ouïe et m'aida à différencier les bruits que je pouvais entendre selon qu'il marchât dans la terre ou sur la nature morte ; puis il me montra comment peser mes pas afin d'avancer sans bruit.

— Ce n'est pas qu'une affaire de discrétion, m'expliqua-t-il. Prendre en compte ton environnement renforcera ton lien avec la forêt.

— Plus encore que maintenant ?

Il hocha la tête.

— Un jour, tu comprendras. Viens, nous devons être rentrés avant la pluie.

— « Rentrés » ? répétai-je.

Il me regarda par-dessus son épaule et ses lèvres s'étirèrent en un sourire – sobre et retenu, mais le plus sincère qu'il m'eût jamais accordé.

La fin du périple nous prit bien plus que la matinée. Nous franchîmes une rivière à gué, remontâmes une vallée solitaire où paissaient des bêtes sauvages et gagnâmes un nouveau bois où les arbres étaient énormes et vigoureux.

Derrière l'ourlet forestier s'étendait une vaste lande verte et rousse ; à l'horizon, une barre de falaises noirâtres éventrait le ciel sombre. Azelor s'arrêta sous la masse acier des nuages. Il ne disait rien mais son visage exprimait un mélange de fierté et de soulagement.

Il commençait à bruiner lorsque nous atteignîmes le pied de ces remparts titanesques. Sans hésiter, mon guide se dirigea vers un coin buissonneux, qu'il dégagea pour révéler une sorte d'escalier dégradé à flanc de falaise. Peu à peu, nous quittâmes le sol pour grimper vers le sommet de la masse rocheuse. Les contours des marches diminuaient à mesure que nous nous élevions. À la fin, nous nous retrouvâmes face à une corniche déchiquetée qui sinuait au-dessus du vide, et de pas plus de trois pieds de large.

Azelor s'engagea le premier. Des éclats de pierre dégringolèrent dans l'espace qui plongeait en un à-pic vertigineux. Mon pouls se mit à battre violemment. Je cherchai désespérément un autre passage des yeux mais il semblait n'y en avoir aucun.

Le Faucon progressait le long des parois avec l'aisance d'une chèvre. Le nez collé contre la pierre, j'avançais petit à petit en m'efforçant de ne pas regarder en bas. Je supposais que mes pouvoirs se déclencheraient si je chutais dans le précipice, mais mieux valait ne pas tenter l'expérience...

Des gouttes de pluie intermittentes tombaient dans mes cheveux et sur mon visage frigorifié. Le vent sifflait dans mes oreilles et me glaçait autant l'âme que le corps. Mes doigts raides avaient une prise de plus en plus incertaine sur les roches glissantes. Je voyais qu'Azelor s'était arrêté plus loin sur un éperon taillé par l'eau des pluies ; son regard vert comme les champs au milieu de ce paysage morne pesait sur mes épaules. J'ignore si ce qui le motiva à agir était la pitié ou l'impatience, toujours est-il qu'il prit ancrage dans une anfractuosité et me tendit sa main dès que je fus à sa portée pour m'aider à franchir les derniers mètres.

Je me cognai le front contre son torse avant de me dégager aussi vite, reprenant mon souffle.

— L'endroit n'est pas très indiqué pour une crise de panique, dit-il insensiblement.

— Ah...

C'était peut-être vrai ; mes jambes flageolaient si fort que je vacillais d'avant en arrière.

— Pourquoi est-ce qu'on s'arrête ? demandai-je, en espérant que nous n'aurions plus à subir pareille épreuve.

— Parce que c'est l'une des quatre entrées.

Je dressai les sourcils et tâtonnai les aspérités de la pierre.

— C'est de la roche, constatai-je.

La bise glacée claquait sur nos visages et nous obligeait à hausser la voix pour nous faire entendre. Je plissai les yeux afin de mieux voir mais je n'apercevais aucune fissure ou anfractuosité devant nous susceptible de nous faire entrer. Azelor trempa son auriculaire dans l'eau de son outre, et traça sur la paroi un motif surmonté de trois symboles de terre ancestraux, en plus d'un symbole d'eau et d'air.

— La magie tellurique a la capacité de créer des obstacles, m'expliqua-t-il. L'eau douce vient s'opposer au feu qui a durci la terre. Les premières ébauches d'abris ainsi protégés datent d'il y a longtemps, mais c'est à l'époque de ta mère que nous avons recommencé à recourir à ce moyen.

Il récita à voix basse une incantation ancestrale dont les sonorités furent aspirées par le vent. Puis il saisit mon poignet et nous fit passer tous les deux – littéralement ! – à travers la roche.

Mes yeux ne rencontrèrent d'abord que l'obscurité. Aux mugissements des bourrasques s'étaient supplantés des sifflements assourdis ; dans le silence, ma respiration bruyante et époustouflée sonnait comme des gémissements. Je me reculai par réflexe et mon dos rencontra la paroi compacte et grenue de l'intérieur de la falaise. Battant des cils, je m'efforçai de calmer mon pouls pour analyser l'environnement. La galerie dans laquelle nous avions pénétré n'était pas complètement plongée dans le noir mais éclairée de bocaux posés au sol, dans lesquels frétillaient des flammes.

C'était le signe d'une civilisation. Le signe d'un repaire.

Lorsque Azelor s'avança sur ce terrain inconnu, je sentis tout à coup ma pâle détermination s'effriter.

— Depuis plusieurs jours, je te suis aveuglément mais là... je... Je ne sais plus si c'est une très bonne idée, dis-je en faisant bouger mes mains moites.

— Tu ne seras pas une prisonnière chez nous, Kaly. C'est une promesse. Mais si tu souhaites faire demi-tour maintenant, je ne t'en empêcherai pas.

L'obscurité qui nous embrassait ne m'empêchait pas de discerner son expression, gravée cette fois d'un profond sérieux. J'avais envie de lui répondre que les promesses étaient faites pour être brisées mais je n'en fis rien.

Tandis que le vent soufflait dehors à grands bruits, je me repassai mentalement mon parcours pour en arriver là. Je n'étais pas assez naïve au point de faire aveuglément confiance aux Faucons. Rien ne certifiait qu'ils valaient mieux que Malve... ou mieux qu'Harragan. « Ce n'est pas parce qu'ils t'ont protégée qu'ils ne pourraient pas te faire du mal plus tard. », m'avait dit Seth. Azelor avait très bien pu me mentir. Il avait peut-être pris soin de moi dans le seul but de m'attirer dans leur antre et de me coincer dans un guet-apens. Je ne savais pas ; j'allais bientôt le savoir. Mais après tout, qu'ai-je à perdre ? songeai-je.

Dans le pire des cas, je trouverais bien un moyen de mettre fin à mes jours.

Cette idée m'apporta un peu de réconfort et je donnai mon assentiment d'un signe de tête.

Nous nous enfonçâmes dans le tunnel qui se prolongea bientôt dans une ramification de galeries. L'humidité suintait à travers la roche. Des bouquets de champignons poussaient dans les fissures, imprégnant l'air renfermé d'une forte odeur de moisissure.

Azelor se déplaçait comme une ombre. Mes pas qui crissaient dans ses empreintes me donnaient l'impression d'être complètement gourde près de lui. À certains endroits, le passage était tant étréci que mon guide devait se défaire de son carquois et de son sac. Malgré les nombreux autres carrefours également éclairés, il n'hésitait jamais ; il était chez lui.

Je sursautai lorsque des petits êtres aux yeux luisants se mirent à courir dans le noir en étouffant des hoquets de joie.

— Je crois que la nouvelle de notre arrivée a déjà fait le tour, observa Azelor d'un ton qui laissait deviner son sourire. Les vigies ont dû prévenir les autres.

Je ne sus quoi répondre tandis que nous empruntions un passage en courbe où la chaleur et la lumière s'intensifiaient. Il commençait à y avoir des bruits de mouvement, des voix ainsi que des jeux d'ombres sur les parois autour de nous. Une lueur éclatante provenait du dernier croisement qui semblait mener à une galerie bien plus vaste et animée. Après quelques mètres, je dus me protéger les yeux pour m'habituer à la nouvelle clarté environnante.

La cavité oblongue dans laquelle nous étions parvenus était gigantesque et brillamment éclairée. Des restes de stalactites jalonnaient le plafond de roc d'une hauteur vertigineuse ; en son centre, un énorme pilier naturel occupait l'espace du plafond jusqu'au dôme, derrière lequel je crus apercevoir une couleur qui détonnait dans ces grottes : celle de la verdure.

Papillonnant des cils, ce fut alors que je remarquai la foule. Les gens avaient cessé leurs activités pour nous regarder. Je m'arrêtai de respirer, clouée sur place. Ainsi, ils étaient là. Les Faucons. Les rebelles. Les résistants. Alors que le malaise m'étreignait, ne sachant comment ma présence serait reçue, ces mêmes habitants posèrent chacun un genou à terre et s'inclinèrent respectueusement dans une révérence commune. Je restai autant stupéfaite qu'émue d'être l'objet cet éloge inattendu.

Mon regard interdit parcourut l'assemblée et retrouva celui d'Azelor, près de moi, qu'un léger sourire était venu éclairer. Il m'avait dit qu'on attendait ma venue. Vixe aussi me l'avait dit... Et depuis tout ce temps, il y avait un endroit où j'étais désirée quand Cérule me craignait et me condamnait injustement à cause de mes origines ! À court de mots, c'est à peine si je me rendis compte que les yeux verts d'Azelor s'étaient arrêtés sur un point derrière moi.

— Bonjour, Kaly.

Mon cœur battait déjà la chamade, mais il tapa plus furieusement encore lorsque me parvint le son de cette voix. Je pivotai lentement sur moi-même, en proie à l'espoir et l'incertitude. Un homme s'était approché dans mon dos. Habillé d'une longue tunique serrée à la taille, il avait des cheveux châtain d'écorce coiffés d'un catogan et sa barbe était taillée rase. Il m'observait avec attention, d'un regard brillant à la couleur de l'améthyste. D'âge mûr mais toujours d'un physique plaisant, il avait les traits un peu tirés par la vie et le teint livide d'une existence plongée dans l'obscurité. Son visage, pourtant tranquille, exprimait une certaine mélancolie.

— Rehad ? murmurai-je.

Le coin de ses lèvres tressaillit avant de se hausser. Il souriait. Ma bouche s'arrondit sans émettre un son et je restai bêtement les yeux grands ouverts sous l'effet de la stupeur. Il me détailla comme s'il voulait me découvrir en cet instant unique.

— Nous avons beaucoup à nous dire, tu ne penses pas ?

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