17 - Le festin des ombres
Je m'enfonçais au milieu d'un entrelacs de branchages, de racines et de troncs tordus.
Les arbres difformes s'élevaient et se confondaient dans le noir, étirant leurs longs greffons pareils à des bras de crucifiés.
Des lamentations déchirantes surgissaient du lointain, des échos vagues et gémissants, mourant pour renaître, aussitôt ravalés par quelque note lugubre.
Mon souffle haché formait des panaches dans l'air froid. Une influence sinistre, écrasante, planait sur les lieux et infestait chaque recoin de ces bois. Je courais à l'aveugle dans un dédale brumeux, consciente d'être traquée par une puissance invisible. Je n'osais pas regarder ce qu'il y avait à mes pieds, ces ombres mouvantes, désordonnées, serpents de fumée ou racines de cette terre qui remuait follement et qui exhalait des relents fétides comme si ses entrailles étaient pourries.
Je finis par m'arrêter derrière le tronc d'un arbre recouvert de fongosités noirâtres. L'air, qui n'avait cessé de froidir, se fit glacial. Une buée de plus en plus dense s'échappa de mes lèvres tandis que la brume mystique montait et s'épaississait. Un grand froid me pénétrait, un froid aussi rance et sépulcral que le fond d'un caveau.
Des griffes caressèrent les contours de ma conscience.
Est-ce toi, wuarhör ?
Je retins un gémissement étranglé. Une voix indistincte, semblant sortir des profondeurs de l'Enfer, avait murmuré à mon oreille. Une peur indicible m'emplit la poitrine, celle-là même qui a toujours tenu les Hommes loin de l'obscurité depuis la nuit des temps. Le froid se resserra brusquement autour de moi et une force inconnue me souleva le menton.
— O-oui, chuchotai-je.
Le brouillard s'éleva et la présence, hideuse, s'entortilla autour de mes pieds, de mes jambes, rampa le long de mon ventre jusqu'à écarter les cheveux de mon visage. Mon échine se hérissa. Ma peau frémissait à ce contact fantôme comme si un appendice grouillant de vers l'explorait. La respiration courte, je m'évertuai à combattre la terreur, à rester maîtresse de moi-même, en pure perte.
Lentement, la nuée d'ombres s'amalgama jusqu'à tourbillonner, et dans un éblouissement, une vision jaillit devant moi. La silhouette terrible d'un crâne aux bois de cerfs prit forme au-dessus de la forêt.
Cernunnos. Une créature du premier âge... Son essence séculaire ne laissait aucun doute sur la nature de cet être. Autour d'elle les bois fous s'agitaient, des chuchotements fusaient à travers la brume ; et son poids accablant était tel que j'eus envie de me recroqueviller, les mains sur la tête, comme la créature arrogante que j'avais été en m'invitant sur son territoire.
La voix revint, cette fois tout près de mon visage.
Quelle douce mélodie que le chant de ton sang béni. Ta présence ravit les esprits de ma forêt. Ton nom, donne-moi ton nom, petite fleur ? Je ne crois pas que ma tétanie m'eût permis de répondre à l'injonction ; toujours est-il que le murmure se poursuivit : Hm, aussi délicat et fruité que ton odeur ! Il me rappelle le friselis du vent entre les feuilles, le vol heureux des aigrettes parties vers d'autres contrées, le soleil... oui... la chaleur de ses rayons sur ma terre... Autrefois.
Puis d'une seconde à l'autre, la voix s'éteignit. Un silence tomba, vide et absolu, qui me donna l'impression d'être livrée au néant.
D'autres ont pénétré mon domaine. Le murmure d'outre-tombe s'éleva de nouveau – une vibration si ancienne que l'air paraissait pulser à chacun de ses mots. L'entité était de retour et je la sentais graviter autour de moi comme si elle me contournait, étudiait un sujet particulièrement intéressant. Un doigt fantôme courut dans mes cheveux. Ils te cherchent.
Une supplication étouffée s'arracha à mes lèvres :
— Pitié, ne les laissez pas me trouver.
Il y eut une caresse sur la courbe de ma joue, presque affectueuse.
Bien sûr que non, me fut répondu dans un susurrement ignoble. Enfant des Bois, Reine du sang de la Terre. Tu es à moi. À moi. À moi.
Soudain, du lierre sur lequel je n'avais aucun contrôle jaillit de la terre racornie et grimpa sur mes jambes, tissant un filet délétère autour de moi. Je ravalai ma salive à grand-peine.
— Non, contestai-je d'une voix plaintive. Je... Je dois m'en aller.
À moi !
Une force épouvantable me plaqua contre l'arbre. Des lianes vicelardes s'agrippèrent à mes chevilles, se solidifièrent de plus belle pour me sangler à l'écorce pourrie. L'angoisse la plus aigüe me transperça. Avais-je eu tort de présumer que ce lieu s'ouvrirait tel un refuge pour moi ? Qui étais-je pour prétendre braver cette forêt qui faisait reculer même les guerriers les plus endurcis ?
Lorsque les spirales filandreuses se refermèrent autour de ma gorge et de ma tête comme pour sucer mon essence vitale, une terreur sans nom me pétrifia.
Acculée au bord d'un gouffre sidéral dans lequel je glissais sans rien pouvoir y faire, le souvenir de Rehad me revint. De ses traits tirés, de son visage marqué par le deuil et qu'un espoir nouveau était parvenu à transfigurer. D'Azelor et ses yeux verts comme le feuillage des chênes. De Phiale. De Sendo.
Je devais vivre. Rembourser ce qu'ils m'avaient offert.
Alors, sous les entraves qui me retenaient captive, mon organisme déborda d'une énergie incandescente. Au prix d'un effort inouï, je réussis à insuffler ma volonté dans la terre ; le lierre recula.
— Nous sommes semblables, vous et moi, repris-je d'une voix sifflante. Je le sens. Je le vois. Mais je dois partir. (Dans une brise glaciale, la chose planta profondément ses griffes dans ma chair. La peur m'envahit et je dus me retenir de sangloter.) Le Sidh... Le Sidh est en danger ! m'écriai-je vivement. Le Cristal de Fal est entre les mains d'une personne assoiffée de pouvoir. Dana m'a demandé de lui venir en aide !
Dana ?
Était-ce du trouble ? De l'aigreur ? Je n'aurais su le dire. Le temps d'un long, long moment, rien ne se passa.
Oh... chantonna la voix aussi douce qu'ignoble, ton esprit est si jeune. Trop longtemps du Sidh tu as été écartée. Douce wuarhör, tes yeux sont encore aveugles. Tes oreilles n'entendent pas ce qui crie autour de toi. Tes mains sont épargnées de ce qui nous a marqués à travers les âges, les ravages du mauvais esprit.
« Souviens-toi ! Nous l'avons connu. Dans le ciel, Il tailladait les nuages. Il a dévasté le monde.
Le nom de Tartoth me vint mais une haleine mortifère souffla sur mes lèvres ; l'horrible voix désincarnée retentit au-dessus de moi.
Je parle du mauvais esprit, wuarhör. De l'ombre. De la mort des Douze. De l'Équilibre du Sidh. Grande est sa colère, continuait-elle. Assez Il en a d'attendre. Il veut retrouver ce qu'on lui a pris.
Mes cheveux se dressèrent sur ma tête.
— Qui ? demandai-je dans un chuchotement.
L'Autre. Séparé de ce qui n'aurait jamais dû être séparé. Les branches en hauteur grincèrent dans des craquements sinistres. Son nom... Quel est son nom ? La forêt se tut. Et mon nom, quel est-il ?
L'atmosphère se tordit d'un geignement éraillé. Ce son ignoble glaça chaque centimètre de ma peau. Je demeurai sans bouger, des larmes au bord des yeux. Ma terreur m'empêchait de poser plus de questions.
Quelques lumières groupées commençaient à percer le manteau de ténèbres.
Mais assez, déclara l'entité en se retirant doucement. J'ai faim. J'ai si faim... Et tu m'as emmené tant d'offrandes. Je nourrirai mes fils et mes filles, et nous ferons un festin en ton honneur.
Au-dessus de moi les cornes d'ombre grandirent, grandirent, et je ne vis plus qu'elles, immenses comme un spectre de fin du monde. Les griffes effleurèrent mes cheveux.
Reviendras-tu me distraire, petite fleur ?
Incapable d'émettre le moindre son, je hochai docilement la tête.
Douce, douce wuarhör..., prononça la voix avec une intonation cruelle qui me fit frissonner. Enfant des Bois, Reine du sang de la Terre. Pars, à présent. Le banquet est débuté.
Il y eut un hurlement terrible qui me vrilla les entrailles, et je pris mes jambes à mon cou sans demander mon reste. Je courus en regardant droit devant moi, occultant mes oreilles, sans oser regarder un seul instant en arrière ou même sur les côtés, vers ces formes obscures qui dansaient une sarabande infernale.
Les bruits de lacérations, de la chair qui s'ouvre, les cris de terreur, les borborygmes suppliants ne laissaient aucun doute sur l'apothéose sordide qui était en train de se produire. L'Ordre se faisait massacrer. Je les maudissais. Je les maudissais, tous autant qu'ils étaient mais...
Cette marque de sollicitude, cette couverture posée sur mes épaules...
Je courus jusqu'à ce que le feu me dévore, jusqu'à manquer d'air et que mes yeux vissent trouble. Contre mes côtes, mon cœur saisi d'effroi frappait et frappait, pareil à un animal en cage.
À plus d'une reprise, je dérapai dans le sol boueux, mais je retrouvai l'équilibre tant bien que mal et continuai ma course, mon esprit affolé rivé sur les images de mes trois compagnons.
J'émergeai et je plongeai d'arbre en arbre sans réaliser que l'atmosphère glaciale s'était éloignée et que le bruit avait décru.
Peu à peu, la lisière baignée de lune m'apparut. À bout de souffle, je débouchai sous un ciel de suie, les oreilles atrocement emplies des cris et des plaintes étouffées.
J'avais obtenu une victoire, mais à quel prix...
Soudain mon pied buta sur quelque chose de dur. Je trébuchai et tombai à quatre pattes sur la terre d'une clairière saine et fertile. Je restai là, tête baissée, le corps secoué de frissons.
C'est alors qu'une voix à l'intonation atrocement familière – une voix que je n'aurais jamais cru entendre à nouveau – me surprit :
— Franchement, il serait temps que quelqu'un t'apprenne à soigner tes entrées.
Mes yeux s'écarquillèrent. Non... Non, Cernunnos avait dû me jeter un de ses maléfices ; c'était impossible.
Je levai anxieusement mon visage. Trois silhouettes se découpaient dans le clair de lune. La première, svelte et musclée, enveloppée de son manteau noir en symbole de nonchalance, l'autre massive et guindée, quoique non dépourvue de courbes féminines, et la dernière...
Au moment où ma vision finit de s'ajuster aux ténèbres, le sang quitta mes joues.
C'étaient Reska, Hildegarde et Seth.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top