16 - Au carrefour des imprévus


            Le silence.

Je me trouvais debout au lieu de rendez-vous.

Seule.

— Non, chuchotai-je d'une voix étranglée. Oh non, non, non !

Des larmes de panique me montèrent aux yeux tandis que je regardais, horrifiée, la parcelle de terre où j'étais apparue. Azelor, Sendo... ! L'espace d'un instant, je fus prête à y retourner mais la requête qu'ils m'avaient adressée me revint en mémoire. Je contemplai longuement mes mains, envahie d'un sentiment d'impuissance. Force m'était de reconnaître que ma magie épuisée serait incapable de les tirer de là. Je me cantonnai donc à la seule réaction que le groupe aurait souhaitée de moi : j'attendis.


La nuit était tombée depuis déjà plusieurs heures quand je resserrai mes bras autour de ma poitrine, toute grelottante. Impossible d'allumer un feu avec la battue qui s'était lancée à la ronde ! Mes vêtements étaient encore humides et poisseux de notre équipée dans les souterrains. Je me mis à frotter mes mains l'une contre l'autre et soufflai mon haleine sur elles avant de lécher mes lèvres engourdies. Après une interminable attente, le froid finit par avoir raison de moi. Je bouclai mon sac sur mon dos et décidai de partir en vadrouille dans l'espoir, sinon de retrouver les autres, au moins de me réchauffer.

Je repérai un cours d'eau que je remontai en silence, dévorée par d'obscures pensées. Les arbres étaient si paisibles, comme si les problèmes qui minaient le monde n'avaient pour eux aucune sorte d'importance. Leurs branches caressantes ployaient en ma direction mais je refusais leur réconfort. C'est ma faute. Tout est ma faute, angoissais-je, imaginant le pire.

Livrée à mes remords, je finis par m'agenouiller dans la terre et posai mon front et mes mains sur le sol. Mes cheveux défaits se mêlèrent à l'humus pendant que je me coulais entre l'anima des êtres sylvestres. Tous mes sens convergèrent vers cette énergie fougueuse et obstinée qui m'était devenue si familière mais non, toujours aucune trace d'Azelor.

La peur térébrante qui s'était nichée dans mon ventre redoubla d'intensité. Des racines s'enfoncèrent dans mes paumes et la terre se glissa sous ce qui restait de mes ongles rongés. De quelle arrogance avais-je fait preuve ! Depuis le début, Azelor avait tenté de me dissuader de mener cette incursion téméraire et voilà que je l'avais conduit à sa perte, lui et Sendo. Tout cela pour quoi ?

Des sanglots contractèrent ma gorge. J'étais sur le point de céder à la panique quand une voix masculine surgit des ténèbres :

— Quel singulier spectacle vous donnez à voir ! Mon petit doigt me dit qu'une jeune personne ne devrait guère se trouver dans un endroit aussi insolite à cette heure de la nuit. À moins, bien sûr, qu'elle ait quelque chose à cacher... ?

Le sang reflua de mon visage et je fis volte-face.

Dans l'obscurité devant moi se détachait une silhouette toute vêtue de noir. L'homme qui m'avait surprise dans mon accablement était mince et élancé. Un capuchon couvrait son visage où un unique œil, vif et sournois, émergeait de l'ombre. Dans ses mains se reflétait l'acier de deux dagues.

Je me redressai avec prudence et me contraignis à analyser la situation. Un bandit ? Non. Les bandits agissaient en groupe, or la Terre ne percevait aucun acolyte posté en embuscade dans les bois qui nous jouxtaient. Et ces brassards en pierres et écailles, ce pantalon de velours... Ses atours étaient riches, trop riches. Comme ceux d'un homme de la capitale.

Une tension effroyable se mit à grandir en moi à mesure que mes pensées cheminaient. Il était impossible que cet individu fût un simple citoyen. Seul un sot ou un fou oserait s'aventurer sans compagnie dans les forêts du Nord.

Un sot, un fou ou alors... quelqu'un d'extrêmement dangereux.

Nous nous jaugions dans un silence de plomb quand soudain sa tête bougea singulièrement. Son œil s'éclaira d'une lueur de surprise.

— Alors ça... murmura-t-il, un sourire torve écartant ses lèvres. Vous ne seriez pas la Sang-premier par hasard ?

L'avertissement de Rehad résonna en moi comme un gong. Aussi rapide qu'un lièvre, je tournai les talons et me précipitai vers le premier arbre à ma portée. Sauve-toi, sauve-toi, me répétait la petite voix terrifiée de ma conscience. Mes doigts étaient presque au contact de l'écorce quand l'inconnu fondit sur moi. Son poids me fit trébucher et je l'entraînai dans ma chute. Nos corps soudés heurtèrent lourdement le sol, mon épaule la première. Je gémis en sentant un éclair de douleur irradier dans tout mon bras.

Des mains puissantes furent promptes à emprisonner mes poignets et les genoux de mon assaillant se pressèrent sur mes chevilles. Je ruai et luttai avec toute la rage dont j'étais capable tout en appelant mes pouvoirs. S'il croyait m'avoir aussi facilement...

Un sort fourmillait sur ma langue quand l'homme s'écria tout à coup :

— Calmez-vous, pour l'amour de Dana ! Je fais partie de l'Ordre ! Pour qui vous me prenez ?

— Quoi... ?

Contre toute attente, la prise sur mes poignets se desserra lentement, et le poids sur mon dos s'évapora. Époustouflée, bien que libre, je demeurai où j'étais, n'osant faire un geste de peur de me trahir.

— Merde, c'est ce zarilith qui avait une piste, s'expliqua l'inconnu avec un lourd soupir. Il aurait vu des Piafs rôder par ici pas plus tard qu'hier. Mais si je m'attendais à vous trouver là... Ils sont nombreux à être partis à votre recherche, vous savez ?

Je me redressai sur les coudes et me retournai avec précaution, bouche bée. Mon agresseur s'était laissé tomber sur les fesses. Son capuchon était rejeté en arrière et je reconnus des oreilles d'elfe, en plus d'une longue chevelure soyeuse si particulière à cette race.

L'homme attachait sur moi un regard d'une profondeur particulièrement désagréable. Quand ses yeux s'étrécirent, un nœud se forma au creux de mon ventre. Je reconnaissais cette manière de disséquer l'expression corporelle qui ne pouvait qu'appartenir à un calomnieur.

— Où sont les Faucons ? me demanda-t-il d'une voix rude. Qu'avez-vous fait de vos ravisseurs ?

Mon hébétude était si réelle que je n'eus pas à jouer la comédie :

— Je... je me suis enfuie.

Si j'avais craint d'attiser sa méfiance, il n'en fut rien. Une compréhension soudaine sembla se faire jour en lui, et il hocha la tête sans qu'aucune trace de doute ne parût sur ses traits. Toutefois, un détail dans cette affaire accaparait mon attention.

— Comment connaissez-vous mon visage ? lui demandai-je après m'être assise à mon tour.

— On nous a distribué des portraits dès le début de l'appel à disparition. J'ai bonne mémoire.

Son regard scrutateur épiait les bois comme s'il craignait d'y voir surgir des ennemis à tout moment. La Source apprécie bel et bien l'ironie, pensai-je en massant mon épaule douloureuse. Ce calomnieur n'avait pas la moindre idée de ce que je venais de commettre au sein de la capitale.

Après avoir longtemps prêté l'oreille aux bruits qui nous entouraient, et jugé qu'aucun danger ne sortirait des bois, il m'accorda de nouveau son attention.

— Comment vous vous appelez, déjà ?

Puisque mentir semblait une précaution inutile compte-tenu des circonstances, je répondis en toute sincérité.

— Kaly.

— Bien, Kaly, déclara-t-il en se levant d'un mouvement vif et plein de grâce. Je suis Wyn. C'est bien ma veine de vous avoir rencontrée. Écoutez, nous allons tous les deux nous rendre un service mutuel. Je vais vous conduire à Septrione et vous, ma chère, vous allez me valoir une sacrée promotion. (Un sourire retors souleva les commissures de ses lèvres.) Une généreuse récompense est promise à la personne qui saura ramener la Sang-Premier entre les murs de l'Ordre, et plus encore si cette Sang-Premier se révèle saine et sauve. La Bansidhe semble prête à beaucoup pour vous avoir auprès d'elle... Et elle n'est pas la seule. Avec un peu de chance, j'obtiendrai peut-être même les faveurs de maître Vanor.

J'eus l'impression qu'un fossé s'ouvrait sous mes pieds.

— Et où... où est-il ? demandai-je après avoir dégluti. (L'émotion comprimait ma poitrine à l'évocation de Reska.) Où est la Main Noire ? Le capitaine Vive-Lame ? Sont-ils toujours établis à Septrione ?

— Non. Pour tout dire, on ne les a guère vus plus d'une journée. Ils ont passé bien du temps dehors, probablement à traquer les pistes. Ils sont partis avec un des paladins d'Asraell. En laissant la malade ici, bien évidemment, ajouta-t-il avec une moue de dégoût.

Je fronçai les sourcils.

— La malade ? questionnai-je.

— Bah, la cait sidhe qui vomit tripes et boyaux ! Il faut croire que le Fléau a encore frappé. Il y a un type qui rôde toujours auprès d'elle : le grand gars aux cheveux rouges, vous devez sûrement le connaître. Le bougre semble attendre un miracle mais il ferait mieux de se résigner...

Une crampe barra mon estomac. Ainsi, ce kobold qui avait mordu Émïoka l'avait bien infectée. Par ma faute. Car je m'étais retenue d'agir ; je l'avais laissé faire.

Je me sentis chanceler et maîtrisai à grand peine mon haut-le-corps de répugnance à l'égard de moi-même. Comment ? Comment en étions-nous arrivés là ? Les amitiés muées en haine, notre allégresse en douleur, ce mal commis... Je ravalai ma salive et fermai brusquement les paupières. Je devais me ressaisir. J'aurais bien assez de temps pour me laisser dévorer par la culpabilité plus tard. Pour l'heure, j'étais seule avec un calomnieur inconscient de mon identité et il me fallait trouver un moyen de lui fausser compagnie.

L'homme me tournait désormais le dos, parfaitement insensible aux tourments qui m'agitaient. L'esprit occupé à échafauder mille plans, c'est à peine si je le vis se pencher pour poser un petit objet au sol. Celui-ci émit un ronronnement avant de fuser à toute allure vers le ciel. Lorsque je songeai à intervenir, il était trop tard : une déflagration assourdissante se produisit, et la nuit s'illumina de radiations incandescentes, à l'image du cosmos constellé de poussières d'étoiles.

— Qu'est-ce que vous fichez, espèce d'imbécile ! hurlai-je en me jetant sur lui, car il était impossible que cet artifice n'eût pas attiré l'attention sur des lieues à la ronde !

À peine avais-je laissé échapper ces paroles que je m'en repentis de sitôt. Le calomnieur se retourna vivement. Le regard furieux qu'il me décocha me glaça la nuque.

— Voyons, repris-je en reculant, affectant l'innocence, si... s'il y avait des Faucons ?

Des braises pourpres et dorées pleuvaient autour de nous, un tableau féérique dont le charme tranchait avec la gravité de la situation. Dans la pénombre pailletée, un rictus sombre vint ourler ses lèvres.

— Qu'ils viennent, prononça-t-il d'un ton triomphant. Nous n'attendons que ça.

Un frisson me parcourut. « Nous » ? me questionnai-je. C'est alors que la terre fut traversée par une vibration ; les fourrés s'agitèrent et des lumières grandissantes apparurent dans les bois. Une cacophonie de sabots martela la terre, et en une seconde, nous fûmes encerclés par cinq cavaliers.

L'angoisse m'étreignit la gorge. Leurs cuirasses rutilaient d'un éclat ardent à la lueur des lanternes. Leurs mains terribles empoignaient des armes aux manches damasquinés d'or. Des paladins, à n'en pas douter.

Les bêtes qu'ils montaient, au surplus, étaient tout aussi impressionnantes : des marc'hs des plaines de haute stature, au pelage épais fendu de lames écarlates. À l'inverse des chevaux de mon monde, leur crinière était naturellement hérissée et rugueuse. Des yeux noirs comme l'encre semblait vider l'obscurité de la nuit ; de leurs naseaux frémissants s'échappaient de longs jets de vapeur.

 Je dus faire appel à toute ma raison pour ne pas m'enfuir en courant. Il s'agissait de l'escouade que nous avions vue quitter Septrione au matin.

— Qu'est-ce que t'as trouvé de beau, Porte-mort ?

Un homme aux longs cheveux roux avait pris la parole. Une bête apparentée au tatou rampait à côté de son destrier et je reconnus en un éclair les deux yeux bleus que j'avais distingués dans l'obscurité la veille au soir. En les regardant tour à tour, une évidence me frappa : cette créature était un familier et son partenaire, ce sorcier juché sur sa monture !

Wyn s'avança vers l'inconnu d'un pas nonchalant.

— Je vous avais dit qu'on trouvait des choses intéressantes en patientant dans le noir.

Austère, le sorcier me désigna d'un geste dédaigneux.

— Qui est cette femme ?

— As-tu les yeux en face des trous, paladin ? le railla Wyn d'une voix vibrante de fierté. Il s'agit de la personne la plus recherchée de tout le Sidh. Le trésor de notre chère Bansidhe.

À ces mots, les traits de notre interlocuteur se figèrent. Une lumière éblouissante fut braquée sur ma figure. On entendit des exclamations étouffées.

— Miséricordieuse Falias ! souffla le sorcier avec stupeur. (Il posa sur moi un regard à l'expression abasourdie, quoiqu'empreinte de ravissement. Je compris à cet instant qu'ils n'avaient envisagé la possibilité de me retrouver.) Tu as toujours une sacrée chance de cocu, Wyn.

— Et comment ! On devrait parier plus que ta pitance la prochaine fois, répondit ce dernier, avant de me désigner d'un mouvement de tête. Elle dit qu'elle s'est enfuie.

Les sourcils du sorcier montèrent lentement sur son front. Il m'examina de la tête aux pieds, comme il eût jaugé une bête curieuse.

— Vraiment ? Où étiez-vous retenue captive ?

— Dans un camp, soufflai-je, sans faire semblant de trembler. Au nord d'ici...

— Un camp ? répéta Wyn en rajustant ses brassards. Voilà qui devient intéressant. Il semblerait que nous puissions enfin prendre la vermine en chasse !

Mais son partenaire continuait de m'observer, son regard arrêté dans une expression circonspecte. La peur faisait battre mes tempes.

— Il va falloir vous montrer plus précise, dame sorcière, exigea-t-il, une moue sévère tordant le coin de sa bouche. Les renseignements que vous détenez pourraient bien changer la donne. D'où venez-vous et depuis quand av- ?

— Bon sang, ça suffit !

Une femme à la chevelure tressée éperonna les flancs de sa monture et s'interposa entre lui et moi.

— Allez-vous bien, ma dame ? m'interrogea-t-elle en se hâtant de descendre. (Sa voix était un peu brusque mais elle avait un accent profondément concerné. Elle se tourna vers ses compagnons, la figure réprobatrice.) Falias vous maudisse, bande de rustres ! Faites preuve d'un peu d'indulgence. Vous feriez mieux de vous soucier d'elle plutôt que l'assaillir de questions. Vous ne voyez pas qu'elle est frigorifiée ?

Ce disant, elle se retourna vers la selle de sa monture dont elle défit une sacoche avec rudesse. Lorsqu'elle m'approcha d'un pas décidé, je ne parvins pas à contenir un mouvement de recul. Ma réaction soudaine la fit s'interrompre ; ses sourcils bruns se plissèrent, puis elle avança encore jusqu'à déployer une chaude couverture autour de mes épaules.

Je me tins immobile, stupéfaite. La femme me considérait maintenant avec une sorte d'embarras, comme si elle regrettait d'avoir pu m'inspirer de la frayeur. Il y avait une telle sollicitude au fond de ses yeux que je ne pouvais me méprendre sur la pureté de ses intentions.

— Je vous remercie, balbutiai-je avec difficulté.

Elle me sourit et je m'écartai prestement d'elle sans oser la regarder plus longtemps dans les yeux. Pourquoi son geste devait-il autant me troubler ? Elle était une ennemie ; ce visage, amical en apparence, aurait certainement craché de l'aversion si elle avait su qui j'étais vraiment...

Immobile, les doigts agrippés à la laine, je lorgnai sur ce dangereux cortège avec une inquiétude grandissante. Comment diable vais-je leur échapper ?

— Vous n'avez rien à craindre de nous, précisa-t-elle avec cette même gentillesse qui me serra le cœur. C'est une bénédiction que vous ayez croisé notre route ! Toutes sortes de dangers rôdent par ici et ces satanés Piafs ne doivent pas être bien loin s'ils cherchent à remettre la main sur vous. Peut-être, ajouta-t-elle tandis que son sourire s'élargissait ; peut-être que la Source a guidé vos pas, tout comme les nôtres, pour permettre à cette rencontre d'arriver.

Cette fois, mon regard alla trouver le sien. Pour seule réponse, j'inclinai la tête en silence.

— Enfin, assez parlé ! reprit-elle avec vigueur. Vous tremblez comme une feuille ; il est plus que temps de vous trouver un bon lit et de vous servir un repas chaud.

Wyn roula des yeux et ramena ses longs cheveux en arrière avant de saisir dans son poing les rênes d'une bête dépourvue de cavalier. Il mit sa botte dans l'étrier et grimpa en selle.

— Venez, déclara impatiemment ce dernier. Septrione est à moins de deux heures. Partons tant que la voie est libre. Demain, vous serez à Cérule.

La sueur afflua entre mes omoplates. La situation était mauvaise. Combien de temps avant que ne surgisse une troupe témoin de mon discours à Septrione ? Au moment où nous parlions, tous les soldats mobilisés sur l'affaire devaient se précipiter vers la source de cette fusée d'appel !

Je passai en revue les différentes possibilités qui s'offraient à moi mais la panique engluait ma raison. Que faire ?

— Quelque chose ne va pas ? s'inquiéta la paladine à mes côtés.

Sa main dure me serra l'épaule. J'aurais voulu m'écarter d'elle et de cette amabilité que je n'avais pas demandée. Alors que tous les regards étaient dirigés sur moi, on entendit soudain un grondement sourd. Le familier s'était hérissé comme s'il m'avait enfin reconnue. Fronçant les sourcils, le sorcier nous examina avec attention l'un après l'autre du haut de sa monture, et son expression se teinta de méfiance.

Le temps jouait contre moi. Le cœur battant la chamade, je commandai à mes jambes pétrifiées de bouger et m'avançai lentement vers ce vaurien de Wyn et sa main tendue.

— Oui, agréai-je de mon ton le plus aimable, quoique saisie d'une vague de nausée en mon for intérieur. Vous n'imaginez pas comme il me tarde de rentrer.

Appuyé au pommeau de sa selle, le calomnieur se pencha pour me saisir. Je regardai avec une indéfinissable angoisse le ralenti de nos mains qui allaient à la rencontre l'une de l'autre, et la distance entre elles qui s'amenuisait... s'amenuisait...

Maintenant !

Au dernier moment, j'esquivai sa prise et me jetai sur la droite vers l'arbre le plus proche. Celui-ci m'absorba et je fus recrachée par un de ses congénères à quelques mètres dans l'obscurité.

— Mais... que fait-elle ? souffla un homme de la compagnie.

— Qu'est-ce que ça signifie ? grogna Wyn.

Plaquée contre l'écorce de mon protecteur, je calmai ma respiration et me contraignis à l'immobilité. Les ombres épaisses de la végétation me dissimulaient comme l'une des leurs. Aucun des soldats ne m'avait encore repérée. Ils brandissaient leurs lanternes en tous sens, le visage hagard, sans savoir où regarder. Les lueurs des feux agités couraient sur les arbres et buissons que mon pouvoir appelait à s'épaissir seconde après seconde. Les marc'hs nerveux commençaient à regimber et frappaient du sabot sous eux.

Une fois certaine d'être bien cachée, je les observai attentivement depuis mon arbre, réfléchissant. Rien ne s'opposait à mon départ. Je pouvais disparaître maintenant : il me restait assez de magie et j'avais le temps de traverser l'espace pour me mettre en sûreté. Toutefois, le sol de la forêt me transmettait les vibrations de nouveaux galops, d'une nouvelle troupe. Les pisteurs de Septrione étaient en chemin. Je devais les éloigner de cet endroit si... quand Sendo, Phiale et Azelor reviendraient.

Cet espoir me rendit mon assurance. Un grand calme se fit dans mon esprit ; je savais exactement ce qu'il me restait à faire. Les yeux clos, j'invoquai les forces de la Terre et les entrailles de la forêt se mirent à trembler dans un formidable fracas. Puis je patientai, tous mes sens ouverts. À travers les fibres et racines qui peuplaient le sol, je sentis les galops prendre de la vitesse. L'arrivée du groupe en provenance de Septrione n'était qu'une affaire de minutes. Je choisis ce moment pour me déplacer dans une éclaircie. Les faisceaux lumineux des paladins qui balayaient le noir me trouvèrent.

— Là-bas ! s'écria Wyn en faisant volter sa bête.

— Au nom de l'Ordre et de la Bansidhe, je vous somme de vous arrêter ! hurla le sorcier.

Sans perdre une seconde, je tournai les talons et commençai à courir.

Je me faufilai dans les bois sauvages qui me chuchotaient tous leurs secrets. Mes bonds silencieux ne faisaient qu'un avec les sons de la nature ; mes pieds acclimatés aux chemins creux trouvaient des appuis sûrs entre les segments de racines et les fûts renversés. Les hautes fougères se rétractaient sur mon passage ; je glissais dans la sylve comme un faucon porté par le vent. Je n'avais pas besoin de forcer sur mes yeux pour percer l'obscurité, tant j'étais envahie d'une perception accrue de l'environnement.

L'adrénaline se ruait dans mes veines. L'image des autres me poussait vers l'avant. Il fallait, oui, il fallait qu'ils fussent en vie ; aucun d'eux ne devait mourir par ma faute.

Bientôt, les bruits s'amplifièrent, venus de l'ouest. Je traversai la route au bout de laquelle brillaient des lumières et plongeai dans le sous-bois juste à temps pour entendre les exclamations des deux groupes effarés qui entraient en collision. L'espace d'un instant, une grande confusion régna dans les rangs. L'échange fut bref, aboutissant à une seule conclusion :

— Puisse la Source damner cette putain ! s'écria Wyn, le visage déformé par la colère et l'indignation. Trouvez-la ! Cette traîtresse est une Piaf !

Depuis mon observatoire au pied de la route, j'assistais à la scène avec un semblant de satisfaction. Les sabots hésitants s'agglutinaient sous les lumières et un ordre furieux les dispersa tous. Mon cœur tambourinait à toute allure tandis que je les entendais, les sentais battre les bois à ma recherche.

L'un des soldats approcha de ma position. Il m'aurait dépassée sans me trouver si je l'avais voulu, néanmoins je laissai mes pouvoirs écarter méthodiquement des buissons, juste assez pour que cela pût paraître un coup du hasard. Quand son regard me trouva, tapie dans les fourrés comme une effigie de pierre, il sursauta et sa lanterne manqua de lui tomber des mains.

— J-Je l'ai trouvée ! bredouilla-t-il.

Ses camarades se tournèrent brusquement. Satisfaite, je rétrogradai entre les feuilles et m'apprêtais à traverser un tronc quand deux yeux rouges très familiers s'ouvrirent dans le noir.

— Hip ? m'étouffai-je à voix basse. Mais qu'est-ce que... ?

Le pandora ne s'attarda pas. Elle frôla ma jambe dans une brève caresse qui me laissa penser que j'avais simplement rêvé sa présence, puis bondit vers la route. Il y eut alors des cris de surprise et d'horreur, un fracas d'épées tombées. Les yeux ronds, j'hésitai à me jeter dans la mêlée pour lui prêter main forte, mais tout comme moi, Hip était ici dans son élément.

Dire que cette petite fouine avait sagement acquiescé quand je lui avais ordonné de rester au repaire...

La plupart des pisteurs n'avaient pas perdu de vue leur objectif. Ils me repérèrent et se lancèrent à l'assaut, si bien que je n'eus d'autre choix que de battre en retraite. Je pris la direction du nord et m'en fus dans un chemin envahi de fourrés. Des jurons fusèrent lorsque des branches répondant à mon appel fouettèrent les visages de mes poursuivants.

Les arbres se raréfiaient à mesure que je gravissais le coteau dont la pente paraissait sans fin. Des rais de lune chutaient entre les éclaircies intermittentes. Tout en évitant les fossés et les rochers couverts de mousse, je m'efforçais de tisser la suite de mon plan. Disparaître ? Tôt ou tard, les soldats retourneraient là où ils m'avaient trouvée et leur battue méticuleuse risquerait de mettre les autres en péril. Les abattre ? La promesse que j'avais faite à Rehad s'imposa à moi avec tant de force que, pour la première fois, je me surpris à froidement considérer cette option.

Quand une flèche siffla près de ma hanche, je poussai davantage sur mes cuisses brûlantes pour allonger mes foulées.

Ma course échevelée me fit subitement déboucher hors des bois. Le froid cru de la plaine me glaça les joues. Et maintenant ? Comme une intervention providentielle, le ciel s'éclaircit en même temps qu'un banc de nuages se dissipait. La demi-lune réapparut, baignant les pentes herbeuses de sa lumière argentée. Devant moi, seule s'élevait la masse informe et brumeuse d'une forêt auréolée de brouillard.

Mon cœur se mit à cogner sous mes côtes. Chacun de ces soldats était une menace pour mes compagnons. Or, il existait un moyen de me débarrasser d'eux comme d'effacer mes traces. Un endroit dont nul ne revenait. Un endroit où les ténèbres chuchotaient à l'oreille des âmes perdues.

Une nouvelle lueur violacée inonda sourdement le ciel. Je n'eus pas besoin de lever la tête pour comprendre que l'on avait appelé des renforts.

Sans tenir compte du danger, je dévalai en courant la colline et les hautes herbes couchées.

La forêt semblait parcourue d'un tressaillement, se rétractait et se dilatait tout à la fois. Des ombres déferlèrent entre les formes cagneuses des sapins, rampèrent à la lisière grêle des arbres comme des tentacules monstrueux. Un courant d'air spectral souffla dans ma direction et fit voleter les mèches de cheveux dans mon cou. Les bruits de galops étaient tout proches. Je n'osais me retourner pour voir combien de cavaliers étaient à ma poursuite. Peut-être une quinzaine. Je les imaginais filer comme le vent, et à leur tête, Wyn couché sur sa selle, chevauchant avec une ardeur implacable tout en m'abreuvant de malédictions.

Mais leur nombre était sans importance. Phiale, Azelor et Sendo pourraient compter sur mon aide. Ma détermination se renforça et j'accélérai l'allure. Azelor avait raison sur la force de mon élément : je pouvais traverser des lieux néfastes à d'autres. Survivre là où les autres ne pourraient survivre.

Alors je pris une dernière inspiration et plongeai dans le brouillard des Bois Maudits.

Dans le ventre du monstre.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top