13.2 - Brouillard du soir


            Le cinquième jour, le temps était au brouillard. Alors qu'un froid humide nous glaçait les os, une bruine désagréable tombait en fines gouttes.

Il y avait plusieurs heures que nous marchions lorsqu'Azelor nous engagea dans les courbes de vallons envahis d'une brume grise et épaisse. On ne pouvait voir ce qui se découpait dans le lointain effacé des landes, hormis parfois quelque silhouette d'un arbre que l'on nomme Faucheur en raison de sa cime troublante courbée comme un croissant de lune.

Le ciel était lugubre, même de jour, calciné par de gros nuages. C'était un de ces temps terribles de la nature qui donnait l'impression que des forces obscures étaient à l'œuvre.

À l'instant où une énième bourrasque soufflait une salve de gouttes sur ma figure, une présence nous surplomba et Phiale atterrit lourdement entre nous. La terre émit un bruit mouillé sous ses serres.

— Le ciel présage une nuit claire, affirma-t-elle en prenant soin de rabattre sa pélerine sur ses ailes ; et me lançant un regard comme si elle avait noté mon anxiété : Pour l'heure, la mauvaise visibilité ne joue pas nécessairement en notre défaveur. Un ennemi aurait bien du mal à nous repérer dans de telles conditions, surtout s'il ignore quoi chercher.

Je lançai un regard morose autour de nous. Le brouillard semblait avoir aspiré toute vie. Il n'y avait pas la trace d'un gibier ; même les insectes s'étaient tus.

L'après-midi déclinait quand nous quittâmes la futaie de Faucheurs pour rejoindre une piste à l'écart de la route. Je distinguai alors les contours d'une forêt qui semblait se tapir dans des nuées plus denses au loin. Sendo baissa rapidement la tête en murmurant une prière.

— Je perçois une énergie étrange, dis-je, cherchant mes mots. La nature a l'air... folle.

— Étrange ? me répondit Sendo en tournant vers moi sa blême figure dévorée par l'ombre de sa capuche. Dites plutôt maléfique. Ce que vous désignez ne sont rien d'autre que les Bois Maudits. La demeure des Sœurs Grises et de Cernunnos.

— Qui est Cernunnos ?

— Une créature très ancienne, faite d'ombres et de murmures, qui régit cet endroit, répondit la voix claire d'Azelor ; il se tenait si près de moi que je pouvais sentir la chaleur qui se dégageait de son épaule. On raconte que sa forme change selon celui ou celle qui la regarde.

Un coup de vent glacial dissipa momentanément le voile de brume, révélant à la lisière du dédale des formes arachnéennes et fugitives et des arbres qui... Dana ! Un grand frisson passa sur ma nuque. Des arbres qui semblaient des visages sculptés en éternelle agonie. Phiale frémit légèrement et les sourcils inquisiteurs d'Azelor se resserrèrent un peu plus.

— Ceux qui entrent dans les Bois Maudits n'en ressortent pas, murmura Sendo d'une voix fuyante, comme s'il craignait d'éveiller les forces qui sévissaient de l'autre côté. Certains font tribut de sacrifices dans l'espoir d'être épargnés. Regardez l'aspect des arbres : les feuilles manquent et les troncs sont grêles. La forêt a faim. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'elle vienne moissonner des vies. Mais venez, dit-il en secouant la tête, éloignons-nous de cet endroit ; il y a là une énergie qui me met mal à l'aise.

Les bras croisés, j'enveloppai d'un dernier regard la muraille sinistre des bois avant d'emboiter le pas au groupe.


Le jour finit par s'assombrir. Le soleil avait disparu derrière les crêtes de l'horizon quand nous fîmes les préparatifs d'usage pour passer la nuit. Nous avions établi le campement au milieu de terres incultes, sous l'abri de rocs qui s'élevaient dans la campagne rase. Tout en mangeant un repas composé de racines crues et de nos restes de viande, Phiale nous fit réviser le plan.

Lorsque tout fut dit et par trois fois répété, la pression diminua. Les muscles et les visages se relâchèrent au coin du feu. Les trois partenaires se mirent à deviser comme si demain était sans importance. Non..., remarquai-je alors qu'une pointe de jalousie m'étreignait. Pas partenaires : amis. Les flammes jetaient de chaudes lueurs sur leurs bouches étirées par des sourires et des confidences à voix basse.

Que n'aurais-je pas donné pour vivre un dernier instant comme celui-ci...

Au bout d'un moment à ressasser seule dans mon coin, je sentis sur moi la fixité d'un regard : celui de Sendo, dont les noires prunelles semblaient attendre quelque chose.

— Mes ancêtres sont allés visiter l'autre monde, dit-il incidemment. Ils font partie de ceux qui sont revenus. Quand j'étais enfant, mes parents nous racontaient des histoires avant de nous coucher.

— Quel genre d'histoires ?

— Des histoires à propos d'un monde où l'anima ne s'écoule ni dans l'air, ni dans les rivières, ni dans le sol. À propos de vastes forêts silencieuses et de paysages sans couleurs. Ils me parlaient aussi des humains, poursuivit-il avec une expression méditative. Ce peuple surprenant qui a bâti avec ses mains ce pour quoi nous nous sommes aidés de la magie, et capable de dompter son environnement par sa seule ingéniosité.

— Vos ancêtres avaient-ils une apparence comme la vôtre ? lui demandai-je. Parce que vous ne passeriez pas inaperçu.

— Vraiment ? fit-il, l'air très étonné. Ma foi, je dois vous croire sur parole, je n'ai jamais rencontré d'humain.

— Je leur ressemble beaucoup, même si la couleur de mes cheveux est plutôt rare là-bas, expliquai-je tout en lissant pensivement ma tresse. Vous aussi, vous le pourriez si vous n'aviez pas cet aspect si... lunaire.

— « Lunaire », répéta Azelor en retroussant légèrement ses lèvres.

Sendo se pencha sur ses coudes tout en m'observant. Le feu éclairait par saccades son visage aux traits réguliers, encadré de mèches métalliques.

— Accepteriez-vous de me faire voir ? s'enquit-il. Le monde humain ?

— Oh, pourquoi pas mais je ne suis pas bien douée en dessin...

Alors que le sourire finaud d'Azelor s'élargissait, Phiale émit un rire étranglé. Mais cette dernière s'interrompit en remarquant mon regard, se racla la gorge et gratta d'un air penaud le coin de sa bouche.

— Je pratique la magie de l'esprit, répondit Sendo, tout aussi amusé. Cela signifie que je suis capable d'entrer dans votre esprit. Je peux voir votre monde à travers vos pensées.

Mes sourcils se froncèrent.

— D'accord. Dans ce cas, que dois-je faire ?

En silence, le jeune homme contourna le feu où craquaient de menus branchages et me tendit sa main. Quand je lui eus concédé la mienne, ses longs doigts déliés se refermèrent dessus. Sa peau diaphane était curieusement chaude, comme un rocher laissé trop longtemps au soleil. Sendo noua alors un ruban aux fils d'argent autour de nos deux poignets.

— Laissez votre esprit vagabonder dans vos souvenirs, expliqua-t-il, son sérieux retrouvé. Vous sentirez comme une présence ; ne me barrez pas l'accès.

J'acquiesçai d'un mot, puis lentement abaissai les paupières. J'eus l'impression qu'une brèche s'ouvrait dans des failles de ma conscience, s'élargissait pour laisser s'introduire une présence étrangère ; un condensé d'énergie, l'anima dans sa forme la plus pure, sans consistance ni visage, mais je comprenais qu'il s'agissait de Sendo. Ma mémoire s'attela à fouiller dans des zones reculées de mon esprit. Des souvenirs saisis au vol se dégagèrent, de plus en plus nets : mon trajet quotidien vers l'hôpital, la boulangerie où j'achetais mon pain, le parc où je courais lorsqu'au printemps s'éveillaient les couleurs.

L'énergie observait avec un calme retrait, comme par-dessus mon épaule, les allées de bitume où s'embouteillaient les voitures, les poteaux d'acier et les épais panaches de fumée blanche crachés par les gigantesques cheminées de l'industrie nucléaire. Elle dériva dans le flot de mes souvenirs jusqu'à ce que je n'eusse plus rien à lui montrer ; alors sa présence s'estompa et finit par se retirer complètement.

— N'est-ce pas étrange ? prononça Sendo d'un ton songeur lorsque j'ouvris les yeux, la tête me tournant légèrement après cette intrusion dans la lumière intime de mon esprit. Comment pouvons-nous avoir tant de points en commun ? Et d'ailleurs, pourquoi nos mondes communiquent-ils entre eux ? La Source est-elle vraiment étrangère à la création de votre civilisation ?

Pour la première fois, je me mis à considérer sérieusement cette hypothèse ; mais celle-ci mettait au jour tant de questions monstrueusement vertigineuses que je préférai m'en tenir là pour ce soir.

— Montrez-moi quelque chose en retour, réclamai-je plutôt.

Ma requête ne sembla pas l'étonner outre mesure ; après tout, n'avait-il pas pénétré mon esprit ? Sendo inclina la tête de côté et garda un long moment ses yeux soudés aux miens.

Au bout de plusieurs minutes où le silence fut plus que complet, Azelor cessa de tisonner le feu pour nous dévisager tour à tour.

— Qu'est-ce que tu lui mets dans la tête, Sendo ? demanda-t-il en plissant les yeux.

Le concerné et moi échangeâmes un simple sourire de connivence.

— Je ne crois pas avoir déjà entendu parler d'un tel pouvoir chez les mages de Cérule..., fis-je observer tandis qu'il dénouait le ruban qui avait servi de pont entre nous.

— En effet, ma famille est pionnière dans ce domaine. Ma mère et ma sœur voyagent depuis des années au sein des camps Faucons pour enseigner cette capacité à d'autres. Jusqu'à présent, nous avons réussi à garder ce pouvoir secret.

— Pouvez-vous... forcer l'esprit de quelqu'un ? demandai-je avec circonspection.

Les yeux voilés de Sendo m'accordèrent un rapide regard, mais je n'y trouvai aucun jugement comme s'il s'était attendu à la question.

— Non. Pour le moment, la coopération de l'autre est indispensable. Mon pouvoir fonctionne sur un principe de réciprocité. Autrement dit, je suis dans l'incapacité de m'introduire dans l'esprit de quelqu'un qui ne m'en a pas donné l'autorisation.

— Nombreux sont ceux qui donneraient cher pour mettre la main sur un tel pouvoir.

— Je sais ce que nous risquons, répondit-il avec une franchise un peu brutale. L'Ordre serait le premier à nous traquer si nos capacités venaient à se répandre. (Son expression se durcit.) J'aime mieux mourir plutôt que finir entre les griffes de ces ordures.

Si je partageais son sentiment, l'entendre exprimer une pareille issue m'attrista. Phiale et Azelor contemplèrent l'un comme l'autre le crépitement du feu sans rien ajouter.

À cet instant, une étrange sensation d'être observée attira mon attention. Dans l'ombre d'un buisson à proximité du camp semblait se dissimuler un animal. De taille moyenne, très bas sur le sol comme s'il rampait, je n'apercevais de lui que distinctement une paire d'yeux bleus en fentes qui luisaient à la manière de deux saphirs. Avant que je pense à en aviser les autres, les mystérieuses prunelles clignèrent une fois, puis l'animal fila dans un craquement de brindilles et ne revint pas.


Une heure plus tard, je regardais le ciel indigo, les jambes croisées l'une sur l'autre.

— Demain est une journée importante. Tu ferais mieux de dormir.

La voix était celle d'Azelor ; du premier tour de garde, il avait franchi la barrière de son cercle et se tenait immobile derrière mon dos. Je renversai la tête pour lui sourire.

— Je profite un peu de ce ciel étoilé. Les nuits sont moins spectaculaires à Grand-Fissure.

Il s'assit à côté de moi. Pendant plusieurs minutes, nous n'entendîmes que le feu crépiter et les petits insectes striduler dans la nuit.

— J'aime penser qu'un jour, peut-être bientôt, les Faucons pourront avoir cette vue-là autant qu'ils le voudront, dit-il à voix basse.

Mon regard tomba sur son profil dont l'expression s'était faite contemplative. Lui comme les autres n'avait jamais été complètement libre ; ce qui aurait dû être une norme était encore un privilège pour lui. Et ils étaient encore si nombreux à attendre que l'obscurité se dissipe... Émue par l'humilité de son souhait, ce fut ensuite les yeux clos que j'offris mon visage aux caresses du soir.

— Et il y a aussi le contact de la nature endormie, repris-je en laissant rêveusement s'étirer mes lèvres. C'est si apaisant, tu ne trouves pas ?

Il eut un vague geste d'acquiescement. Par la nature de sa magie, il pouvait comprendre ce lien mieux que la plupart des personnes.

Le mage détendit les épaules, s'autorisant à profiter de la douceur du soir, puis il exhala un long soupir. Lorsque je tournai la tête dans sa direction, je vis qu'il avait plongé le regard dans l'épaisseur de la nuit.

— Je n'ai pas exagéré, tu sais, laissa-t-il entendre avec un effort visible, quand je t'ai dit que les opérations à Septrione nous ont causé de lourdes pertes...

— Arrêtons de nous disputer deux minutes, le coupai-je, exaspérée. Ce qu'on s'apprête à faire rendra un grand service aux Faucons. Et puis...

— Je n'avais pas terminé.

Après avoir fouillé dans sa bourse, il sortit un minuscule paquet emballé dans des feuilles de viorne. Il tira sur le nœud de la ficelle, révélant dans le creux de sa main une bille à l'enveloppe noirâtre : de la cicconite. Ma bouche s'arrondit mais il ne me laissa pas le temps de parler.

— Première règle : évite de le manipuler à mains nues ou tu pourrais avoir un pied dans la tombe avant même de le vouloir. Deuxième règle : le moment venu, il faut croquer à pleines dents. De cette manière, le poison met cinq secondes à agir. Il paraît que c'est douloureux. Ton pouls s'accélère et s'emballe, ta vue se trouble et le sang incendie tes veines jusqu'à ce que l'asphyxie t'emporte ou que ton cœur ne puisse plus supporter la charge.

Il rabattit soigneusement les feuilles et me tendit le paquet.

— N'en parle à personne, ajouta-t-il à voix basse, pas même à Vixe.

— Pourquoi as-tu changé d'avis ? demandai-je, troublée.

— Parce que je n'aimerais pas que quelqu'un me prive de ce choix. Tous les Faucons ont une porte de secours. Il n'y a pas de raison que tu sois une exception. Tu fais partie des nôtres désormais.

Je ne sus quoi répondre dans l'immédiat, fixant ce petit bout de toxine avec un mélange d'étonnement et de confusion. Sans doute Azelor dut-il se méprendre sur la raison de mon mutisme car sa main s'empara brusquement de la mienne.

— Ne me fais pas regretter de te l'avoir donné, murmura-t-il avec gravité. La liberté n'est pas dans la mort. Tu dois vivre. C'est la troisième règle.

Mes yeux se levèrent sur lui et, l'espace d'un battement de cœur, la tristesse singulière que j'entrevis dans les siens me fit frissonner. J'observai avec une attention nouvelle les traits de son visage tandis que je prenais conscience de la portée de son geste. Je l'avais mal jugé. Lui qui avait affecté l'indifférence, il avait au final tenu compte de mon appel. Les mots me manquaient pour lui signifier ma reconnaissance.

Son regard vert se voila d'une émotion que je ne parvins pas à définir, et une pointe de chaleur se logea au creux de mon ventre. Je devais reconnaître qu'Azelor était beau et qu'il y avait en lui – dans la fierté de ses pommettes, dans l'étincelle indomptable de ses yeux – un charme indéniable qui, en d'autres circonstances, ne m'aurait pas laissée insensible.

Tout à coup, le hululement tout proche d'une chouette résonna dans la nuit. D'une seconde à l'autre, le regard du mage recouvrit sa lucidité ; le coin de sa bouche se crispa, une infime contraction rapprocha ses sourcils constamment sur le qui-vive, et il détourna le regard avant de lâcher ma main comme si je l'avais brûlé.

Je marquai ensuite un silence en regardant l'enveloppe sombre de la capsule qui luisait entre les feuilles.

— Combien de temps est-ce que tu comptais attendre avant de venir me chercher s'il n'y avait pas eu l'Étang de Rêves ? demandai-je alors.

Il n'avait jamais été bien loin et, surtout, il m'avait vue. Vue dans mon pire état, blessée, dévastée. Surpris, Azelor serra les mâchoires et contempla le dos de ses mains jointes.

— Honnêtement, je ne sais pas, répondit-il d'un ton voilé. J'avais l'impression que tu n'étais pas prête. J'ai songé à me montrer plusieurs fois mais... Tout était plus facile quand tu étais de loin, admit-il après une hésitation.

Quand j'étais davantage une mission qu'une personne. Quand il ne pouvait réellement m'atteindre. Je fis rouler un lacet de mes chaussures entre mes doigts.

— Et maintenant, tu penses toujours que c'était plus facile ?

— Honnêtement... ça dépend des fois, admit-il avec le petit sourire oblique qui m'était désormais familier.

Je le regardai sereinement en songeant que notre relation avait suivi un chemin que je n'aurais jamais cru possible à nos premières rencontres. Comme la nuit avançait, je me mis debout, signalant la fin de cette conversation, la précieuse cicconite serrée dans mon poing.

— Merci, Azelor, prononçai-je avec résolution. Tu ne le regretteras pas.

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