13.1 - Brouillard du soir


          Un air glacial emplit mes poumons lorsque j'émergeai à la surface. Dehors, le ciel était encore opaque. Si la brillance des étoiles avait déjà pâli, les vestiges d'une lune cornue se détachaient encore de la voûte et s'éteignaient lentement au point du jour.

Azelor s'était avancé au bord de la falaise ; son arc puissant à l'épaule, il observait le paysage d'un visage solennel. Je laissai derrière moi la sortie des grottes pour me ranger à son côté. De là, on voyait le bleu profond, presque noir, décroître jusqu'à l'horizon où poignait le liseré flambant de l'aube. Une soudaine humilité prit mon cœur en étau tandis que les lueurs du jour se déversaient lentement sur les terres. Dire que nous nous tenions là, tout petits que nous étions, mortels, vulnérables, faits de chair ! Nous nous tenions sous le ciel immuable, sensibles à la morsure du temps, pendant que la froideur matinale transformait chacune de nos exhalations en un souffle vaporeux.

— Sache que je n'approuve rien de tout ça, Kaly, me dit-il gravement.

— Qu'importe, j'y vais quand même.

Azelor n'ajouta rien. Il garda ses yeux verts sur le tableau des aurores jusqu'à ce que tout le monde fût sorti des grottes.

Le moment était venu de mettre le plan à exécution ; il nous faudrait six jours de marche afin de rallier l'Ordre du Nord. Un sentiment d'exaltation s'infiltrait dans mes veines, un fiévreux désir de riposte et de vengeance. Je voulais que l'Ordre me voie. Que Seth me voie. Qu'ils connaissent la valeur de ce qu'ils avaient perdu.

Mais aussi, ce jour signait celui où j'allais reprendre le flambeau de Tartoth.

— Bon ! en ce qui me concerne, je prends le raccourci, annonça Phiale d'un ton allègre pendant qu'Azelor et Sendo s'engageaient sur le chemin escarpé de la falaise. Je vous dépose ?

Il me fallut plusieurs secondes pour comprendre la nature de sa proposition. Ses ailes aux plumes moirées de brun et d'ocre frémissaient au-devant des dernières étoiles.

— Seulement si vous promettez de ne pas me lâcher, répondis-je avec prudence.

Elle éclata d'un rire chaleureux. Une lueur d'espièglerie brillait dans ses yeux bistres mais elle s'inclina dans une courbette qui était le modèle même de la chevalerie, et d'une voix profonde, déclara :

— Jamais je n'oserais, ma dame.

— Bien... Hm, très bien.

Lorsque j'avançai vers elle, regrettant déjà ma décision hâtive, la harpie esquissa un sourire charmeur et m'ouvrit les bras. Elle attendit que je m'y fusse réfugiée et prit soin d'obtenir mon assentiment avant de refermer ses mains autour de ma taille. Chacun de ses gestes à mon égard était empreint de respect. Son corps dur n'était pas complètement dépourvu de formes féminines. Elle sentait la pluie et l'orage, l'idée que je me faisais de l'odeur des nuages. Je ne pus retenir un hoquet d'émerveillement lorsque ses ailes se déployèrent face au vent ; puissantes, magnifiques. L'immense joie que recelaient ses yeux témoignait de son envie de plonger dans l'abîme tête la première ; cependant, elle me souffla un « Accrochez-vous », ses ailes se soulevèrent avec douceur et elle prit son envol légèrement, comme un avion de papier pris dans le vent.

La descente fut si délicate, si graduelle - et je n'en avais rien vu, les yeux clos et cramponnée comme j'étais au cou de la harpie - que je fus surprise de sentir à nouveau la terre ferme sous mes pieds.

L'étreinte de Phiale se desserra, et je remarquai le bref soupir qu'elle poussa et le frémissement involontaire de ses ailes comme si ces dernières résistaient à l'appel du ciel. Tout à coup, une question incongrue me vint :

— Êtes-vous en possession de toutes vos plumes ?

Phiale se figea, la tristesse teintant son sourire, et je m'en voulus d'avoir amené le sujet.

— Oui, répondit-elle avec une raideur qui ne lui ressemblait guère, avant de rectifier : La plupart du temps. Il m'est arrivé de les céder lorsque je me suis retrouvée immobilisée à cause de sales blessures. Mais la Source sait combien j'ai détesté cela...

Une sombre émotion passa dans ses yeux. Puis son visage changea du tout au tout et elle se détourna pour agiter crânement sa main en direction des deux hommes toujours aux prises avec les obstacles sur le flanc de la muraille. À distance, Azelor s'arrêta sur une étroite corniche pour lui répondre par un odieux geste dont je tairai la grossièreté. Phiale le reçut de bon cœur. Nos compagnons eurent tôt fait de nous rejoindre et le groupe se mit en marche.

Un soupir de plaisir m'échappa lorsque mes pieds rencontrèrent la consistance des terres fertiles. Nous avions laissé derrière nous les immenses géants de pierre et traversions la lande vaporeuse par laquelle nous étions arrivés le premier jour, garnie de bruyères et crevée de pointes de rochers blancs encore recouverts par l'ombre des falaises.

Nous gagnâmes rapidement un bois touffu dans lequel nous nous enfonçâmes et ne ralentîmes qu'une fois certains d'être à l'abri sous le feuillage dense des aïeux de la forêt.

Un temps d'adaptation me fut nécessaire afin de calquer mon rythme sur le groupe, sans compter que je ne cessais de me tortiller, mal à l'aise. Any et Phiale m'avaient convaincue de porter le corsage en orichalque qui m'avait été confectionné à Cérule par l'expertise de Jagga, soutenant qu'aucun de leurs équipements, même volés, ne m'assurerait meilleure protection. Malgré mon assentiment, je subissais son poids comme une punition. Le contact du métal éthéré sur ma peau me révulsait. Je me souvenais de l'habileté de Seth à en dénouer les lacets, de l'ardeur avec laquelle il m'en débarrassait lors de nos rares heures d'oubli. Un goût de sang envahit ma bouche tandis que je me mordais la langue. J'aurais voulu me purger de l'Ordre, effacer toute trace de mon passage parmi eux. Car cette nostalgie, cette douleur qui me frappait lorsque je regardais les visages nouveaux qui m'entouraient, je n'en voulais plus.


Ainsi débuta l'expédition vers Septrione, et elle fut pour moi une toute nouvelle expérience. Au contact du groupe, j'appris à perfectionner les principes auxquels les Faucons devaient leur survie et qui sont la prudence, l'attente et la discrétion. Ils m'enseignèrent comment exploiter les tressaillements de la nature : marcher sur le rythme des bruits animaux, accélérer dans un battement d'ailes, imiter les trilles fluets des petits habitants de la canopée. Cela me venait de manière innée, comme un enfant dont les jambes s'accélèrent une fois goûtée à l'ivresse des premiers pas - un avantage gagné, soutenait Azelor, du lien qui m'unissait à la Terre.

Économes de paroles, nous partions le jour naissant, cherchions la sécurité des terrains couverts et difficiles d'accès, fuyant les éclaircies comme les créatures honnies que nous étions. Le soir venu, nous nous réchauffions auprès d'un feu dont la lueur était précieusement gardée par la magie d'Azelor. Nous étions cependant contraints à des dîners de provisions froides. Si le Faucon pouvait agir sur la lumière, ce n'était pas le cas pour le bruit ni l'odeur. Loin des routes et des habitations, l'Ordre n'était pas l'unique ennemi à craindre...

Le voyage se déroulait ainsi sans heurt lorsque, sous le haut soleil matinal du troisième jour, une brusque décharge d'énergie me prit au dépourvu.

Pendant que les autres remplissaient leur outre au gué d'une rivière, je retirai ma main d'un tronc d'arbre avec un sursaut.

— Un problème ? me questionna Azelor qui m'avait rejointe en deux bonds.

— Il y a... du Cristal de Fal dans les parages, répondis-je, la poitrine barrée par un accès de nostalgie.

— Sainte Mère ! se fit entendre Phiale avec une mine ébahie. Votre Don est aussi impressionnant que le suggérait la rumeur, constata la harpie qui jetait inutilement ses yeux autour d'elle comme pour confirmer mes dires. Un vrai détecteur de cristaux ! Je comprends mieux pourquoi l'Ordre est si attaché à vous.

Azelor lui lança un regard dont l'intensité m'échappa avant de reporter son attention sur moi. Il sembla réfléchir un instant, puis ses mains à demi-gantées déplièrent la carte entre nous.

— À quelle distance l'estimes-tu ? m'interrogea-t-il.

— À moins d'une lieue vers l'ouest, indiquai-je vaguement. Cela nous ferait à peine faire un détour.

Phiale suggéra d'aller y jeter un œil, ce qu'Azelor accepta. C'est ainsi que nous dénichâmes un fragment de cristal simplement pris au piège dans un rocher poreux. Un rire jaune me gagna quand je repensai à toutes les mésaventures qui avaient jalonné notre chemin au temps où j'avais fait équipe avec l'escouade. Oh, Falias ! Falias se jouait bien de nous !

Au crépuscule, le camp fut établi. Azelor disparut en un clin d'œil pour marauder on-ne-sait-où. Pendant que les autres exécutaient leur besogne, je m'appliquai à tracer un cercle défensif pour nous prémunir contre d'éventuelles embuscades. Phiale venait d'envoyer Sendo en patrouille quand je vins à mon tour lui demander mes instructions.

— Reposez-vous sans crainte, me tranquillisa-t-elle d'un ton qui, quoique poli, sonnait avec fermeté. Nous nous chargeons du reste.

Je décidai de ne pas insister et m'emmitouflai à contrecœur dans une couverture en observant le brasillement du soleil derrière les collines. Des ancolies sauvages se recourbaient à l'annonce du soir, frileusement enveloppées sous leurs pétales duveteux.

Phiale fit tranquillement un état des lieux des alentours avant de prendre place à côté de moi.

— Ça va, vous n'avez pas froid ? me demanda-t-elle avec sollicitude. Il est plus prudent d'attendre le retour de notre mage pour lancer un feu.

— Hm-hm, répondis-je en secouant la tête.

— Le vent nous est favorable. Nous devrions pouvoir nous faire cuire un bon dîner pour cette fois. J'en salive d'avance !

Comme je me tenais silencieuse face à l'horizon, son sourire se fit crispé.

— Je vous sens... frustrée de ne pas être mise à contribution, remarqua-t-elle.

— C'est le cas, je l'admets. Je sais ce que... je représente pour l'organisation mais toutes vos précautions me mettent mal à l'aise. Je ne crois pas mériter un traitement de faveur. C'est Tartoth qui a permis aux Faucons de se reconstruire, et c'est grâce à elle que le parti lutte toujours à l'heure où on se parle. Je n'ai rien fait de tel. (Je haussai les épaules.) Je ne suis que sa fille.

— Détrompez-vous. Votre défection est un acte tout aussi symbolique à nos yeux. C'était une décision courageuse qui vous obligée à tourner le dos à vos repères, à vos amis... ainsi qu'à l'homme que vous aimez. J'en ai entendu parler, Kaly, comme d'autres, poursuivit-elle en se penchant tandis que je l'observais avec une sourde angoisse à cette évocation. La Sang-Premier, compagne du Bras de Fal et capitaine des paladins d'Asraell. Croyez-moi, je sais ce que vous ressentez.

— Vous êtes passée par là aussi, devinai-je, la gorge serrée.

Son regard fit face au vide et un triste sourire flotta sur ses lèvres comme si elle revivait un tendre souvenir d'une époque révolue.

— Ma mère, commença-t-elle d'une voix rauque, me disait autrefois que, si l'on poursuit un but, on doit faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l'atteindre. Quoi qu'il en coûte. Mais que la Source nous damne ! le coût peut être si élevé parfois...

« Quand j'ai compris que l'Ordre n'était pas l'institution en laquelle je croyais, j'ai longuement hésité sur la marche à suivre. Vous savez, je ne suis pas une héroïne ; je n'ai pas fugué du jour au lendemain. Pour être honnête, je pensais pouvoir continuer à faire la sourde oreille. Mais un matin, je me suis réveillée et j'ai su que je ne pourrais jamais plus me regarder dans une glace si je continuais à servir cet ennemi à cause duquel mon peuple avait péri.

Ses ailes se replièrent dans son dos. Elle observa ses mains jointes.

— Alors j'ai fait un sacrifice pour servir mon but, comme vous avez dû en faire un à votre tour. Et parce que vous avez fait un sacrifice pour nous, nous sommes honorés de vous rendre la pareille.

— Un sacrifice..., soufflai-je, touchée par la justesse de ce mot.

Phiale tourna son visage face au mien. Ses yeux sombres scintillaient comme la nuit ponctuée de milliers d'étoiles au-dessus de nous.

— Chacun a un rôle à jouer dans la trame qui se dessine, reprit-elle d'une voix douce. Je crois que nous sommes tous importants, bien qu'à diverses échelles. Vous n'avez pas décidé de devenir ce symbole qu'il nous incombe de protéger, mais c'est ainsi que les choses sont. Nous, nous vous avons choisie.

Alors que je puisais un peu de force de ses paroles, Phiale se frotta la nuque avec embarras.

— Et je suis désolée pour ce que j'ai pu dire tout à l'heure, ajouta-t-elle en grimaçant. Loin de moi l'idée de vous réduire à un détecteur de cristaux. C'est seulement que j'en ai été surprise ; vos pouvoirs m'épatent de jour en jour !

J'observai son visage brave et volontaire, dont la mélancolie ternissait l'expression.

— Pensez-vous, hésitai-je, que nous puissions être amies ?

Une ombre se dessina dans l'obscurité et la silhouette encapuchonnée d'Azelor refit surface à l'orée du camp. Son arc était tenu dans son poing gauche ; sa main libre laissait pendre par les pattes deux proies pas plus grosses que des écureuils. Tout en écartant ses lèvres, Phiale se pencha vers moi et souffla sur un ton de confidence :

— Oh, voyons ! j'ai su que nous le serions depuis le moment où vous avez amoché cette grande gueule.

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