10 - La 𝑚𝑒𝑚𝑜𝑒̈𝑟


— Écoute, Hip, expliquait Vixe d'un air d'importance devant mon familier qui l'observait curieusement, assise sur son arrière-train, je t'aime bien mais on ne se connaît pas beaucoup toi et moi. Or, tu comprends, ce biscuit est peut-être le dernier que nous...

Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase que Hip lui chaparda ledit biscuit et fila se cacher dans un buisson au grand dam de Vixe. J'éclatai de rire en serrant mes côtes douloureuses. Azelor ouvrit la bouche avant de se mordre la lèvre comme s'il s'empêchait d'en faire de même ; puis, retrouvant son sérieux, il pointa du doigt le lutin :

— Je peux savoir ce que tu fiches ici, toi, au fait ?

— Mêle-toi de tes affaires. C'est pour Kaly que je suis là, rétorqua Vixe en le toisant par-dessus son épaule avec un rictus frondeur. Je suis sûr qu'elle ne peut pas supporter tes sautes d'humeur incessantes !

Je fus tentée d'appuyer ses dires, néanmoins je me retins en voyant l'expression ferme du Faucon concerné. Celui-ci d'ailleurs croisa les deux bras sur sa poitrine.

— Eh bien, ne va pas croire que tu pourras nous coller comme ça tous les jours. Tu as de la chance qu'on ne travaille pas la traversée aujourd'hui.

Haussant un sourcil outrageux, Vixe eut le toupet de lancer :

— Ah oui ? Et pourquoi toi, tu ne retournerais pas tranquillement vaquer à tes affaires à Grand-Fissure ?

Il ne fallut pas d'autre provocation de sa part pour qu'Azelor vînt le culbuter et le maîtriser en une clé de bras.

— Voilà pourquoi, arrogant petit lutin !

Vixe hoqueta d'indignation et s'ensuivit une bagarre puérile dont j'aime mieux taire les détails. Tout en revenant au façonnage de mon golem, je ne pouvais me retenir de jeter des coups d'œil dérobés à mon ami comme pour m'assurer de sa présence - de sa véritable présence ici.

Tapie dans les fourrés, Hip se régalait de son biscuit, très attentive aux interactions qui se jouaient devant elle.

La structure du golem achevée, je puisai dans mon pouvoir et projetai ma volonté vers lui. Le corps inanimé s'ébranla et il fit deux pas vers l'avant. Hip s'en approcha sans la moindre crainte et lui tendit une branche de sa petite main griffue. Le geste du golem pour saisir cette dernière fut si brusque qu'il la brisa en deux.

Le pandora était reparti pour tenter de nouveau l'expérience quand ses yeux rouges se braquèrent soudain sur sa gauche. Une sorte de petit singe à peine plus grand qu'elle et à la fourrure sombre venait de soulever un tronc mort. Deux grosses scolopendres prises au piège se tortillaient en vain dans la main de leur prédateur.

Hip, qui avait dressé les oreilles, à l'évidence très intéressée par un nouveau repas, s'approcha en quelques bonds. Quand le singe grogna pour la tenir à distance, le pandora ne montra aucun signe de découragement. La créature, impatiente, commença à se hérisser mais le regard de Hip se mit à luire jusqu'à virer à l'écarlate. Petit à petit, les yeux de son adversaire se firent vitreux ; sa volonté le quitta ; il jeta un bref regard aux scolopendres agitées dans sa main avant d'abandonner son butin aux pattes de Hip qui s'empressa de les avaler avec gloutonnerie.

— Que la Mère nous protège tous ! siffla Vixe pendant que mon familier se pourléchait les babines avec contentement. Maintenant je plains vraiment celui qui osera vous contrarier, toutes les deux.

— Attention à toi, le prévins-je, te connaissant tu risques d'être le premier.

Azelor, qui s'était entre-temps approché de mon golem, l'examina attentivement.

— Pas mal, estima-t-il en se tenant le menton. Les proportions sont plutôt bonnes, et cette fois, il ne s'est pas effondré quand tu as été distraite. Voyons voir...

Il y eut un léger chuintement alors que le sabre du mage quittait son fourreau. Le golem tenta de lever un bras pour se protéger mais la lame passa au travers et sectionna le membre qui s'affaissa dans un amas de terre ramollie. Azelor se recula.

— Manque un peu de consistance, cela dit. Travaille là-dessus.

Je me remis donc à l'ouvrage et nous employâmes les heures suivantes à perfectionner ce pouvoir jusqu'à ce qu'Azelor, convaincu de sa solidité, n'osât plus risquer d'y abimer son acier.

En fin de matinée, je feuilletais tranquillement le grimoire en caressant le flanc de Hip lorsqu'approcha l'heure de rentrer. Vixe s'épousseta aux côtés d'Azelor qui rassembla ses armes.

— Attendez un instant, les arrêtai-je. Il y a une dernière chose que je voudrais essayer.

C'était un rituel nommé la memoër, commun aux magies de Terre et d'Eau, dont je n'avais pas encore fait l'expérience. Je reproduisis soigneusement le cercle de magie et m'assis sur mes talons, le grimoire ouvert devant moi. Mes mains tressautaient d'impatience, comme si ce que je m'apprêtais à faire revêtait une haute importance - et ce fut le cas. Une onde de pouvoir réchauffa mes veines quand je lus les paroles à voix haute.

Alors que mon énergie se transposait dans la création, le décor chavira et - je le jure - se retourna tout à coup ! Pourtant, au lieu de chuter dans les méandres d'un ciel à l'envers, je demeurai où j'étais, comme si la gravité avait perdu ses droits.

Quand je clignai des paupières, le monde était revenu à sa place : le ciel en haut et la terre en bas. Cependant, l'environnement avait changé. La verdure était pauvre et de lourds nuages obscurcissaient la forêt. Vixe et Azelor n'étaient plus là.

Je n'étais pas seule pour autant. Une toute petite fille se tenait devant moi. Rousse, habillée d'une robe de laine, elle jouait dans les branches d'un buisson.

Je me redressai, le souffle coupé.

— Kaly, laisse ces petits bourgeons tranquilles, dit une voix de femme amusée.

J'écarquillai les yeux en découvrant la nouvelle arrivante. Sa chevelure de feu sombre, à hauteur d'épaules, était domptée par deux tresses serrées qui dégageaient ses pommettes fières. Elle portait des habits simples, une tunique noire rentrée sous la ceinture d'un pantalon ample, mais l'aura écrasante qui émanait d'elle inspirait le respect.

Le visage d'une douceur marquée par l'amour, elle prit l'enfant dans ses bras. De sa main libre, elle dessina des formes qui prirent vie dans l'air. La petite rit en cherchant à les attraper, de son vrai rire d'enfant, sincère, gai et innocent.

— Maman, chuchotai-je.

— Tartoth ! appela une voix nerveuse vers l'arrière. Rentrez toutes les deux, je vous en prie. Je n'aime pas vous savoir dehors si longtemps.

À ce moment, le regard de la sorcière me traversa et il me foudroya sur place. Dans ses prunelles sans fond couvait une force à la fois tranquille et dévastatrice, comme le cœur d'un cyclone.

Mais de son côté la femme ne me vit pas. Elle ne me vit jamais.

— Tu sais que ta fille a besoin d'épanouir ses sens, chéri, dit-elle en passant à côté de moi. Toi mieux que quiconque, tu devrais être capable de le comprendre.

Elle s'adressait à celui qui était venu les chercher, cet homme au visage jeune, dévoré par l'inquiétude.

Rehad.

La petite fille babilla deux syllabes et tendit les bras vers son père. Le regard de Rehad s'adoucit. Il couvrit la joue rose de baisers et fit tournoyer l'enfant dans les airs. Elle rit aux éclats avant de tendre la main vers les ramages d'un arbre qui frémirent en réponse à son pouvoir. Rehad reposa l'enfant par terre. Son sourire avait disparu.

— Falias a été cruelle, murmura-t-il sombrement. Nous donner une enfant de la Terre quand nous sommes contraints à vivre sous la surface...

— Estime-toi heureux qu'elle n'ait pas hérité de sa grand-mère, répliqua Tartoth avec un sourire taquin. De cette manière, on pourra toujours la garder à l'œil.

Elle avait voulu faire preuve d'humour mais les poings de Rehad se serrèrent en réponse.

— Tu l'ignores. Et si cette vie... souffla-t-il d'un ton douloureux en regardant la petite tête rousse ; si cette vie ne lui suffisait pas ?

Tartoth se contenta de le dévisager. Rehad s'apprêtait à reprendre la parole quand...

Soudain, je pris une bouffée d'air comme si j'avais été retenue en apnée tout ce temps. De nouveaux arbres poussèrent jusqu'au ciel, le paysage se modifia, et il n'y eut plus que les visages inquiets de Vixe et d'Azelor penchés sur moi. Mon cœur cessa momentanément de battre. Non ! pensai-je. J'avais beau connaître la vanité de cette action, je m'agitai dans tous les sens, à la recherche de ceux qui un jour, dans une autre époque, s'étaient tenus ici.

— Wow, ça va ? me demanda Vixe qui, une main sur mon épaule, avait l'air très inquiet. Grande Dana, tu avais le regard vitreux et tu ne réagissais plus à rien ! Il s'est passé quoi quand tu as fait le rituel ?

Je secouai lourdement la tête, incapable de parler.

À notre retour à Grand-Fissure, je n'avais toujours pas prononcé un mot, cloîtrée dans mes pensées et dans les réminiscences poignantes que m'avait livrées la memoër. Vixe et Azelor avaient échangé à plus d'une reprise des regards concernés, sans toutefois poser de question.

Je les abandonnai dans le hall pour me précipiter au Commandement où l'on m'ouvrit les portes. Rehad y recevait Théléon et les deux hommes se turent abruptement à mon arrivée.

Le Premier Faucon m'enveloppa d'un long regard. Sans doute mon visage devait-il trahir mon désordre intérieur car il renvoya Théléon d'un geste impérieux.

— Désolée, balbutiai-je sans savoir ce que j'étais venue faire ici. Je... j'ignorais que...

— Tu ne me déranges jamais, me coupa sa voix calme.

Il resta où il était, derrière la table à côté de laquelle s'alignaient des sièges vides. Des cartes et des plans recouvraient les murs tout autour de lui.

— Qu'y a-t-il ? finit-il par demander, non sans inquiétude. Tu es mortellement pâle, ma fille.

— Je t'ai vu, annonçai-je doucement. Avec Tartoth. Dans un... un passé lointain.

Ses épaules s'immobilisèrent et il ploya l'échine, son regard fixé sur la table.

— Tu as donc découvert la memoër, fut sa seule réponse.

— Tu savais que ce rituel existait ? Pourquoi tu ne m'as rien dit ? Si j'avais découvert son existence plus tôt, j'aurais sûrement mis moins de temps à vous rejoindre...

— J'ai lu le grimoire, Kaly, dit-il en relevant la tête, et j'ai été le partenaire de Tartoth. Je connais ton potentiel, tes forces comme tes faiblesses, la sorcière que tu peux devenir. Néanmoins, je voulais que tu te construises un avis de la situation par toi-même. Maintenant, tu sais. Aurions-nous une raison de te mentir si tu as le pouvoir de visiter le passé ?

Le regard de Rehad m'effleura tout juste. Il baissa les yeux au sol d'un air rêveur.

— Quand ? murmura-t-il.

— Je pense que c'était... vers la fin. Tartoth m'avait emmenée près de la sortie est et tu étais inquiet. Inquiet, précisai-je, du présent comme de l'avenir.

Sa poitrine se fendit d'un soupir déchirant, à mi-chemin entre la douleur et l'amusement, et un pauvre sourire vint à ses lèvres. Il pensait toujours à Tartoth, elle lui manquait encore, désespérément, à travers les âges.

— Je suis désolée, repris-je en m'approchant de lui. Je n'aurais pas dû dire ce que j'ai dit l'autre fois.

— J'ai mes torts, Kaly, tu n'as rien à te faire pardonner. Quelles que soient les craintes que j'aie pu avoir, elles ne suffisent pas à justifier mes actes. Je n'aurais jamais dû t'écarter du Sidh, encore moins me séparer de toi. C'est mon erreur et je me dois de l'assumer.

— Mais je ne sais plus si je dois t'en vouloir ou non. Après tout, si tu ne l'avais pas fait, tant de choses se seraient passées autrement...

Je n'aurais pas rencontré ma famille, ni l'être humain, ni les partisans de l'Ordre. Or, je ne pouvais imaginer une réalité dans laquelle je ne les avais pas tous connus.

Si mes paroles semblèrent lui apporter un peu de soulagement, l'instant ne dura pas. Son front se rembrunit.

— Écoute-moi bien, dit-il gravement. La memoër est une magie hautement puissante. Les incursions dans le passé ne sont pas données sans contrepartie ; à la longue, elles dévorent ton esprit comme ta volonté. N'abuse pas de ce pouvoir ou tu pourrais rester prisonnière de la transe. Ta mère et moi, nous soupçonnons que c'est ce qui est arrivé à Celsea.

Je déglutis au rappel de la sensation de vide atroce que j'avais ressentie plus tôt, cette détresse poignante en comprenant que le souvenir me glissait entre les doigts. Le regard dur de Rehad quémandait mon approbation, que je fus forcée de lui donner.

Il me souhaita un bon repos ; et avant de quitter la pièce, je le vis tomber dans son habituelle morosité.


~ * * * ~


Je fus agitée les jours qui suivirent. Le visage de Tartoth me hantait, il manquait cruellement à mon quotidien depuis que je l'avais découvert. Je brûlais de me servir de ce pouvoir à nouveau mais les mises en garde de Rehad m'en dissuadaient. Tartoth était morte. Pourquoi avions-nous tous tant de mal à l'accepter ?

Après un tour aux récoltes, je me rendis en salle d'entraînement. Comme le matin était déjà bien avancé, il y avait du monde. Tous les ateliers étaient sortis et les combats faisaient rage.

Un malaise croissant me gagna à l'entrée de la caverne, car des images me revenaient de l'arène des paladins.

Je n'avais pas combattu depuis l'incident. Mon sabre était demeuré dans les bois tout comme le reste de mes affaires. Même pendant nos sorties, je ne glissais dans ma botte qu'un poignard qui était moins destiné à me défendre qu'un instrument de dernier recours, puisque je n'avais pas droit à la cicconite. Par chance, Azelor ne m'avait jamais demandé de comptes à ce sujet.

— Tu es venue ! se réjouit Vixe en se portant à ma rencontre ; un sourire sincère égayait son visage. Je me suis déjà échauffé mais on peut pratiquer quelques exercices ensemble si tu veux.

Ce que nous fîmes. Vixe, fidèle à lui-même, parlait de la pluie et du beau temps pendant que nous nous dépensions à la corde à sauter. Nous étions passés au gainage quand mes yeux trouvèrent, à l'opposé de la caverne, Azelor qui sautillait entre deux adversaires. Le Faucon combattait non pas à une arme mais avec un bâton dans chaque main. Son pied léger lui assurait esquives et virevoltes. Il avait beau être mince pour un guerrier, il n'en était pas moins vigoureux et sa rapidité sur le terrain lui conférait un avantage de taille.

Au bout d'un moment, Vixe et moi saisîmes des armes pour échanger quelques passes. Je ne me battais pas avec beaucoup de ferveur, mais il continuait de sourire : c'était un début.

— Dis, commença-t-il en éprouvant la solidité de ma garde.

— Oui ?

— Tu ne m'as toujours pas raconté pourquoi tu as réagi comme ça l'autre jour. Quand tu as utilisé ce pouvoir, tu sais... la memoër ?

Ma prise se desserra sur mon bâton, si bien que je faillis le lâcher quand Vixe le heurta de nouveau avec le sien. Mon ami arqua les sourcils.

— J'ai vu Tartoth et Rehad quand j'étais petite, lui confiai-je en taillant vers son flanc, un coup grossier qu'il esquiva sans mal. C'était... troublant.

— Oh là, oui, tu m'étonnes ! J'ignorais que c'était possible. C'est donc Rehad que tu es allée trouver après ça ?

J'opinai d'un hochement de tête et entrepris de tout lui raconter jusqu'aux détails de ma vision.

— C'est dingue de pouvoir revivre le passé ! s'extasia-t-il quand j'eus fini. Tu pourrais assister à toutes les choses que tu as manquées !

— En théorie. Rehad se méfie de ce pouvoir. Il m'a conseillé de ne pas utiliser ce rituel à tort et à travers...

L'air pensif, Vixe lança une attaque qui faillit me faire tomber à la renverse, ce pour quoi il s'excusa aussitôt, mais notre duel pathétique fut interrompu lorsque Phiale frappa fort dans ses mains au milieu de la caverne.

— Pause pour tout le monde ! cria-t-elle à la cantonade. Formez vos équipes, bande de fainéants, et que ça saute !

— Vos équipes ? demandai-je, surprise.

— Ça joue au fanion, je présume, avança Vixe en étirant ses épaules ; et se tournant vers Azelor qui se tenait à quelques pas de nous depuis un temps indéfini : Hé, Robin, tu te mets dans mon équipe ?

Ce dernier eut un sourire en coin.

— Je suis tenté de t'écraser mais je vais te faire plaisir pour cette fois.

Vixe venait de pivoter vers moi quand Phiale me fit signe de loin.

— Vous jouez ? me demanda-t-elle d'un ton aimable.

Je déclinai poliment l'invitation. Par chance, elle n'eut pas l'idée d'insister et me permit de quitter l'attroupement pour que j'aille m'asseoir sur un banc en pierre à l'abri de la foule. De là, j'eus ainsi tout le loisir d'observer de quoi il était question.

L' « assaut du fanion » était un jeu dans lequel s'affrontaient deux équipes adverses. À chaque début de partie, un drapeau était placé sur les bases respectives des deux camps et quelques joueurs étaient armés d'une balle de la taille d'un melon. L'objectif était de capturer le drapeau adverse et de le ramener à la base de son équipe. Les joueurs touchés par une balle étaient éliminés. Le seul moyen de rester en lice était d'en attraper une avant qu'elle nous touche - similairement à la balle au prisonnier. Si un drapeau était volé, il restait à sa place tant que personne n'entreprenait de le ramener d'un côté ou de l'autre. Cela demandait une grande cohésion et une solide stratégie d'attaque.

Vixe fut un des premiers à partir à l'assaut, une balle en sa possession. Il élimina dès le début un adversaire, se contorsionna pour éviter une frappe, louvoya entre les ennemis, protégés par ses alliés jusqu'à s'emparer du drapeau qu'un de ses camarades avait échoué à récupérer.

L'étendard flamboya dans sa main tandis qu'il fendait les rangs. Mais il n'avait pas fait dix pas que Phiale le frappa en plein dos. Avant d'être éliminé dans un grand cri théâtral, Vixe lança en l'air le fanion...

Azelor surgit et le récupéra d'une splendide glissade. Le mage s'étant relevé, il esquiva plusieurs assauts et lança son ballon qui percuta un de ses ennemis. Il parvint à en récupérer un autre et fit aussitôt un deuxième éliminé. Il sourit. Il était sur le terrain comme un poisson dans l'eau. Ses bras saillants étaient ceux d'un archer : modelés de muscles fins et secs, capables de tendre un arc avec promptitude et de propulser des balles à coups de gestes précis et véloces. Repliant étroitement ses ailes, Phiale se lança à sa poursuite.

Les voilà, ces héros inconnus de la surface qui luttaient pour l'avènement de la justice.

Je baissai les yeux et regardai mes ongles rongés jusqu'au sang.

Quel bien piètre emblème de la rébellion...

Azelor faisait des prodiges pour remonter le terrain et il était proche de sa base désormais. Soudain Phiale l'interrompit d'une balle qui rebondit avec un claquement si sonore que les spectateurs en eurent le souffle coupé. Azelor se contenta de frotter son abdomen en souriant et rendit le drapeau de bonne grâce. En même temps, l'équipe adverse marqua le point.

Ainsi se déroulèrent les manches jusqu'au compte de dix points. La première équipe à l'atteindre fut celle de Phiale.

La harpie complimenta chaleureusement son équipe. Après un temps d'échanges et de serrements de mains, Vixe et Phiale revinrent vers moi. Le lutin avait les joues écarlates et les cheveux ruisselant de sueur.

— Vous devriez jouer la prochaine fois, me dit Phiale, un grand sourire aux lèvres. C'est bien plus drôle que ça en a l'air.

Je lui promis que j'essaierais et elle s'éloigna féliciter le reste de son équipe.

— Ah, soupira amèrement Vixe à l'adresse d'Azelor qui nous avait rejoints au petit trot, je savais qu'être avec toi portait la poisse.

— Mon équipe a l'habitude de gagner, protesta le mage en dressant un sourcil accusateur. Comme par hasard, la seule fois où on perd, c'est le jour où tu nous fais la grâce de te ramener sur tes jambes minuscules !

Il écrasa sa main sur le visage de Vixe qui se dégagea en jurant.

— Bon, on boit un coup et on retourne à l'entraînement ? me demanda ce dernier.

— En ce qui me concerne, déclarai-je en levant les mains, je vais m'arrêter là pour aujourd'hui. Mais ne te prive surtout pas pour moi. Tu m'as l'air très motivé à rester.

— J'ai vu comment les paladins se battent. Dana ! je me suis même frotté à eux pendant presque un an. Si je veux avoir une chance de survivre, j'ai intérêt à mettre le paquet.

Et nous saluant d'un signe à deux doigts, il alla regagner le terrain dans la plus parfaite nonchalance.

Azelor, qui s'était assis près de moi, les coudes sur les genoux, le regarda s'éloigner, le visage grave. Les mots de Vixe semblaient avoir altéré son humeur autant que la mienne. Au bout du compte, peu importait de sauver les apparences : nous menions bel et bien une guerre.

— Qu'est-ce qui te tracasse ? finit-il par me demander.

— Tous les Faucons se battent depuis des années, dis-je en voyant mon ami soupeser une arme. Qui suis-je pour prétendre être votre emblème alors que je viens à peine d'arriver et que j'ai passé plus de temps à l'Ordre qu'ici ?

— Tu n'as rien à prouver aux Faucons. Mais peut-être que tu as besoin de prouver certaines choses à toi-même.

S'il lui arrivait de faire preuve de raillerie, une expression sérieuse habitait maintenant son visage. Nos regards se croisèrent et il se détourna pour essuyer son front d'un revers de main.

— Tu sais, reprit-il, même si le lutin ne m'avait pas caché votre amitié, je n'avais pas idée que vous étiez si proches.

— Le contexte s'y prêtait. On a tous les deux été élèves d'un même tuteur, Kreg, lui racontai-je avec une pointe de nostalgie en évoquant cette période. Vixe a été mon premier ami là-bas. Le premier à qui j'ai tout raconté de... ma vie d'avant.

Je soupirai.

- Quel incroyable concours de circonstances quand on y réfléchit. Tout porte à croire que mon destin était d'arriver ici, à Grand-Fissure, et pourtant c'est près de Cérule que je suis apparue. Si Falias est derrière tout ça, j'ai beau me creuser la tête, je ne comprends pas pour quelle raison elle m'aurait envoyée chez Malve.

— Je crois que la Source apprécie grandement l'ironie, répondit doucement Azelor.

Nous échangeâmes un regard sibyllin, chacun abîmé dans ses réflexions intérieures.

— Au fait, je voulais te dire que je m'absente, déclara-t-il après un intervalle. Seulement pour quelques jours. Les trois zigotos sont à court d'herbes pour leurs fortifiants et la demande urge un peu. J'aurai plus vite fait de régler ça qu'un autre.

Cette annonce me causa une drôle de déception. Je me rendis compte que nous n'avions pas passé une journée sans nous voir.

— Tu crois que tu vas survivre ? continua-t-il.

— De ne pas te voir ? Oui, merci.

L'un des coins de ses lèvres se rehaussa en un sourire narquois.

— Je faisais plutôt allusion au fait de ne pas sortir. Mais je constate que tu as déjà réfléchi à la question.

Je me contentai de répondre par un haussement négligent d'épaules. À l'instant où Phiale l'apostrophait, je me levai de mon banc, prête à quitter la caverne. Sa voix d'une profondeur troublante me rappela à l'ordre :

— Si je ne te revois pas d'ici là, n'oublie pas ce que je t'ai demandé, Kaly.

— Bien sûr, répondis-je tranquillement en me tournant juste assez pour le regarder. Tu n'as aucune raison de t'en faire.

Une lueur indéfinissable brilla dans ses yeux comme s'il pouvait lire le cheminement de mon esprit, mais cette lueur s'évanouit aussi vite qu'elle était apparue ; et alors lentement, très lentement, il esquissa un bref sourire de circonstance.

— Dans ce cas, à bientôt.

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