9 - Bourrasques


            Ce jour là, mon partenaire et moi courions côte à côte dans l'aube froide et grisâtre. Une nouvelle semaine avait filé, durant laquelle j'avais commencé à jongler entre la science et la formation militaire. Mon esprit demeurait tant accaparé par ces changements qu'il ne trouvait plus le temps de se consacrer aux pensées parasites ; et cela me convenait.

— Au fait, demandai-je subitement, comme la question me venait pour la première fois, comment est-ce que tu sauras si tu es accepté parmi les paladins ? Vous avez un genre... d'examen à passer ?

Vixe haussa les sourcils, un demi-sourire au coin des lèvres.

— Pourquoi, ça t'intéresse ?

— Pas vraiment. C'était plus par curiosité.

— Bah, tu n'as pas tout à fait tort, répondit mon camarade tandis que nous nous engouffrions dans un court tunnel creusé sous la ville, où la fraîcheur me tira un frisson. Contrairement aux soldats ordinaires, il paraît qu'on doit triompher d'une épreuve.

— De quel genre d'épreuve on parle ? Il faut tuer une hydre à mains nues ?

C'était dit avec humour mais Vixe ne le perçut pas de la même manière. Son regard était fixé droit devant lui.

— En fait, je ne sais pas, répondit-il sans sourciller. C'est quelque chose préparé exprès pour l'occasion. Je verrai bien quand ce sera mon tour.

— Tu pourras me raconter... si tu en ressors vivant.

— Non. Tout le monde sait que le contenu de l'épreuve est confidentiel, ajouta-t-il devant mon regard inquisiteur.

Nous revînmes à la surface derrière une ligne de bâtiments saumonés et j'affectai la surprise.

— Ah bon, tu connais le principe de la confidentialité, toi ?

Vixe me déséquilibra d'un coup de coude en réponse à mon offense, puis un grand sourire éclaira son visage.

— Franchement, tu serais étonnée !

Je fis semblant de me masser l'épaule, aussi gaie et légère que lui. Ces derniers jours, nos échauffements se passaient dans la bonne humeur. Si désastreuse qu'elle fût, la soirée à la taverne avait au moins eu le mérite de nous rapprocher. Cela me faisait du bien ; j'avais connu trop d'anxiétés et trop de larmes pour ne pas rire un peu.

Quelques minutes plus tard, les jardins endormis se profilaient devant nous.

— Qu'est-ce que tu faisais avant d'entrer dans l'Ordre ? le questionnai-je.

— J'aidais mes parents à tenir leur bijouterie, répondit-il d'une voix où perçait la nostalgie. C'est un commerce familial du côté de ma mère. Parfois, ça nous arrivait d'aller marchander dans les autres villes. C'était une vie sympa mais, tu sais, elle manquait un peu de piquant. Et à côté, l'Ordre lançait constamment des appels à la mobilisation. Alors j'ai tenté ma chance.

— Un fils de marchand, voilà qui ne m'étonne pas... Tu ne comptes pas reprendre la boutique un jour ?

— Oh, si, je pense ! Mais j'ai d'autres projets avant. Quand les Piafs seront tombés et que j'aurai accompli mes tâches en tant que paladin, j'aimerais partir un peu en vadrouille. Pourquoi pas explorer des ruines légendaires ou devenir chasseur de trésors pour un temps...

Je me concentrai sur le chemin en tentant de me représenter les objets de son rêve.

— Ou peut-être que je prendrai mon courage à deux mains et que j'irai faire un tour dans l'autre monde, qui sait, lâcha-t-il en haussant les épaules.

Son annonce me fit l'effet d'un coup de marteau.

— L'autre... monde ? répétai-je du bout des lèvres. Le monde des humains ?

Vixe hocha vigoureusement la tête et s'arrêta pour notre exercice de sauts couchés-debout, sans prendre garde à mon désarroi. Incapable de l'imiter, j'entendis tout à coup le tambour de mon cœur qui bondissait dans ma poitrine.

— Mais... je croyais qu'on ne pouvait plus y aller, dis-je le plus prudemment possible.

— Ce n'est pas une partie de plaisir, mais si. Tu n'as jamais entendu parler des portails ? s'étonna-t-il au milieu d'un saut.

— Les portails sont condamnés maintenant, insistai-je avec un débit de paroles incertain.

C'était ce que Persivell m'avait dit. Ce que Malve m'avait dit. Entre-temps, mon partenaire s'était remis au sol, les sourcils froncés.

— Quoi, qui t'a raconté ça ? C'est des conneries. Personne ne peut prétendre contrôler les flux d'Anima. Pas même la Bansidhe.

Le monde parut s'arrêter de tourner alors que la nouvelle se frayait un chemin dans mon esprit, comme une lame insidieuse se serait enfoncée dans un cœur. Et dans un éclair, je compris. Je compris que mon intuition avait été bonne depuis le début. Que l'on m'avait manipulée sous prétexte de mon ignorance.

Ils m'avaient menti.

Et la Bansidhe avait été aux commandes de cette machination.

Une vague incontrôlable me saisit alors, une vague du nom de fureur telle que je n'en avais encore jamais connue, montant de la plante de mes pieds jusqu'à mes tempes pulsatiles. Ma vision se teinta de rouge et je quittai en trombe les jardins malgré les appels de Vixe. Une fois dans ma chambre, je gagnai l'armoire sans attendre et fourrai rageusement mes maigres affaires dans un sac de toile. Il y avait bel et bien un moyen de rentrer dans mon monde. Ils m'avaient menti, ils m'avaient séquestrée – encore. Depuis ma sortie des prisons, depuis ma rencontre avec la Bansidhe, depuis l'apparition de Dana. Tout ce cirque n'était en réalité qu'une façade, une nouvelle prison à ciel ouvert.

Et moi, je n'avais rien fait d'autre que de sagement obéir aux ordres.

Quelle idiote ! fulminai-je. Bon sang, idiote. Idiote. Idiote !

Je glissai dans ma ceinture un long poignard gainé de cuir que j'avais prévu pour ce voyage, et me ruai dehors sans jeter un regard en arrière.

La forêt était calme lorsque je m'enfonçai dans ses profondeurs en courant, ne cherchant qu'à fuir ce lieu nuisible où l'on m'avait fait croire que j'étais libre pour me retenir davantage. Et dire que j'avais perdu des semaines alors que ma terre, ma précieuse terre, m'attendait peut-être à quelques kilomètres de là ! Que me voulaient-ils pour me mentir à ce point ? Et surtout, que me voulait-elle, la dame Malve ?

Je finis par m'appuyer à la charpente d'un vieil arbre, haletante, et regardai tout autour de moi. La déperdition de lumière conférait au sous-bois peuplé d'ombres des formes inquiétantes. Les griffes sèches des troncs tortueux grinçaient en hauteur, là où le vent murmurait de sinistres présages. Au souvenir du cauquemar et du paladin amputé au coude, un grand frisson passa dans mon dos, mais je puisai un certain réconfort à l'idée que si j'étais perdue, au moins l'étais-je loin de l'Ordre.

J'en étais donc là, au bout du compte, une prisonnière en cavale, nerveuse et déboussolée, dans un monde qui n'était pas le sien ; et j'en étais là à me maudire pour n'avoir rien vu lorsqu'une puissante énergie palpita sous mes doigts.

La surprise fut telle que je m'écartai prestement du tronc d'arbre contre lequel j'avais trouvé appui. Mais cette force...

Impossible, pensai-je, incrédule.

Le Cristal de Fal. Il battait là, dedans.

Avec moins de crainte que de prudence, mes mains tâtonnèrent l'écorce boursouflée. Un lambeau céda presque immédiatement dans un craquèlement qui rappelait la coquille d'un œuf qui se fissure. Mes mains bougèrent. Des bribes d'écorce s'émiettèrent les unes après les autres. De plus en plus vite, je me retrouvai à arracher les écailles rêches, inconsciente du tas de débris qui s'amoncelait sur la pointe de mes chaussures ou des échardes qui s'enfonçaient sous mes ongles. Ce n'était pas du tout l'heure de me préoccuper du Cristal et j'ignorais ce qui me poussait à le faire, mais un poignant sentiment d'urgence me tenait aux entrailles.

À la fin, la lueur violette qui illumina la cavité du tronc ne me laissa plus aucun doute sur la nature de ce que j'avais révélé au grand jour.

Derrière moi, tout à coup, il y eut un bruit. Un grognement sourd et menaçant.

Je me retournai avec lenteur. Reculée dans la pénombre, une bête au pelage noir me faisait front. De la taille d'un loup mais au museau aplati de chien, une bave écumante s'écoulait de sa gueule armée de crocs. Les poils se hérissèrent sur mes bras. Un coup d'œil circulaire m'éclaira sur ma situation : les arbres manquaient de prise pour me permettre d'y grimper et je ne pensais pas avoir beaucoup de chance à la course contre ce monstre à quatre pattes. Sous ma tunique, mes paumes moites se cramponnèrent à mon poignard.

Un long moment s'écoula sans qu'aucun de nous deux n'esquissât un mouvement.

Puis la bête chargea.

Je n'avais à présent plus le temps de penser. Je me jetai sur le côté comme à l'entraînement, roulai dans le tapis de feuilles mortes et retrouvai appui sur mes deux jambes sans jamais montrer le dos. La créature tournait désormais en cercle autour de moi, d'une manière étrangement lucide, ses yeux noirs pareils à des harpons vissés sur sa proie. Tout en elle exsudait la mort, au point que mes genoux se mirent à flageoler.

Elle poussa un grondement féroce et revint à la charge.

En une seconde, le monde ralentit. Je vis ses muscles puissants se rétracter avant de claquer comme la corde d'un arc ; la terre qui se soulevait dans un nuage de poussière ; son corps qui bondissait vers l'avant, la gueule luisante et meurtrière, prête à boire le sang.

Cette fois, j'étais finie.

Mais alors, comme un miracle venu du ciel, un craquement survint dans les houppiers en hauteur et une lourde branche s'écrasa sur le crâne de la bête.

Sans attendre, sans réfléchir, je frappai.

Un couinement plaintif fendit sa gorge quand ma lame pénétra profondément la chair de son flanc. Une fois, puis deux, puis trois, et encore sous l'impulsion de mes cris de guerre. Je me dégageai à l'instant où son corps meurtri s'affaissait lourdement dans un bouillon de sang chaud et regardai, à bout de souffle, la dernière étincelle de vie quitter ses yeux.

Je venais de tuer. Pour la première fois.

Mes jambes se dérobèrent et une brûlure acide remonta dans ma gorge. Mes mains tremblantes et engluées mêlées à l'herbe avaient la couleur du goudron.

— Vivante, chuchotai-je.

Je fis un effort pour m'asseoir sur mes talons, réprimant mon envie de vomir. Alors que peu à peu mon esprit retrouvait un semblant de lucidité, un détail sur le ventre de la bête attira mon regard : c'était une zone circulaire, dépilée, au milieu de laquelle figurait un tatouage... non... une marque au fer rouge. Un oiseau.

Un oiseau comme... ?

Je n'eus pas le temps de me questionner davantage que des bruissements annoncèrent l'arrivée de quelque chose d'autre et je me mis en garde, prête à tout. Mais rien ne me prépara à voir surgir mon capitaine aux aguets, un arc en travers du dos et son épée à la main. Probablement que lui non plus car l'étonnement marqua chacun de ses traits pendant que ses yeux dorés passaient de la créature à moi, et inversement.

— Nous... avons entendu des cris, souffla-t-il en me fixant d'un air incertain.

Seth s'approcha précipitamment de la bête comme en se rappelant soudain son hostilité.

— Tu l'as tué, constata-t-il avec un rapide coup d'œil vers mes habits aux projections noirâtres. Tu vas bien ?

Je l'observai en retour sans un mot, le cœur paniqué. Je ne m'étais pas attendue à le trouver ici.

— Qu'est-ce que c'était ?

— Un crocotta. Un traqueur, tenace, expliqua-t-il en contournant le cadavre. Mais habituellement ces choses vivent bien plus loin dans les bois...

Il se figea tout à coup. Ses yeux venaient de trouver la marque du sceau.

— Bien sûr... Un pantin des Faucons, maugréa-t-il.

— La terre autour de lui est crevée, remarquai-je alors.

Une auréole de mort encerclait la dépouille : les feuilles s'étaient racornies, l'herbe n'était plus qu'un amas de cendres.

— C'est l'œuvre d'une magie noire, répondit Seth.

Je frissonnai comme si ces mots pouvaient distiller le malheur. Le visage préoccupé de mon capitaine s'éclaira soudain quand il avisa la brisure de pierre mauve qui gisait au sol. Je pestai contre moi-même pour avoir cédé à la tentation de son appel, car maintenant l'intervention de mon chef bousculait mes plans.

— Falias toute-puissante ! tu en as trouvé un autre...

Après qu'il eut dépoussiéré le cristal et étudié dans un sillon de lumière, il marqua une pause pour me jauger. Longuement. Je réfléchissais toujours à un moyen de me débarrasser de lui lorsqu'enfin il demanda :

— Pourquoi étais-tu ici ?

— De ce que je sais, l'accès à la forêt n'est pas interdit, répliquai-je avec un détachement emprunté.

— Non, mais ta place est dans l'arène à cette heure.

Une ombre dans le lac doré de ses yeux me forçait d'admettre qu'il savait. Je scellai d'abord mes lèvres afin d'évaluer ma réponse.

— Je m'en vais, annonçai-je franchement. Et vous ne m'en empêcherez pas. Tout le monde me ment depuis le début. Je sais maintenant qu'il y a un moyen de rentrer dans mon monde ; alors je rentre.

Le silence entre nous s'épaissit.

— Ce n'est pas aussi simple que ça en a l'air.

Sa réponse abrupte manqua de me faire sortir de mes gonds. J'écarquillai les yeux, autant d'effarement que de colère. Il ne tentait même pas de démentir !

— Alors c'est vrai... Après toute cette séquestration, je n'en reviens pas ! m'emportai-je.

— La Bansidhe pensait que tu ne serais pas prête à entendre sa parole, dit Seth sans me lâcher du regard.

— Quoi ?

— Elle pense que... nous avons besoin de toi.

Je demeurai sur place, frappée d'interdit. Ainsi, c'était bien elle, cette Malve, qui tirait les ficelles de son théâtre de marionnettes. Bon sang, je le savais !

— C'est à cause de Dana, n'est-ce pas ? Et du Cristal de Fal ? murmurai-je en serrant les dents.

Seth fit un pas dans ma direction.

— Écoute, si tu acceptes de rentrer avec moi à l'Ordre, je te conduirai à elle pour une audience immédiate, tenta-t-il de négocier.

— C'est hors de question ! aboyai-je avec fureur.

En guise de menace, je brandis ma dague encore ensanglantée vers lui. Il la considéra d'un œil dubitatif comme si je ne tenais dans ma main qu'un vulgaire bâton.

— Et où comptes-tu aller ? rentra-t-il dans mon jeu. Tu ne tiendrais pas une nuit dehors.

— Je m'en vais trouver un de ces... portails ! Et je préfère mourir en essayant que de me trouver une seconde de plus entre vos murs !

La haine faisait affluer des larmes à la frange de mes cils. Rentrer à l'Ordre ? Et puis, quoi encore ? Que valait cette vie morne de désespoir et de captivité ? La peur de ne jamais revoir mes proches surpassait tout le reste. Il fallait que j'essaye !

— Trouver un portail soi-même reste exceptionnel et tu ne réalises pas les dangers auxquels t'exposerait cette quête, énonçait Seth posément, et son mouvement pour me rejoindre me fit bondir en arrière.

— Vous, pas un geste ! m'écriai-je d'une voix étranglée.

Mes doigts avaient beau trembler sur le manche de ma dague, je n'en étais pas moins déterminée. Qu'il tentât de me ramener là-bas contre mon gré, il y perdrait quelque chose ! Le guerrier leva une main d'un geste apaisant tandis que, de l'autre, il rangeait lentement son épée dans son fourreau dorsal.

— Je ne vais pas te faire de mal, Kaly, dit-il d'un ton très calme. Personne à l'Ordre ne t'en fera.

— Comment croire un mot de ce que vous dites alors que vous m'avez enfermée, même après avoir su que j'étais innocente ? Et manqué de me laisser mourir ? Et forcée à renier mon identité ? Le mal est déjà fait ! hurlai-je.

Des larmes de rage et de peur humidifiaient maintenant mes joues, que j'essuyai d'un geste vif. Seth m'observa avec dans les yeux une lueur indéfinissable. Inclinant la tête, il tenta alors un autre argument.

— Je suis capitaine des paladins. Si je voulais te traîner de force là-bas, ce serait déjà fait, m'assura-t-il, le visage grave.

Je jaugeai son corps athlétique en me persuadant intérieurement qu'il avait tort ; je pouvais au moins courir très vite.

— Je te propose d'écouter au moins ce que la Bansidhe a à te dire. Ensuite, tu pourras décider de partir si tu le souhaites.

— Bien sûr, pour qu'on me jette à nouveau dans une cage parce que j'aurai été trop crédule.

— Non, ça n'arrivera pas. Tu as ma parole.

— Votre parole vaut-elle quelque chose ? sifflai-je farouchement.

Un de ses sourcils tressaillit mais le ton de sa voix demeura placide.

— Évidemment qu'elle vaut quelque chose.

Je mis à profit le silence pour réfléchir à toute vitesse et étrécis les yeux comme si cela pouvait aiguiller mon jugement. Derrière ses airs de brute, cet homme était une figure d'autorité à Cérule. Pouvais-je vraiment balayer d'un revers de main sa protection, au risque qu'il me traque et qu'il me ramène à mon corps défendant ?

Comparé à Reska, il était intègre, ça, j'en aurais mis ma main à couper. Il me laisserait partir si je respectais ma part du marché. Juste une discussion. Une seule et j'étais libre.

— J'ai votre parole ? voulus-je bien m'en garantir.

Seth approuva d'un hochement de tête.

— Oui, je jure sur les eaux sacrées de Falias qu'aucun mal ne te sera fait et que tu iras où bon te semble. Maintenant, soupira-t-il, veux-tu bien baisser ton arme ?

Je me mordis longuement l'intérieur de la joue avant de rengainer mon poignard.

— Parfait. Nous allons rentrer ensemble, décréta-t-il en se retournant.

Il ne prit même pas la peine de vérifier que je lui emboîtais le pas. Nous remontâmes donc la forêt en sens inverse jusqu'à un bouquet d'arbres voisin où nous trouvâmes une charrette débordant de fourrures et de gibiers de chasse. Bras croisés, une longue silhouette se tenait appuyée sur les ridelles. Une guerrière aux cheveux platine et au regard d'argent. Hildegarde.

Elle dressa un sourcil en voyant revenir son capitaine accompagné, examina mon sac et mes vêtements poisseux, et une curieuse expression s'invita sur son visage.

— Kaly s'était perdue, elle fera le chemin avec nous, lança Seth d'un ton factuel en se plaçant entre les bras de la charrette.

Hildegarde le scruta avec l'air de quelqu'un qu'on ne dupe pas facilement. Puis elle reporta son attention sur moi.

— Eh bien, fit-elle avec un petit sourire compassé, j'ai comme un déjà-vu.

— Moi aussi, dis-je, moi aussi...

Le trajet jusqu'à Cérule me parut interminable. Seth et Hildegarde devisèrent sans y mettre beaucoup de cœur, si bien qu'à notre arrivée entre les murailles blanches, nous marchions tous dans un silence maussade.

La guerrière dut emprunter un chemin différent du nôtre et partit avec la charrette pour la mener aux cuisines. Avec son impassibilité coutumière, Seth gravit les marches du palais en m'emmenant dans son sillage, et m'escorta à travers le dédale de lumière et de tapisseries. Nous nous arrêtâmes à la fin devant les portes de la chambre royale, où deux gardes coiffés de leur sempiternel heaume sombre tenaient croisées leurs hallebardes. La vue du cristal dans la main de mon capitaine ne provoqua chez eux aucune émotion. Les portes s'ouvrirent, augustes et aériennes, et nous trouvâmes Malve seule sur son estrade, dos à nous devant le socle de marbre.

Seth s'avança.

— Ma dame. Elle sait.

Sous sa coiffe fleurie, le rideau de ses cheveux aile-de-corbeau oscilla. Malve conserva toutefois son maintien avec autant de grâce que de fierté. Bénie par les jeux de lumière devant les ruines de son héritage, il émanait d'elle quelque chose de profondément tragique. Mais quelle que fût sa tragédie, elle n'excusait pas le mensonge.

— Oui... Je me doutais que ce n'était qu'une question de temps. Laisse-nous seules, Seth.

Avant de répondre à l'injonction, ce dernier la rejoignit et lui tendit la pierre en s'inclinant. Puis il me jeta un regard, un seul ; ferme et ardent. Et il partit.

J'espérais au plus profond de moi qu'il tiendrait sa promesse et que je ne venais pas de me jeter naïvement dans la gueule du loup. La Bansidhe patienta dans la clarté diffuse projetée par les vitraux ; son visage était penché vers la pierre morcelée qui luisait dans sa main.

— Que sais-tu des Faucons Obscurs, Kaly ? demanda-t-elle une fois les portes refermées.

Mes poings se serrèrent. Comment ose-t-elle éluder le sujet de ma venue ? La gorge brûlante, je fermai toutefois les yeux pour me contraindre au calme.

— Ce sont des rebelles qui vous combattent depuis plusieurs décennies, répondis-je avec ce qui me restait de patience. À quelle fin, je l'ignore, mais ce sont eux qui ont brisé le Cristal de Fal. Lorsqu'ils ont envoyé leur sorcière semer le désordre, Tartoth.

Ma voix était forte ; son timbre résonnait dans la pièce presque entièrement vide et froide.

— C'est exact. Il y a quarante ans, les Faucons ont commis leur premier attentat à Cérule. C'est une nuit qui a gravé notre histoire à jamais. Ils ont lâché dans les rues une meute de créatures contrôlées par la magie noire, ils ont incendié les maisons, brûlé nos ressources les plus précieuses, dont la grande bibliothèque d'Asraell. Des assassins infiltrés dans le palais ont agi de concert pour supprimer les membres du Conclave. Et de fait, tout ce temps, ils s'étaient réunis dans le secret, ourdissant leur rébellion. Alors, la guerre a éclaté, inexorablement, me conta-t-elle. Ce fut une guerre aux pertes terribles, mais nous avons gagné et repris ce qui nous revenait de droit. Ce que les Faucons n'ont jamais accepté...

La Bansidhe se détourna du joyau pour marcher pensivement à travers la pièce. Le fragment de cristal perdu auréolait toujours sa main de violet. À l'entendre ressasser une histoire qui ne me concernait en rien, je scellai les lèvres en une ligne rigide, prête à déborder.

— Le Cristal s'est beaucoup affaibli depuis la Grande Rupture. L'Équilibre est bouleversé. Pour le bien du Sidh et pour le bien du peuple, il est important de le réunir au plus vite. Mais Tartoth est morte sans la moindre descendance, emportant sa malédiction avec elle, termina-t-elle d'une voix réduite à un murmure.

— Pourquoi m'avez-vous menti ? articulai-je alors en me maîtrisant à grand-peine.

Malve me regarda en cillant, comme émergée d'un état de transe. Son expression changea pour recouvrer une contenance réservée et distante.

— J'ai voulu t'observer après l'apparition de Dana, dit-elle. Mon intuition ne m'a pas fait défaut, voilà que tu as ramené deux fragments du Cristal.

— Cela n'explique pas pourquoi vous m'avez menti, insistai-je avec une rage contenue.

— Tu n'avais pas assez de recul. Tu aurais voulu partir sans arme, sans vivre, sans connaissance, les mains vides. Je n'allais pas risquer de perdre la jeune personne qu'avait désignée Dana à cause d'un élan de folie.

Cette fois, la colère me submergea.

— C'était mon choix et vous me l'avez enlevé ! m'exclamai-je sans autre forme de procès. Vous m'avez gardée comme une prisonnière !

— Et ce faisant, nous t'avons sauvé la vie, enfant de Fal.

— Non. Vous ne pouvez pas utiliser ce prétexte pour justifier vos mensonges.

Malve ne daigna pas remarquer mon dégoût ; les mains croisées dans le dos, elle marcha jusqu'au socle sur lequel reposait le Cristal.

— Crois ce que tu veux mais je ne demeure pas sans cœur. Tu as l'esprit vif ; tôt ou tard, tu allais apprendre l'existence des portails, de mes propres lèvres ou de celles d'un autre. Quoi qu'il en soit, la question n'est plus. Mais j'ai maintenant une proposition à te faire, dans laquelle nous pourrions tous y trouver un intérêt.

Elle fit une pause, comme si les mots à venir devaient s'arracher un à un de sa bouche.

— En échange de tes services, reprit-elle, je m'engage à déployer tous les moyens à ma connaissance pour te trouver un portail vers ton monde le moment venu, ainsi que toutes les ressources dont tu auras besoin pour effectuer ton voyage.

Je me mis sur le qui-vive, ne m'étant pas attendue à conclure un marché avec elle.

— Quels services ? demandai-je précautionneusement.

— Je ne sais pas... Je dois t'observer encore. Voir si tu es capable de retrouver d'autres cristaux et pourquoi tu le peux.

— Combien de temps devrai-je rester ?

— Peut-être quelques révolutions de lune si tu ne révèles plus ton talent. Peut-être jusqu'au rassemblement du Cristal de Fal si tu peux accomplir cet exploit.

Ma respiration se coupa instantanément.

— Le rassemblement du Cristal ? m'exclamai-je. Mais ça pourrait prendre des années !

— Seule la Source détient cette réponse.

Malve tourna la tête pour m'accorder son regard de cobalt, et il fut impitoyable.

— Combien de temps crois-tu que tu mettrais à trouver un portail, seule ? En admettant que tu survives au-delà des bois, qui offrirait du travail à une étrangère ? Quel argent te nourrirait, te logerait quand tu ne supporterais plus de rôder dehors ? énuméra-t-elle sans fléchir. Tu ne sais rien de ce monde. Tu te perdras. Ici, nous t'offrons la sécurité.

— Je ne connais pas cette histoire de portail, rétorquai-je ensuite. Qui me dit que ce n'est pas un autre tissu de mensonges et que je ne peux pas me contenter de... traverser la rivière ?

— Que la Source me damne si je mens. Les portails fonctionnent bien à sens unique, et ils se sont faits rares depuis la Grande Rupture.

La solennité de sa voix me convainquit. Il existait déjà un moyen de retour, c'était bien plus que ce que j'avais espéré.

— Si j'accepte, dis-je, me promettez-vous de respecter votre engagement ?

— Sur la grandeur de Dana, je t'en fais le serment, déclara-t-elle avec gravité.

Elle raffermit sa prise autour de la brisure du Cristal.

— Alors, qu'en dis-tu, Kaly ?

Je ne m'étais pas rendue compte que je me rongeais nerveusement les ongles, vieille habitude d'enfance dont j'avais réussi à me débarrasser avec le temps. J'ignorais quel rôle j'avais à jouer dans cette histoire et je refusais toujours d'accepter que mes veines pussent charrier un sang de ce monde. Pourtant, je ne pouvais nier qu'un lien inexplicable semblait me rattacher au Cristal. Tout cela n'avait aucun sens.

Mais du sens, j'en trouverais plus tard. Ce qui m'importait maintenant, c'était que je pouvais rentrer. Que j'allais rentrer.

Les images de mes proches se succédèrent sous mes yeux en l'espace d'un battement de cœur. Je gonflai donc ma poitrine électrisée d'une détermination farouche.

— Marché conclu.

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