8 - Nuit Noire

Les premiers jours à l'arène m'occupèrent amplement.

Course matinale, exercices de musculation et séances de combats eurent tôt fait de s'inscrire dans mon étrange quotidien.

Il s'avéra que je ne possédais aucun talent de prédilection pour l'art des armes de poing. Kreg et moi tombâmes donc d'accord sur le choix du sabre, autant pour sa légèreté que pour ma relative aisance dans sa prise en main.

Courir, souffler, soulever des poids ; esquiver, essuyer des coups de lames aux tranchants émoussés. Chacun de mes muscles ressentait ce labeur infernal. De vilaines plaques d'ecchymoses marbraient mon corps encore bien fragile. J'avais l'impression de n'être qu'une poupée de chiffon battue.

Heureusement, il y avait l'espoir.

L'espoir romanesque, la conviction même, que tous ces efforts ne soient qu'un moyen d'achever ma quête : quitter cet endroit.

J'avais eu tout le loisir d'étudier les autres guerriers pendant mes moments de répit. La technique était exceptionnelle à l'aune de mon jugement humain. Les paladins esquivaient avec adresse des coups qui auraient pu être mortels, leurs armes tournoyaient comme une chorégraphie meurtrière. Les mêmes visages ne se succédaient toutefois jamais, car ceux qui partaient en mission étaient d'emblée supplantés par d'autres qui en revenaient.

Et moi, toute nouvelle, j'apprenais à tenir un sabre.

— Hé ! m'appela Vixe.

Lui et moi étions au beau milieu d'une série de pompes – ou à ce qui y ressemblait pour ma part.

— Quoi ? soufflai-je sans avoir la force de le regarder.

— Tu sais comment on appelle un dragon énervé ?

Je poussai sur mes mains et remontai d'une traite. Vingt-trois, vingt-quatre.

— Hein... ? Non.

— Un Kreg ! Hahaha !

Vixe s'étrangla littéralement de rire en s'efforçant de continuer notre exercice. La gorge brûlante, je dissimulai moi-même un mince sourire.

— Je ne sais pas de quoi tu parles, dis-je, mais ta blague a l'air nulle.

— Ça se moque, ça se moque, mais t'as qu'à faire mieux !

Vixe adorait parler. D'un an mon cadet, il s'était révélé d'une compagnie rafraîchissante. Même si je ne parlais pas beaucoup en sa présence – peu de sujets de conversation m'étant accessibles –, il palabrait seul ou se contentait de partager mon silence. À notre table se joignaient parfois d'autres gens, mais Vixe était le seul avec lequel je faisais l'effort d'être sociable.

Nous nous relevâmes du sable en sueur. Après avoir bu abondamment à sa gourde, le lutin se tourna dans ma direction, les joues moites.

— On va tous au Chaudron ce soir, tu viens ?

— Le Chaudron ? le questionnai-je, hors d'haleine.

— Ouais, le Chaudron Hurlant. C'est la taverne.

Mon air réticent dut se voir car il plaida sa cause :

— Allez, on l'a bien mérité ! En plus, c'est notre jour de repos demain, et ton tout premier jour de repos, je précise. Ça se fête !

J'explorais encore mes possibilités de refus lorsque Kreg arriva derrière lui en ajustant ses gantelets.

— Et toi, ô merveilleux, illustre maître, y seras-tu ?

— Comme toujours, répondit Kreg en levant les yeux au ciel. Mais ne crois pas que tes flatteries vont excuser tes bavardages incessants. Au travail, tous les deux !

Un sourire benêt ravagea le visage de Vixe. Il avait un quelque chose d'envahissant mais son entrain était contagieux.

— Bon, c'est d'accord, concédai-je avec un soupir. Je viendrai.

Mon camarade m'adressa un clin d'œil avant de courir à son prochain atelier.

La journée suivit son cours. À la nuit tombée, j'enfilai un ensemble de vêtements propres et m'assis sur mon matelas, en proie à l'hésitation. De longues minutes défilèrent, durant lesquelles je réfléchis à ma décision plusieurs fois. Pour finir, je quittai avec une certaine appréhension les murs fortifiés du palais pour une traversée de la ville, et finis par m'arrêter devant une porte épaisse aux gonds massifs, d'où provenait un tumulte étourdissant.

Le Chaudron Hurlant était le reflet même de nos conceptions d'une taverne féerique. Il régnait à l'intérieur une chaleur épouvantable et l'air empestait la sueur et la boisson. Des peaux de bêtes inconnues tapissaient ci et là les murs construits de pierres et de bois vieilli, alors qu'autour des tablées resserrées et collantes beuglaient nombre d'ivrognes.

Il m'avait déjà fallu beaucoup de courage pour parvenir jusque là, mais l'afflux de monde manqua sérieusement de me faire rebrousser chemin. Fort heureusement, j'aperçus une main dans la mêlée me faire signe. Vixe occupait déjà une table avec d'autres élèves.

— J'ai commandé pour toi ! dit-il d'une voix forte pour couvrir la cohue lorsque je m'assis près de lui.

Il me glissa une chope en bois remplie à ras bord d'un liquide bleu turquoise.

— Qu'est-ce que c'est ? demandai-je en approchant mon nez.

— De l'ounya, pardi !

Sans attendre mon approbation, mon camarade découvrit ses dents comme il savait si bien le faire en portant sa pinte à ma hauteur.

— À nos engueulades à venir par Kreg ! trinqua-t-il.

Avec un sourire timide, je cognai ma chope à la sienne et trempai prudemment mes lèvres. La boisson d'ivresse était curieusement onctueuse en bouche, et au premier effet astringent succédait un goût fruité.

— Ça rend ivre, ça ? lui demandai-je sans dissimuler mon étonnement.

— Oh, tu n'imagines même pas ! dit-il en riant.

Après s'être octroyé une nouvelle gorgée de son breuvage, Vixe poussa une exhalation vibrante et se pencha vers moi avec un air espiègle.

— En vérité, j'ai bien connu un autre partenaire avant toi, me glissa-t-il sur le ton de la confidence. Mais le bougre a tenu sept jours, j'attendais que tu le dépasses pour te le dire.

— Sept jours, c'est tout ?

— Et pourtant, il avait versé le tribut pour rentrer directement dans l'élite. Tu vois bien la somme. Comme quoi, la valeur de l'or n'est pas la même partout !

Et il leva de nouveau sa chope en marmonnant quelque chose à propos d'argent et de gâchis.

À la suite de cela, nous nous intégrâmes à la discussion de la table – ou plutôt Vixe le fit. D'une oreille distraite, j'écoutais parler les autres jusqu'au moment où une scène attira mon regard. Installé au comptoir, une cigarette au coin des lèvres, notre capitaine était entouré d'un groupe disparate d'hommes et de femmes grandement intimidants. Des paladins, estimai-je.

Je me souvins de son attitude sereine dans la prison, de sa considération quand le garde avait porté la main sur moi. Il avait beau arborer un physique menaçant, Seth m'avait toujours paru être le plus tempéré de mes visiteurs.

Je poussai Vixe du coude.

— Tu as déjà parlé au capitaine ?

— Quelques fois. Une sacrée chance qu'on ait un type comme lui à l'Ordre de Cérule.

— Pourquoi tu dis ça ?

Il s'humidifia les lèvres en jetant un coup d'œil à notre chef et parut réfléchir à sa réponse.

— Vive-Lame se fiche de l'ancienneté ou non des recrues, ou de la gloire, ou des conneries de ce genre. Il traite tout le monde de la même façon. Et puis, je ne sais pas il a un truc. Il est... juste, lâcha-t-il avec un haussement d'épaules.

À l'évidence, Seth était apprécié. Les soldats trinquaient à son nom et une humeur festive régnait dans son cercle. Mais je ne pouvais m'empêcher de remarquer que, malgré les apparences, lui ne riait pas complètement, comme si une part de lui était ailleurs.

La voix de Vixe me sortit de mes rêveries :

— Il est beau, hein ?

Mon cœur eut comme un raté. Je regardai d'un air étonné le coude de mon camarade qui me taquinait, puis son visage empli de malice. Son sourire moqueur ne le quitta pas alors qu'il buvait à sa chope.

— Bah ! je vois bien la façon dont les femmes le regardent, s'expliqua-t-il, voyant que je ne descellais pas les lèvres.

— Tu es... jaloux de lui ?

Vixe écarquilla les yeux comme s'il ne croyait pas que je me fusse essayée à l'humour. Puis il fit clapper sa langue en feignant l'offense.

— Ohlà ! ça veut dire que tu crois que je le devrais ? C'est parce que je suis petit ?!

Un petit cri noyé dans le brouhaha général m'échappa au moment où il m'attrapa par la peau du cou, et je me rendis avec un rire franc qui nous surprit tous les deux. Vixe me donna une tape satisfaite dans le dos. Au passage, il ne put s'empêcher de lancer un dernier regard à Seth, qu'il semblait admirer plus qu'il ne l'admettrait un jour.

— Non, un chouette type, vraiment, répéta-t-il en hochant la tête. Dommage qu'on ne soit pas aussi bien lotis avec l'autre suceur de sang narcissique des calomnieurs...

Ces paroles m'atteignirent comme au ralenti et je pivotai lentement vers mon compagnon. Mon intuition répondit à la question avant même que je l'euss posée :

— Suceur de sang ? Tu parles de Reska Vanor ?

— Ouais, tu t'en rendras tout de suite compte quand tu feras sa rencontre.

Vixe vida sa chope sans prêter attention à ma stupeur. Un vampire... Tout paraissait limpide maintenant. Les frissons que Reska emmenait dans son sillage, ses dents parées pour la chasse, la lueur prédatrice dans son œil. Je m'en étais doutée pourtant, mais la raison gardait encore un voile sur mes yeux immatures pour ce monde.

Je fronçai les sourcils en observant notre capitaine. Quel genre de créature imaginaire pouvait-il bien être ? Toutefois, j'eus un vif sursaut lorsque ses yeux dorés me happèrent soudain au détour d'une conversation. Gênée, je m'empressai de dévier mon attention ailleurs.

— J'ai entendu parler de Reska, glissai-je à mon camarade en toute innocence, mais personne ne m'a expliqué qui il était vraiment.

— Reska est la Main Noire, répondit Vixe, renfrogné, qui regardait la lie déposée au fond de sa chope. C'est l'assassin personnel de la Bansidhe, et accessoirement, son informateur. Un fichu parasite à la tête d'un réseau d'espions hautement qualifiés au service de l'Ordre.

— Les calomnieurs, notai-je.

— Les calomnieurs, les fouines, les porte-morts... Appelle-les comme tu veux, renifla mon camarade avant de baisser la voix. Moi, ces gens me foutent les jetons. Même en n'ayant rien à me reprocher, j'ai toujours l'impression d'être dans leur ligne de mire. Enfin, comme à peu près tout le monde, j'imagine... Et quand on connaît leur propension à faire disparaître les gens...

Je grimaçai.

— Laisse-moi deviner, fis-je, c'est aussi à Cérule qu'on forme les calomnieurs ?

— Pour la région d'Asraell, en tout cas. Tout comme la compagnie des paladins. C'est le rôle des capitales, jeune ignorante, mais franchement je préférerais qu'on parle d'autre chose !

Kreg était donc devenu notre sujet de discussion quand tout à coup, Vixe regarda dans ma chope et me la vola sans prévenir. Je lui écrasai le pied en m'écriant qu'il était sans gêne et il en profita pour aller nous chercher de nouvelles boissons que nous ne prîmes plus le temps de savourer, et ainsi de suite jusqu'à l'heure de la fermeture.

Lorsque nous enjambâmes le seuil de la taverne en riant, j'étais ivre et Vixe m'avait présentée à un nombre incalculable de personnes qui n'auraient le lendemain probablement plus aucun souvenir de moi, comme moi d'eux. Son charisme subjuguait ; il se mêlait aux inconnus en y répandant son entrain et repartait sous les ovations. C'est à se demander comment il n'avait pas déjà fait connaissance avec tout Cérule depuis son arrivée...

Nous marchions désormais tous les deux dans les allées calmes de la ville, à la lueur des globes lumineux fixés en hauteur. Les bras étirés derrière sa nuque, Vixe soupira.

— Je pensais avant ce soir, lâcha-t-il, que tu ne m'appréciais pas beaucoup.

Je le regardai du coin de l'œil. Il avait renversé la tête pour contempler le ciel étoilé.

— Non, répondis-je honnêtement. Je t'apprécie. C'est juste que, m'arrêtai-je pour chercher mes mots, je ne me souviens de rien d'avant, si ce n'est mon prénom. Et tout ce dont vous parlez m'est complètement... inconnu.

Ma gorge se noua alors que toute la réalité de ce désastre me rattrapait. Je ne venais pas de ce monde. J'étais perdue ici, sans personne. Aucune famille, aucun ami. Rien.

Quand il ramena son attention vers moi, mon camarade avait une mine soucieuse.

— Je me demande vraiment ce qui a pu t'arriver.

— Moi aussi...

Il dut voir le chagrin briller dans mon œil car il ne me permit pas de m'apitoyer sur mon sort. Il reprit bien vite, tout allègre qu'il était :

— Avec le recul, tu es quand même plutôt chouette pour quelqu'un qui a tout perdu !

— Espèce de lutin ! répliquai-je, m'amusant tout de même de son impudence.

— Tu peux parler, la rousse sans-race !

Nous rîmes sous cape, légers et détendus, comme si un mur gelé avait cédé entre nous.

Nous devions être à mi-chemin des dortoirs lorsque des mouvements, puis des ricanements nous parvinrent depuis les confins d'une venelle assombrie. Trois silhouettes vaguement familières étaient réunies dans une encoignure.

— Vous faites quoi, les gars ? leur cria ingénument Vixe.

— Si tu veux venir, ferme-la, gros malin ! lui répondit un d'entre eux à voix basse.

À ce moment, mon intuition me conjura de rentrer aux dortoirs sans tarder, mais les dangers nocturnes qui guettaient les jeunes femmes dans mon monde me rendaient réticente à le faire seule. J'approchai donc à la suite de Vixe.

Une fois sur place, la scène prit un tournant surréaliste : parmi les trois individus – des jeunes soldats eux aussi, je les avais reconnus –, deux d'entre eux observaient une fille aux longs cheveux tressés qui semblait séparée d'eux et qui tâtait les parois de murs invisibles. Cela donnait l'impression qu'elle était enfermée dans une sorte de cube translucide à échelle humaine.

Vixe plissa les yeux comme pour reprendre son sérieux. Le ton de sa voix augura les problèmes.

— Me dites pas que c'est le cube des calomnieurs ?! chuchota-t-il. Qu'est-ce que vous avez foutu ?

Son regard avait chuté aux pieds d'un jeune homme au front décoré d'une corne de narval où un deuxième cube, bien plus petit, ronronnait doucement. C'était un objet curieux à la technologie inconnue ; des bandes lumineuses tapissaient ses contours et quelques points bleus clignotaient à intervalles réguliers. Éméchée, je compris avec un temps de retard que la prison immatérielle autour de la fille était en fait une projection de ce cube là.

— On n'a jamais compris pourquoi il n'est réservé qu'à eux, rétorqua l'unicorne, le torse bombé. On va être paladins, on n'a pas besoin de courage, nous aussi ?

Mon partenaire secoua la tête avant de regarder de nouveau l'artéfact lumineux.

— Non, sérieusement, vous l'avez volé ? les questionna-t-il sur une note plus grave.

— Mais n'importe quoi, on n'est pas assez fous pour voler quelque chose à un porte-mort. J'ai convaincu un d'entre eux de nous le prêter, c'est tout.

Vixe eut un mouvement de recul. Je ne comprenais décidément pas de quoi ils parlaient.

— Ouh, ça ne sent pas bon, ça.

Tout à coup, à l'intérieur du cube démesuré, la fille écarquilla les yeux. Elle attrapa une arme immatérielle, levant le menton comme si un fantôme se tenait devant elle, et se mit à faucher le vide sans produire aucun bruit.

— Qu'est-ce qui se passe ? m'enquis-je en approchant. Qu'est-ce qu'elle a ?

Les mots que son camarade prononça me gelèrent sur place :

— Elle échappe à son pire cauchemar.

L'ivresse en moi était redescendue en flèche. Son pire cauchemar ? De quelle magie néfaste était-ce l'œuvre ? Je regardai avec anxiété la jeune fille se cogner dans un coin et repartir de plus belle combattre un ennemi invisible, les lèvres figées sur un cri inaudible. La voix de Vixe renchérit dans mon dos :

— Franchement, les gars, je pense que faire ça dans la rue rend l'idée doublement idiote.

— Il faut la sortir de là, non ? commençai-je à m'inquiéter, car ce jeu interdit me paraissait très dangereux.

— Surtout pas, rétorqua le deuxième individu, qui se mit à sourire. Je la connais. Elle a toujours envie de finir ce qu'elle a commencé.

J'allais certainement insister quand soudain la fille s'écroula sur le béton près de moi, la respiration bruyante. On aurait dit qu'une porte s'était ouverte vers l'extérieur. Elle était parvenue à sortir du cube.

— Euh... ça va ? m'empressai-je de lui demander.

Haletante, elle souleva son visage face contre terre pour me regarder avec surprise.

— Je ne sais pas qui tu es mais ouais, c'était génial !

Elle entrevit ma grimace tandis qu'elle se relevait. « Génial » ? Quel genre d'aliéné pouvait trouver du plaisir à affronter son pire cauchemar ?

— Bon, intervint Vixe d'un ton nerveux qui ne lui ressemblait pas. Viens, Kaly, on se tire maintenant. Je n'ai aucune envie de me faire saigner, moi.

— ­Oui, dis-je. Allons-y...

— Ça va, les gringalets ! railla la fille. Vas-y, toi, essaie !

Et sans prévenir, elle me poussa dans l'entrée du cube.

Les murs autour de moi se changèrent instantanément et je ne fus plus dans la ville mais dans un lieu d'enfer que j'avais déjà trop connu.

Ma cellule.

— Non, soufflai-je.

Il n'y avait plus de lumière, rien que le froid glacé et les miasmes fétides de la crasse et de l'humidité. Un sentiment de panique écrasa ma poitrine et je me mis à tambouriner contre cette même porte en fer qui avait tant fait saigner mes poings, consciente que si les autres dans la ruelle ne pouvaient pas m'entendre, ils pouvaient au moins me voir.

— Non ! m'écriai-je dans le vide. Non, je ne veux pas jouer à ça ! Ouvrez-moi !

L'écho de ma voix se répercuta sur les murs rétrécis et mourut sans qu'aucune réponse ne me fût parvenue. Je savais que tout était faux, que les tourments avaient pris fin, que la liberté m'attendait juste derrière, mais tous les détails étaient gravés sur la pierre jusqu'aux empreintes des anciens condamnés que j'avais fait rouler sous mes doigts pendant des heures. Mes mains tremblantes lâchèrent le métal froid du battant et un dernier regard circulaire me fit hyperventiler.

— Par les eaux déchaînées de la Source, ça suffit vos conneries ! entendis-je résonner la voix de Vixe.

La respiration sifflante, je m'assis par terre, enroulai mes bras autour de mes genoux et y enfouis mon visage comme si me cacher pouvait me sortir de ce cauchemar.

— Je suis tenté d'ouvrir tant c'est pathétique.

Je rouvris d'un coup les yeux malgré ma vision envahie de points noirs. C'était la voix du garde aux yeux de chat. Il revient pour moi. En même temps qu'une haine crue, c'est la terreur qui m'emplit, et je tirai violemment sur mes cheveux en lâchant un cri strident. Il me sembla que la terre s'agitait – ou alors ce n'étaient que des tremblements provoqués par ma propre détresse – puis, d'une seconde à l'autre, les murs de pierre disparurent.

Je levai craintivement la tête pour découvrir une forme dans la pénombre. Seth Vive-Lame tenait le cube entre ses mains. Son visage était d'un calme terrifiant et ses yeux d'or liquide rivés sur les trois insouciants qui avaient dérogé aux règles.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? gronda-t-il.

Un épais silence était tombé dans la ruelle.

— Je... Capitaine, on ne voulait pas..., balbutia la fille, qui nous désigna Vixe et moi d'un doigt accusateur. C'est eux qui nous ont embarqués dans leurs idioties !

Seth inclina la tête avec une lenteur délibérée.

— Vraiment ?

Vixe voulut se défendre mais notre chef l'en dissuada d'une main dans sa direction. S'adressant aux autres, il ajouta :

— De toute façon, ce n'est pas à moi que vous devrez rendre des comptes.

L'air sembla refroidir ; les ombres glissèrent jusqu'à engloutir les pavés. L'horreur peignit leurs visages et leurs cœurs parurent cesser de battre à l'unisson quand une voix traînante surgit de l'obscurité derrière eux.

— Savez-vous ce que je fais des menteurs ? Voleurs, qui plus est ?

Reska était apparu comme un seigneur des cauchemars. Son iris argenté brillait sur la seule moitié de son visage éclairée par un rayon de lune, et le halo autour de sa peau pâle le faisait luire comme un spectre. Dans l'ombre qui les emporta tous, je vis un sourire inhumain fendre sa bouche.

Je ne compris pas où il les emmena, ni pour quel châtiment, mais le soulagement me gagna quand ils furent hors de ma vue. Cependant, je restai à terre, les épaules avachies, le regard dans le vide. Les souvenirs de la prison ne s'effaceraient jamais, ils avaient pour toujours brisé quelque chose en moi, quand bien même je me relevais. Cette injustice alors que j'étais perdue, l'abandon total, le désespoir...

Mon cœur en charpie conserverait son amertume. Il la conserverait longtemps.

Je ne sais combien de temps je restai ainsi, mais j'entendis vaguement notre capitaine congédier Vixe. Puis ses jambes s'arrêtèrent devant moi.

— Ne me touchez pas, le prévins-je dans un murmure glacial.

Seth n'avait pas esquissé un geste et ne tenta pas non plus de le faire. Il patienta simplement jusqu'à ce que je me lève. S'il ne marcha pas à mes côtés, je sentis de loin le poids de son regard alors que je rejoignais l'aile des chambres et que je refermais ma porte sur le couloir silencieux.


~ * * * ~


Je restai cloîtrée la matinée du lendemain dans ma chambre. Lorsque mon ventre cria famine, je sortis de cet état de torpeur pour aller déjeuner seule, peu désireuse de rencontrer Vixe. En quittant le réfectoire tardivement, l'enseigne du Refuge qui surplombait le mur circulaire capta mon attention. J'hésitai quelques secondes avant de me décider à y entrer. Inhannaë discutait avec un autre guérisseur près du bassin de Nim'arbres. Ses cheveux nacrés étaient savamment entrelacés à un diadème aux chaînettes faites d'un métal semblable à de l'or.

— Bonjour, Kaly, m'accueillit-elle avec un air aimable. Cela fait quelques temps.

— Depuis le début de ma formation, oui.

Je me parai d'un sourire pour esquiver les questions sur ma mauvaise mine. Il n'était pas si factice car j'appréciais réellement la compagnie d'Inhannaë et le calme respectueux qui planait au Refuge. Toutefois, mes mains écharpées et ma démarche rigide n'échappèrent pas à son œil expérimenté.

— Cela ne date pas d'aujourd'hui, constata-t-elle en effleurant les crevasses dans mes paumes. Pourquoi n'es-tu pas venue plus tôt ?

— Je n'ai pas l'impression que les autres souffrent.

— Les autres souffrent autant, crois-moi. Ils viennent peu ici car ils ont de quoi panser leurs plaies et les soulager chez eux.

Elle savait peut-être que ma réponse n'avait pas été complètement honnête. Je n'avais pas non plus eu l'envie de la déranger ou de paraître dépendante d'elle, elle qui m'avait généreusement tendu la main. En dépit de sa sollicitude à mon égard, Inhannaë demeurait un personnage naturellement lunatique.

— Alors, comment se sont passés les premiers jours ? me questionna-t-elle en longeant ses étagères.

— Plutôt bien, à vrai dire. Kreg me ménage pour le moment et j'ai la chance d'avoir un partenaire assez... dynamique.

Elle saisit un bocal en verre et revint dans ma direction.

— Tant mieux, alors. Tiens, voilà de la pommade, tu pourras la garder dans ta chambre.

— Merci.

J'observai les reflets du soleil qui étincelait sur le couvercle et décidai après un silence d'aborder un point qui me travaillait :

— Comment se fait-il que vous n'ayez pas réussi à rassembler le Cristal de Fal depuis tout ce temps ?

Inhannaë arrima sur moi ses yeux bleu pâle, me considérant avec surprise.

— Eh bien, Tartoth l'a dispersé aux quatre coins du monde. Elle seule avait le pouvoir de le restaurer en inversant son sort mais elle n'a jamais voulu revenir en arrière. Même quand l'Ordre l'a capturée.

— Oui mais... Ma question va sans doute paraître stupide, mais était-elle la seule sorcière de ce monde ? lui exprimai-je où je voulais en venir.

La guérisseuse réprima un délicat sourire, comme si elle se rappelait enfin mon ignorance.

— Non, bien sûr que non, répondit-elle, il existe des sorciers universels. En revanche, Tartoth était différente. Elle était une Sang-Premier, une descendante des pionniers de la magie. Les lignées des Sang-Premiers se sont vues offrir par la Source les pouvoirs élémentaires. Tartoth possédait le vent. C'est une magie extrêmement puissante.

— Pourquoi les autres Sang-Premiers ne vous aident-ils pas ?

Inhannaë fixa son regard sur les ridules du bassin.

— Il n'y en a plus. Tartoth était la dernière des sept lignées ancestrales. Si elle a eu un enfant, les Faucons ont pris soin de le garder reclus.

Je hochai pensivement la tête, m'imprégnant de cette information.

— J'ai la sensation que la Grande Rupture vous a tous beaucoup affectés..., dis-je pour essayer d'en apprendre davantage.

— Le Cristal de Fal est le centre même du monde, Kaly, répondit-elle sur un ton d'évidence. Sans lui, l'Équilibre est bouleversé.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Que les terres sont moins fertiles, que des feux les ravagent, que des vagues immenses engloutissent les habitations...

Le ton de notre conversation avait obscurci les yeux de la jeune elfe. Craignant d'être allée trop loin, je m'empressai de changer de sujet.

— As-tu avancé sur ton remède de la dernière fois ? lui demandai-je. Ce que nous étions allées chercher aux falaises pour rendre la vue ?

— Mes expériences en éprouvettes fonctionnent. À présent, il me faudrait l'essayer sur un patient fraîchement blessé mais je prie la Mère pour ne plus jamais en arriver là.

— Eh bien, dis-je, si ce jour arrive, j'espère que tu obtiendras le résultat escompté.

Inhannaë me regarda par en dessous. Je pressentis qu'elle avait une idée derrière la tête avant même d'entendre la suite.

— Si nos pratiques t'intéressent, je m'attèle à l'alchimie expérimentale les fins de journées. Tu pourrais venir voir, je serais ravie de savoir ce que tu penses de nos procédés de fabrication, me proposa-t-elle.

— Tu m'estimes peut-être trop, avouai-je avec embarras. Qui plus est, je ne connais vraiment rien de votre monde...

— J'ai le sentiment qu'ensemble, nous pouvons réaliser de grandes choses, dit-elle avec un sourire.

Malgré sa clairvoyance, elle ne se doutait pas de mon intention de quitter cet endroit prochainement. À la fois pour noyer les soupçons et pour mon accomplissement personnel, j'acceptai donc de bonne grâce.


~ * * * ~


J'aspirai une grande bouffée d'air avant de passer le portail de l'arène. Vixe avait posé ses affaires près de l'entrée, et il devait guetter les arrivées car il vint à ma rencontre sitôt que je fis mon apparition.

— Salut, dit-il avec une gêne patente. Ça va ?

— Très bien, Vixe, et toi ? feignis-je de ne pas comprendre.

Mon partenaire fourra ses mains dans ses poches en marchant à mes côtés sur la terre sablonneuse.

— Je suis désolé, c'est un peu ma faute si on s'est retrouvés là-dedans. J'étais en train d'essayer de les arrêter quand...

— Je ne t'en veux pas, le coupai-je aussitôt. Ce n'était pas ta faute.

Il me regarda attentivement tandis que je réunissais mes cheveux en chignon lâche, comme dans l'attente de quelque chose. Je finis par pousser un soupir.

— Je déteste être enfermée, lui confiai-je lugubrement.

Il dut se satisfaire de cette explication. Je ne comptais pas lui en donner d'autre. Nous démarrâmes donc notre course matinale dans un silence incommodé.

— Que... que crois-tu qu'il leur est arrivé ? hésitai-je en passant le portail. Reska les a... ?

— Ça, j'en sais rien. Mais je pense qu'on les reverra d'ici quelques temps, absolument changés, sans jamais plus de désir de braver l'interdit !

Vixe me lança une œillade fureteuse et, comme nous commencions à nous connaître, je devinai d'avance ce qu'il allait me demander.

— Tu ne voudras plus jamais aller à la taverne, j'imagine... ?

Ce lutin pouvait remercier son charme naturel car à la vue de son visage de guignol suppliant, j'esquissai un sourire malgré moi. Je lui donnai une bourrade en pleine course.

— Il va falloir que tu te montres très convaincant ! le prévins-je. Et que tu m'offres beaucoup, beaucoup d'ounya !

Vixe sourit avec profusion.

— Tout ce que tu voudras !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top