7 - Échange de bons procédés
Les nuages tamisaient les feux du soleil au-dessus des vergers. Inhannaë, vêtue d'un pantalon de soie ample, portait son panier au bras comme une déesse des moissons. Je ne pouvais me retenir de lui jeter des regards fascinés. Poème ambulant, elle incarnait la muse de tous les artistes, la quintessence de la Splendeur tenue dans un seul être modelé par une main sacrée et enveloppée d'un halo de grâce irréelle.
Après notre conversation du matin, la guérisseuse m'avait conviée à un déjeuner en sa compagnie sous les nobles arcades du Refuge. Une fois fait, elle m'avait proposé de me joindre à elle pour un travail de cueillette à la pointe des falaises qui bordaient la ville. J'ignorais si elle ne cherchait qu'à tirer profit de ma science ou si elle m'avait prise en pitié après mon malheur – ou les deux –, mais je devais bien reconnaître que son invitation était la bienvenue. Elle avait beau m'être étrangère, sa compagnie me soustrayait au moins à la solitude et à des heures d'errance misérable au fin fond de la ville. Et j'avais besoin de m'occuper. Il n'y avait rien de pire que de faire face à l'inconnu, les mains et l'esprit vides. Chaque moment que je passais seule avec moi-même me poussait à m'interroger sur l'absurdité de la situation et, en même temps, à en éprouver toute l'authenticité. Or, il me fallait à tout prix garder les idées claires pour organiser mon départ. Car je partirais... un jour.
De cela, je m'en étais fait la promesse.
Nous avions discuté tout le long du chemin de la médecine de mon monde et venions de traverser les plantations quand j'aperçus un groupe de soldats en uniformes revenir de la forêt. Derrière eux suivaient des charrettes où s'entassaient des carcasses d'animaux.
— Vous m'avez parlé de la chasse ce matin. Vous ne faites donc pas d'élevage ? la questionnai-je.
— De l'élevage ? Qu'entends-tu par là ?
J'ouvris la bouche pour lui répondre, mais son regard était empreint d'une telle bonté et d'innocence que je me ravisai.
— Bien, annonça-t-elle une fois parvenues aux franges d'herbes qui coiffaient notre éperon rocheux, nous cherchons une grande fleur aux pétales tombants et bleu foncé. Il devrait y en avoir quelques unes par là. Je travaille sur un nouveau remède afin de guérir la cécité causée par le venin des basilics.
Pour tout dire, son projet de rendre la vue me paraissait très illusoire mais je retins mon jugement. Notre premier échange m'avait d'ailleurs conduite à la conclusion que leur médecine en était encore au stade rudimentaire. Loin de moi cette idée : je me trompais largement.
Nous nous séparâmes donc pour une chasse dans les herbes folles. C'était une après-midi belle et sans vent. Entre les longs nuages blancs qui s'effilochaient dans le ciel, les rayons du jour cognaient ma figure hâve mais je recevais leur brûlure comme une bénédiction. Une fragrance marine se propageait sur la plaine chauffée par le soleil ; en passant ma langue sur mes lèvres, j'y reconnus le goût particulier du sel, et l'on entendait l'invariable mélodie des vagues qui s'écrasent et refluent sans trêve au pied des falaises.
Après une inspection minutieuse de ma parcelle de terre, je débusquai une fleur qui correspondait trait pour trait à sa description.
— Oui, c'est elle ! s'emballa Inhannaë.
— Comment voulez-vous que je la coupe ?
Tout en m'indiquant la base du pédoncule, elle afficha un air amusé.
— Tu sais, tu n'as pas besoin de me tenir autant en respect, me fit-elle savoir. Ni moi, ni les autres. Au sein de l'Ordre, nous sommes tous égaux. Persivell ne te l'a pas dit ?
— Même la Bansidhe ? Et ses hauts-gradés ? rebondis-je après un silence.
— Plus ou moins. Je comprends ton amertume, ta position ne t'a pas permis de voir la meilleure facette de Bánh Malve, et je suis désolée que tu aies eu à faire les frais d'une telle méprise. Mais elle est une dirigeante sensible au bien-être de son peuple. Quant aux hommes que tu as rencontrés, ils sont mes amis pour certains, et mes alliés pour d'autres. Le respect est une valeur que nous cultivons à Cérule.
Renfrognée au souvenir amer de la dame Malve, je refermai les doigts sous la corolle bleutée de la fleur. Tout à coup, une sorte de frétillement me traversa le bras. Car elle était penchée au-dessus d'une nouvelle trouvaille, Inhannaë ne prit nullement garde à mon trouble. Surprise, je tendis de nouveau la main vers la plante pour en effleurer les pétales. C'est alors qu'une énergie puissante me traversa. Familière. Obsédante. Une énergie que j'aurais juré avoir rencontré... il y a peu de temps.
Mais comme Inhannaë revenait vers moi, je clignai rapidement des yeux et m'empressai de trancher la tige.
— Aïe !
— Tu t'es coupée ? s'inquiéta-t-elle en se portant à ma rencontre.
Je secouai la tête en guise de négation, les sourcils froncés. De surprise, j'en avais lâché la fleur, toutefois mes mains ne portaient aucun stigmate de blessure. Aussi étrange que cela puisse paraître, la douleur m'avait plutôt frappée... à la poitrine.
— Parfait, alors rentrons, décréta la guérisseuse en couvrant son panier du soleil. Trois spécimens suffiront amplement pour mes premières expériences.
Elle eut aux lèvres un sourire si parfait, si lumineux que j'eus presque envie de la toucher pour m'assurer qu'elle était de chair (sincèrement, je crois qu'aucun elfe n'aurait jamais pu laisser un humain de marbre). À la place, je m'absorbai dans la contemplation de la tour gigantesque de l'Ordre qui brandissait au loin sa pointe effilée vers les nues.
— On m'a dit que je devais rejoindre l'armée dès demain, dis-je, d'un ton âpre. Êtes-vous en guerre ?
— Que Dana nous en préserve, énonça-t-elle dans un chuchotement.
Mes ongles se rétractèrent dans le creux de mes mains lorsque je repensai à ce mode de vie que l'on m'imposait après des jours de captivité injuste et abusive. Mais la curiosité fait partie de ma nature ; elle l'emporta sur la colère.
— Depuis combien de temps le Cristal de Fal est-il brisé ?
Sous son chapeau enrubanné, Inhannaë perdit un peu de son entrain.
— Nous venons d'en compter les vingt-cinq ans.
— Et cette histoire a-t-elle un lien avec les Faucons Obscurs ? continuai-je sur ma lancée, intriguée par son laconisme. Persivell m'a parlé d'une sorcière...
— Tartoth, confirma-t-elle avec un hochement de tête. À l'époque, elle faisait partie en effet des Faucons.
— Mais je ne comprends pas... Comment est-ce possible ?
— Quoi donc ?
— Eh bien, fis-je en réfléchissant à ses propos, ces gens sont donc vos ennemis depuis plus de vingt ans ?
— Oh, malheureusement, Kaly, et depuis plus longtemps encore...
N'oubliant pas la raison de mon incarcération, je préférai m'arrêter là pour le moment.
Sur le chemin du retour, nous longions les sentiers fleuris dans un silence paisible quand Inhannaë pivota vers moi.
— Tes parents sont-ils humains ?
Je gardai un instant mes yeux sur la terre battue de la route, l'air morne.
— Je ne vois pas ce qu'ils pourraient être d'autre.
— Mais tu es au moins à demi sidhe.
— Oui, Malve m'a dit que je ne parlerais pas votre langue autrement. Je ne suis pas certaine d'avoir tout compris...
— C'est l'anima qui nous lie tous, comme je te l'ai expliqué ce matin. Chacun de nous parle la langue universelle, la langue commune. Seule la langue ancestrale diffère ainsi que quelques langues vernaculaires. Si tu es capable de nous comprendre et de t'exprimer comme nous, la seule raison possible est qu'il y a de l'anima en toi. Mais je remarque que ton séjour dans l'autre monde t'a pourvue d'un accent très particulier.
Il était vraiment difficile de me résoudre à cette réalité selon laquelle un sang de créature imaginaire coulait dans mes veines.
— Aucun de vous ne semble étonné par le fait que certains de... votre peuple aient fait leur vie de l'autre côté, commentai-je alors.
— Non, en vérité, l'autre monde a toujours beaucoup intrigué. Les passages se sont seulement faits moins fréquents au fil des siècles. Il y a eu une époque foisonnante d'échanges entre nos mondes mais nous avons connu trop de différends avec les humains.
La réaction abrupte de Persivell me revint en mémoire. Des « différends », disait-elle. Je devinais sans mal où elle voulait venir. L'Histoire nous avait montré, à bien des reprises, à quel point nous avions peur de ce qui nous était étranger. Nous avions allumé des bûchers, promulgué des édits pour combattre ce que nous appelions l'hérésie, nous avions coupé des têtes ; et après avoir drainé de nos terres toute trace d'inconnu et de magie, voilà que la Science s'était assise, vénérée par sa cour de dévots aveugles et fanatiques, en prônant – ô paradoxe – sa volonté de progrès. Et toujours cette même Science nous formatait à condamner les excentriques. Comme mon père. Ah ! songeai-je tristement, combien je le regrette...
Je le jure, un simple séjour dans Cérule aurait donné à l'humanité toute entière une belle leçon de modestie.
Inhannaë avait le regard plongé dans le ciel quand elle embraya sur une question :
— De quelle couleur est ton sang ?
— Pardon ?
Ses yeux pâles cillèrent, puis trouvèrent les miens.
— Ma question était uniquement à visée de recherche, rassure-toi. J'ai pensé que nous pourrions peut-être creuser tes origines.
— Tu pourrais savoir ce qui me vaut d'être ici ? lui demandai-je en envoyant mollement rouler un caillou dans l'herbe.
— Rien n'est moins sûr, je n'ai jamais rencontré quelqu'un comme toi. Mais je suis guérisseuse et je connais le fonctionnement de bon nombre de sidhes. Si tu es d'accord, je pourrais investiguer là-dessus.
— Rouge, répondis-je alors après un léger temps d'hésitation. Mon sang est rouge.
Et ainsi, elle me confronta à un large éventail de questions : si je ressentais le chaud ou le froid, si je guérissais vite des blessures, s'il m'était arrivé de faire des rêves prémonitoires, si ma vision pouvait s'accommoder à l'obscurité... Et tant de facultés extraordinaires encore que l'on aurait cru tirées de contes pour enfants ! Pourtant, à notre retour dans les murs de l'Ordre, aucun élément n'avait encore retenu son attention. Quelque part, j'en étais soulagée. Je gardais en secret le maigre espoir que peut-être j'eusse bien été une humaine – une exception à la règle dans ce monde de tous les possibles.
Inhannaë me quitta donc aux portes du Refuge en remettant le mystère à plus tard.
~ * * * ~
Le lendemain, aux aurores, débutait ma carrière d'emprunt dans l'armée.
Annexé au bâtiment principal, le terrain d'entraînement était accessible directement depuis le grand vestibule du palais par un premier portail qui les reliait via une cour intérieure ; un deuxième passage, m'avait expliqué Persivell, existait également depuis les jardins de l'Ordre. Debout sur le carrelage en faïence de mosaïque, j'examinais, ébahie, l'énorme enseigne qui surplombait l'entrée : une hache à double tranchant croisée sur un écu serti d'une pierre de sang.
Je risquai d'abord un œil hésitant depuis le seuil. L'arène – c'était le nom dont on avait affublé le lieu – s'étendait sur une surface qui avoisinait l'hectare. Son appellation ne lui valait certainement pas les descriptions de mon monde, car si elle avait une forme circulaire et que la terre y était d'un marron friable semblable à du sable terni, en revanche, il n'existait aucun gradin pour y accueillir un public. La lumière naturelle se déversait à travers les failles d'un immense dôme de verre. En plus des poutres installées ci et là, des barres métalliques fixées aux murs et des sacs de frappes, plusieurs planches servant de tables étaient espacées les unes des autres, où des recrues matinales amenaient des armes de toutes sortes.
Malgré l'inquiétude qui me nouait l'estomac, je pris une grande inspiration et bombai la poitrine. Toute cette comédie n'était qu'à visée temporaire mais je devais y consacrer toute mon énergie. Il me fallait retourner dans les bois au plus vite ; j'avais disparu de mon monde déjà trop longtemps, si longtemps que ma famille devait avoir organisé des funérailles, pensant que je me serais faite dévorer par un ours sauvage sur le chemin !
Juste le temps de savoir me défendre.
Persivell m'avait parlé d'un certain Kreg que je trouverais aux premiers rayons dans l'arène. Ce prénom m'avait interpellée sans que je ne parvinsse à lui remettre un visage mais à la vue d'un homme aux cheveux d'un rouge vineux, la mémoire me revint aussitôt. Il faisait partie du duo de paladins qui m'avait aidée dans la forêt et ramenée à l'Ordre. Le premier jour. Ce jour maudit qui n'avait donné lieu qu'à une succession de mésaventures...
Il supervisait le montage des tables lorsqu'il me remarqua approcher et je lus dans son sourire qu'il me reconnaissait aussi.
— Salut, toi, me lança-t-il d'une voix engageante.
— Bonjour... chef.
Un froncement de nez rébarbatif me répondit. Tendue, je me demandais ce que j'avais pu faire de travers quand, d'une seconde à l'autre, il éclata d'un rire sonore.
— Oulah, pas de cérémonie entre nous ! Appelle-moi Kreg, veux-tu, dit-il en me gratifiant d'une tape sur l'épaule, ignorant mes joues qui se colorèrent d'embarras. Toi, c'est Kaly, hein ? Il paraît que tu avais vraiment perdu la mémoire, au final. Pas de chance que tout ça soit arrivé en même temps qu'un coup des Piafs.
— Euh... oui, répondis-je avec prudence, incapable de deviner ce dont il avait été mis au courant.
Des petits bruits de pas précipités dans le sable retentirent alors derrière moi. Kreg releva ses yeux de vermillon et arqua un sourcil.
— Ne crois pas que ton retard passe inaperçu ! Salue donc ta nouvelle camarade, Vixe. J'en avais assez de ne voir que ta tête de bouffon à longueur de journée.
Je me tournai pour faire face à un fringant garçon, peut-être plus jeune que moi à vue d'œil. Les pommettes rougies par la course, il remit de l'ordre dans ses cheveux noirs ébouriffés en tous sens. Ses yeux sombres pétillaient comme s'ils renfermaient des étoiles et, quand il me sourit, la ribambelle de fossettes qui creusèrent ses joues le firent paraître très avenant. Je remarquai qu'il n'était pas bâti comme un mur et pas non plus bien plus grand que moi.
— Ravi de recevoir enfin de la compagnie, je n'y croyais plus, décidément ! lança-t-il d'un ton joyeux. Moi, c'est Vixe.
Kreg me permit de me présenter à mon tour avant de frapper dans ses mains.
— On attaque tout de suite, nous commanda-t-il. Allez donc me faire huit tours du QG avec dix sauts couchés-debout à chaque moitié de parcours. Montre-lui le chemin, mon gars, et ramène-la en vie, de préférence. Et ne lambinez pas ! ajouta-t-il avec un regard appuyé pour Vixe.
Aussi abordable que se montrait Kreg, ses ordres ne souffraient d'aucune repartie. Vixe me fit un signe de tête et nous partîmes au trot par la porte qui menait à l'extérieur. De ce côté, l'arène se prolongeait par un rectangle propre et bétonné cerné de hauts murs. Divers obstacles faits d'échelles, de cordes et de filets occupaient la moitié du terrain. L'aube pâle et brumeuse teintait de rose le large pavement uniforme.
Mon coéquipier entama la conversation :
— Alors, de quel régiment tu viens ?
— Aucun. Je... viens de m'enrôler. Et toi ? demandai-je en retour, en prenant sur moi pour me doter d'amabilité.
— Soldat depuis deux ans à Thassarion. J'ai rejoint Cérule le mois dernier dans l'espoir de devenir paladin. Une aubaine, je ne pouvais plus tenir en place !
Nous franchîmes un autre portail et débouchâmes sur les pelouses impeccables de l'Ordre, ornées de parterres anguleux de fleurs et de haies couleurs pastel et criardes, tout embrumés de rosée. Sans ralentir, Vixe nous dirigea vers un chemin de terre qui sinuait derrière un grillage.
— On n'est que toi et moi avec Kreg ? lui demandai-je en régulant mon souffle. J'aurais pensé que nous serions plus nombreux....
— Pas faux. D'ordinaire, les escadrons des nouveaux sont formés ici, dit-il d'un ton léger en désignant du pouce le camp à l'air libre dont nous sortions. L'arène est plutôt réservée aux paladins, et les anciens comme Kreg ne prennent comme pupilles que deux ou trois élèves recommandés, pas des bleus. Dis-moi, t'as léché les bottes de qui pour être là ?
— Personne.
Ma voix avait retenti avec sécheresse. Les yeux de Vixe s'agrandirent démesurément.
— Oh, mince, pardon ! s'excusa-t-il vivement en agitant les mains en signe de paix. Il n'y a aucun souci, ça m'a juste étonné ! Pardon, je ne plaisantais pas, tu sais, quand j'ai dit que j'étais ravi d'avoir de la compagnie.
Mon regard rencontra le sien, penaud, et quelque chose en lui inspirait tellement la sympathie que mes épaules se relâchèrent.
— Aucun souci non plus, lui assurai-je.
Nous trottâmes un moment en silence. La course revivifiait mon corps ; chaque foulée diffusait la vie dans mes muscles, chaque inspiration apaisait la brûlure familière qui fomentait dans ma poitrine palpitante. Mon cœur avait beau être préparé pour l'exercice, la maladie et les privations des derniers jours m'avaient affaiblie, et l'on ne pouvait me tenir rigueur d'avoir connu meilleure forme.
— Honnêtement, j'appréhende un peu, avouai-je après qu'un groupe de femmes carrées comme des athlètes nous eût dépassé en riant.
— Au moins, dis-toi que Kreg est sympa. Franchement, on est tombés sur un des meilleurs tuteurs qui soient ! En plus, il nous fait courir tôt pour nous éviter de cuire au soleil. Je t'assure que les autres n'ont pas tous les mêmes méthodes.
Vixe effectua quelques pas chassés, probablement pour se mettre à mon allure. Il m'observa d'un air curieux.
— Tu as un accent étonnant, remarqua-t-il. Si je peux me permettre, tu es une sorcière ?
Je grimaçai un sourire et ânonnai le discours que m'avait préparé Persivell. « Rappelle-toi : tu t'es blessée à la tête. Tu n'as plus aucun souvenir, hormis ton prénom. » Quoique je remettais en doute la crédibilité de cette histoire, Kreg avait eu l'air de l'acheter et Vixe ne posa pas plus de questions – par simple candeur ou par politesse.
Au bout de quelques minutes, je lançai à mon partenaire un coup d'œil en biais, examinant ses oreilles courtes qui se terminaient en pointes discrètes.
— Toi, hésitai-je, tu es... un genre d'elfe ?
Vixe tourna brusquement la tête, les yeux ronds. Puis il rit tellement fort que je crus qu'il allait se tordre au sol.
— Par la grande Falias ! Ça doit être la chose la plus flatteuse qu'on m'ait jamais dite. Haha, un elfe ! gloussa-t-il en rejetant la tête en arrière. Si seulement ma mère t'entendait. Loin de là, je suis un lutin, voyons ! D'habitude, personne ne s'y trompe.
Un lutin ? À vrai dire, il n'était pas bien différent d'un humain un peu plus petit que la moyenne...
Malgré son éclat de rire, Vixe garda le rythme et, pour ma part, je fus bientôt à court de souffle pour entretenir la conversation. Quelques centaines de mètres plus loin, il m'avait distancée. Mon corps parvint à endurer l'effort un certain temps mais la tête finit par me tourner et ma vision se ponctua de taches noires. Prise d'une sérieuse nausée, je dus faire une pause. Vixe passa à plusieurs reprises avec le sourire devant le coin de terre où je m'étais assise ; enfin, il me releva par le poignet.
— Allez, viens, c'est mon dernier tour ! m'encouragea-t-il.
Nous courûmes ensemble sur la portion restante et revînmes à l'arène avec une accélération sur la dernière ligne droite. Haletante, les mains sur les cuisses, je m'efforçai de réprimer mon haut-le-cœur à l'arrivée.
— Elle a tenu combien de temps ? demanda Kreg en lâchant sa barre de traction.
— Trois tours ! tenta de me vanter Vixe. Et on a fait la moitié de mon dernier tour ensemble.
— Tsk, on va voir ce qu'on va bien pouvoir en faire.
Kreg se débarrassa de ses gantelets et s'éloigna enfiler un maillot d'entraînement. Tout en reprenant mon souffle, j'en profitai pour inspecter les environs. Divers ateliers avaient pris forme depuis l'aube ; les tables auparavant vides regorgeaient maintenant d'un impressionnant attirail : arcs, carquois de flèches et arbalètes sur l'une ; épées, ceintures de dagues et hachettes sur d'autres ; hallebardes dressées dans leur râtelier... Mes genoux flageolèrent, et pas uniquement de fatigue.
Sa gourde à la main, Vixe désigna du menton quelque chose à l'opposé de l'arène.
— Regarde, c'est lui notre chef, fit-il avec une once d'excitation dans la voix. Vive-Lame, qu'il s'appelle.
— Je l'ai déjà vu, oui..., dis-je en reniflant.
Déjà trop vu pour le reste de ma vie, songeai-je en mon for intérieur. Ses cheveux blancs ramenés en arrière, Seth avait son torse musclé à l'air libre et il échangeait des banalités avec quelques personnes tout en s'enveloppant les poignets de lanières de cuir. Aucun artifice ne le distinguait des autres soldats mais tout en lui indiquait son statut de chef.
— La rumeur dit qu'il a été façonné dans la Source, continua Vixe en s'essuyant la bouche, le regard brillant. Tu y crois, toi ?
Je plissai le front.
— La Source... ?
— Bien, reprit Kreg en nous faisant signe. Venez là, tous les deux.
Bras croisés, notre tuteur nous regarda tour à tour avant d'ancrer ses yeux vifs sur moi.
— Avant tout, j'ai besoin de voir ce que tu sais faire. Tu vas donc te battre contre Vixe, à mains nues pour commencer. Débrouille-toi comme tu peux, tape, évite, tous les coups sont permis pour cette fois. Et quant à toi, dit-il à l'attention de mon coéquipier, n'essaie pas de la casser en deux. Tu as bien compris que ce n'est pas le but de l'exercice.
— Comme si c'était mon genre ! s'offusqua Vixe en se tenant le cœur.
Sitôt dit, mon partenaire fit rouler ses épaules, craquer ses jointures et recula dans le sable à environ cinq pas de distance. Puis il leva les deux mains à hauteur de sa mâchoire, paumes ouvertes, dans une garde qui rappelait celle du krav-maga.
Une brève minute, je demeurai un peu stupide, les bras le long du corps, et pour cause : nous ne portions aucune protection ! Mais comme Vixe arquait les sourcils et que notre entraîneur commençait à taper du pied, je finis par me mettre en posture de trois-quarts, menton baissé, un poing en avant.
— Voilà qui est... intéressant, commenta Kreg.
Ce fut Vixe qui débuta les hostilités. Il lança une main tendue vers ma gorge, que j'esquivai par réflexe, et je lui rendis un coup de poing direct qui manqua tout juste de le cueillir à la mâchoire. Indubitablement, ma riposte le prit de court mais une lueur de plaisir éclaira son visage. Dès lors, il monta la difficulté d'un cran. C'était un combat pour moi très inhabituel car il ne pratiquait pas la boxe comme je le faisais, mais plutôt un corps-à-corps combinant la lutte et la percussion. Qui plus est, je n'avais pas l'habitude de porter de vrais coups à mes adversaires, encore moins sans gants.
Rien de très étonnant, donc, lorsqu'il m'envoya par-dessus son dos valdinguer dans le sable.
— Encore, réclama Kreg.
Vixe me tendit sa main avec un petit sourire d'excuse et nous nous remîmes en position. Malgré mon intention d'attaquer la première, il me devança de nouveau par un jeu de jambes complexe. Les mâchoires crispées, je rentrai le menton et me repliai sur moi-même en attendant une ouverture. Mes poignets nus accusèrent méchamment les assauts, et je n'eus rien le temps de faire que son pied me faucha derrière un genou. L'instant d'après, le plafond tout en lumière s'étalait au-dessus de moi.
— Encore, retentit la forte voix de Kreg.
Cette fois, je me relevai seule, contusionnée et hors d'haleine. À peine fus-je sur mes pieds que le genou de Vixe me heurta les côtes. Je serrai les dents en canalisant la douleur et, quand il approcha de nouveau, mon poing se ficha dans son épaule. L'onde de choc me broya les phalanges. Aussitôt, j'embrayai par un coup de pied vers l'avant mais il bondit d'une seule détente sur le côté, passa dans mon dos et me renversa au sol avec une prise brutale qui m'envoya tête la première dans le sable.
À contrejour, la silhouette de Kreg se détacha dans le tourbillon de poussière.
— Ouais, estima-t-il d'un ton peu convaincu, tu sais un peu prendre les coups et tu as l'air de connaître quelques trucs. Mais dis-moi, pourquoi tu sautilles partout comme ça ?
— Euh... Je ne sais pas.
Les oreilles encore sifflantes, je détournai les yeux en toussotant. Mieux valait éviter le sujet des techniques de boxe de mon monde.
— Bon, ce n'est pas vraiment comme ça qu'on se bat ici mais écoute, c'est mieux que rien, conclut-il en se grattant la joue. Par contre, je ne te cache pas qu'on a du pain sur la planche, il va falloir que tu apprennes beaucoup de choses à la fois, et vite. Vixe, ta mission aujourd'hui sera de t'occuper seul. Tu crois que tu peux le faire ?
— Chef, oui, chef ! cria le concerné déjà au garde-à-vous – qui en profita pour me glisser un sourire. J'espère que tu ne m'en veux pas. Bon courage pour ton premier jour !
Et du courage, oh ! il m'en fallut.
L'éprouvante matinée qui s'ensuivit ne vaut guère d'être racontée. Je peux seulement dire que le soleil culminait haut dans le ciel quand Kreg mit fin au carnage.
— Ça suffira pour aujourd'hui, décréta-t-il en m'examinant d'un œil stoïque empoissée de sable, de sueur et pantelante. Demain,tu seras là à la même heure pour la course avec l'autre guignol et on te choisira une arme. Prends un peu de repos, j'ai décidé que ton temps serait rallongé un peu plus chaque jour.
Sur ces mots, il partit faire quelques tours de course pour son propre entretien. Mes épaules, mes bras et chacun de mes muscles me tiraillèrent lorsque je me penchai pour attraper ma gourde. L'eau fraîche me permit de recouvrer mes esprits. J'aspergeai mon visage brûlant ; sous le dôme de verre, la chaleur n'avait cessé de croître.
L'arène affluait de monde désormais. Il y avait des peaux vertes, des peaux bleues, des tignasses à la couleur de l'arc-en-ciel ; des cornes, des poils, des queues ; partout des gens inhumains dont l'aspect me donnait parfois le vertige. Ceux qui n'étaient pas engagés dans des duels s'occupaient en disciplines à distance ou à des ateliers de renforcement musculaire. L'air bourdonnait de raclements et de cris ; le métal frappait contre le métal dans des tintements incessants, et l'air transportait une âcre odeur de cuir, de rouille et de sueur. Beaucoup de combattants avaient des carrures olympiennes sculptées de muscles puissants qui marquaient, par contraste, mon étroitesse et ma petite taille.
Notre capitaine lui-même avait délaissé son sac de frappe pour un combat à mains nues contre un colosse à faire pâlir les champions humains. Seth suintait déjà le respect dans l'atmosphère confinée des prisons mais le voir au milieu de tous forçait davantage l'admiration. Ses yeux brûlaient d'assurance et il semblait que rien ne pouvait l'arrêter.
De ce que j'avais pu comprendre, l'endroit qui m'avait recueillie, l'Ordre de Cérule, était réputé pour former les paladins de la région, autrement dit des soldats d'élite. Sans conteste, je ne trouvai autour de moi que des guerriers expérimentés. Vixe m'avait pourtant dit que les escadrons des bleus s'entraînaient dehors, alors pourquoi diable m'avait-on placée au milieu de ces gens ? En « compensation » des torts qui m'avaient été causés ?
Une épée usée à la main, mon partenaire affrontait une femme aguerrie qui le combattait au bâton. Très grande, aux cheveux blonds coupés courts, je la connaissais également. C'était elle qui avait porté le coup de grâce au cauquemar. Hildegarde, me rappelai-je.
Vixe m'aperçut au moment où je rassemblais mes affaires et me dit au revoir d'un signe amical de la main. Hildegarde profita de son relâchement pour l'envoyer rouler-bouler au sol d'une frappe sur le flanc. Avec un sourire gêné, j'agitai mes doigts dans leur direction et m'éclipsai bien vite.
Vixe, me répétai-je intérieurement.
Mon premier camarade.
Lorsque je mis un pied dehors au milieu de l'après-midi, la ville était réchauffée par un soleil aux mille feux. Aussi animée qu'au premier jour, la place du marché accueillait un grand nombre d'étals multicolores. Des tissus de toutes matières circulaient entre les mains, les prix se négociaient, des blaireaux à coiffes de paille entonnaient en chœur leur fourbe chanson de marchandage. Angoissée par les souvenirs que m'évoquait cet endroit, je me faufilai rapidement parmi les criées, cheminant dans la grande allée centrale jusqu'aux jardins où s'amusaient des enfants. Le vent était de retour, il soufflait sur les bosquets fleuris et s'échouait contre la muraille où des sentinelles veillaient.
Je quittai l'enceinte de l'Ordre pour me diriger vers les falaises que nous avions arpentées la veille avec Inhannaë, sans pouvoir retenir au passage un regard vers les bois hypnotiques du contrebas. Les plants étaient tels que nous les avions laissés, ondulant doucement dans la brise, et je me remémorai le malaise étrange qui m'avait saisie au moment où j'avais cueilli la fleur. Le corps perclus de courbatures, j'entrepris de marcher à travers champs, revenant tantôt sur mes pas, changeant tantôt de direction, jusqu'à arrêter mes yeux sur un bloc de pierre.
C'était pour cela que j'étais revenue.
Cette énergie singulière... Elle m'obsédait. J'y avais songé toute la nuit.
Elle était là désormais. Il fallait que je sache.
Un instinct inexprimable m'obligea à creuser la terre sous le rocher, que je dégageai de toutes mes forces, suffisamment pour y passer une main téméraire. Ce que j'extirpai de la crevasse fit bondir mon cœur dans ma poitrine. Dans ma paume reposait une grosse pierre translucide aux contours irréguliers, qui irradiait d'une lueur mauve.
Le Cristal de Fal.
Je fus bouleversée en le regardant tandis que l'anima effleurait ma peau et ondulait dans mes chairs. Je me souvins de la force qui m'avait happée dans la forêt de mon monde et de l'apparition de Dana. C'était la même énergie, depuis le début, celle du Cristal.
Mais pourquoi ?
— Ce n'est pas bien de faire des cachotteries.
Je fis volte-face en réprimant un cri. Reska se tenait devant moi, apprêté d'une redingote sombre et noble qui lui donnait un air d'empereur. Un frisson hérissa la peau de mes bras en réalisant qu'il avait pu m'approcher de si près sans que je ne l'eusse ni vu, ni entendu malgré la protection du plein jour. Son œil gris dévia avec intérêt vers ma fraîche découverte.
— Douce demoiselle, ronronna-t-il, sais-tu ce que tu as dans la main ?
— Du Cristal de Fal, répondis-je sans oser détourner mon regard de lui.
Que faisait-il là, au juste ? M'avait-il... suivie ? Devant le sourire inquiétant qu'il ébaucha, je me sentis obligée de m'expliquer :
— Inhannaë m'a dit qu'il avait été brisé il y a longtemps.
— Inhannaë a dit vrai, commenta-t-il.
Reska se mit à tourner lentement autour de moi, sans aucun bruit, comme s'il se contentait de flotter.
— L'Ordre envoie des équipes depuis vingt-cinq ans à la recherche des cristaux perdus, me fit-il ensuite part d'une voix cauteleuse. Et voilà que la toute nouvelle arrivée en déniche un au beau milieu de la plaine qui était sous nos yeux. Comment as-tu fait ?
— Je ne sais pas, prétendis-je. C'était un peu par hasard. Il était juste à côté de vous pendant tout ce temps, comme vous l'avez si bien dit.
Son sourire s'élargit, découvrant une nouvelle fois ses canines étrangement acérées.
— Quelle créature étonnante tu es...
Lorsqu'il tendit sa main pâle, je m'empressai de lui donner la pierre sans prendre la peine de lui dissimuler ma hâte de me retirer.
— Je me permets de rapporter ceci à notre chère Bansidhe. Je ne manquerai pas de lui dire que notre nouvelle recrue est à l'origine de cet exploit.
— Qui sont en vérité les Faucons Obscurs ? demandai-je soudain en le voyant tourner le dos. J'ai passé des jours à me faire interroger et je ne sais rien d'eux.
Le maître des calomnieurs ne dévoila aucune émotion alors qu'il m'examinait en silence, le coin d'une lèvre rehaussé.
— C'est un groupe d'hérétiques que nous sommes occupés à mater depuis un temps antérieur à ta venue au monde.
— C'est-à-dire ?
— Depuis près de quarante ans.
Mon flagrant étonnement l'amusa et parut le motiver à poursuivre.
— Les Faucons ont frappé la première fois en assassinant les membres du Conclave pour parvenir au Cristal de Fal et, ainsi, au pouvoir. Mais ils ont perdu la guerre qui est arrivée ensuite. N'ayant pas admis la défaite, ils ont fini par envoyer leur maudite sorcière.
— Tartoth, la citai-je pensivement.
L'œil torve, il inclina la tête en incurvant un sourcil.
— Tu en sais, des choses.
— Pourquoi m'avez-vous prise pour l'une des leurs ? insistai-je.
— Il y a eu une propagande à l'instant même où tu fuyais les gardes, m'apprit-il d'une voix grave.
— Une propagande ?
Ce terme piquait ma curiosité à vif mais notre échange ennuyait déjà Reska qui pivota en direction des remparts.
— Malheureusement, tu risques d'en voir une bien assez tôt, dit-il en s'éloignant.
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