6 - Chemins croisés
Avant que l'aube ne pointe, mes yeux étaient déjà grand ouverts. Mon sommeil avait été entrecoupé de réveils en sursauts et d'instants de désespoir. Je regardai avec tourment sur la table basse le reflet scintillant de mon couteau-suisse et me préparai en vitesse avec la même résolution qu'au coucher.
Maintenant que j'étais libre, il fallait que j'essaye.
Retrouver la trace de la rivière.
En serrant mon pantalon trop lâche sur mes hanches amaigries, je pestai contre mes mains tremblantes et me persuadai que la peur était inutile et injustifiée. Après tout, leur discours n'avait aucun sens ! Comment pouvais-je avoir atterri là si les passages vers l'autre côté étaient condamnés ? Je n'y croyais pas. Je ne le voulais pas. Il y avait forcément un moyen de rentrer ; et c'est qu'ils m'avaient menti.
Il était hors de question que je me résigne à mon sort. Ma vie était ailleurs.
Lorsque je me glissai dans le couloir, seule une poignée d'inconnus sortait affronter l'astre levant. Personne ne fit attention à ma figure anonyme ni dans les dortoirs, ni dans les allées fleuries du jardin, et même aux portails immenses qui ouvraient les remparts vers le grand extérieur, malgré mon visage livide, la seule présentation de mon badge suffit à me céder le passage. C'était facile. Peut-être trop. Mais la liberté ne m'avait jamais paru meilleure qu'en ce jour !
Le ciel oubliait peu à peu les couleurs de l'aurore. Des bourrasques hurlantes firent tournoyer mes cheveux tandis que je regardais la forêt dense qui semblait me tendre les bras au pied de la colline. Je gonflai mes poumons pour me donner du courage avant d'entreprendre mon voyage dans la sylve inconnue, non sans anxiété. Le premier jour, il y avait eu cette bête ignoble, le cauquemar. J'espérais qu'avec mon arme ridicule, mon chemin ne serait pas cette fois semé d'une telle embûche.
Il n'y avait pas longtemps que je marchais à l'aveugle quand, dans l'ombre des frondaisons, des voix essoufflées me parvinrent. Craignant l'idée de faire une mauvaise rencontre, je me plaquai contre l'écorce d'un large tronc d'arbre. Cependant, le bruit de corps trébuchant et l'odeur âcre qui empoisonnait l'air me poussèrent à risquer un œil.
Une erreur qui me coûta.
Deux soldats de l'Ordre – que je reconnaissais à leurs cuirasses serties d'une pierre orange, semblable à mon propre badge – claudiquaient misérablement dans la végétation. L'un des deux, un elfe à la chevelure blonde, soutenait son compagnon qui agitait avec frénésie un moignon de bras sanglant. Et à sa respiration striduleuse... je compris qu'il suffoquait.
— Tiens bon, Del, nous sommes presque arrivés ! l'encouragea son partenaire.
Je jurai mentalement et fermai les yeux en attendant qu'ils s'éloignent, consciente de leur détresse, sans doute vitale. Mais ils se trouvaient à proximité de la ville, après tout, et j'avais un objectif en tête. Qui plus est, la mésaventure de ces inconnus ne me regardait pas. Qu'ils se débrouillent donc seuls.
Et pourtant, au cours de leur longue traversée, les soupirs se muèrent à mes oreilles en râles de mourant. Je connaissais déjà trop bien les bruits de l'agonie...
— Del, gémit l'autre d'une voix chevrotante. Del, non, reste avec moi !
Maudite charité.
— Je vais vous aider ! m'exclamai-je en brandissant mon badge pour leur assurer notre alliance.
Les deux hommes écarquillèrent les yeux tandis que, sortie de nulle part, je glissais mon bras autour de la taille du blessé, mais l'urgence n'était pas aux présentations.
— Que s'est-il passé ? demandai-je aussitôt.
— Nous... nous chassions un cocatrix. Cette saloperie lui a arraché le bras et lui a injecté son venin.
Je fis de mon mieux pour ne rien laisser apparaître de mon trouble et me contentai de hocher la tête comme un soldat ordinaire.
À nous deux, nous parvînmes à supporter le poids du blessé quelques temps. Hélas, dans notre objectif de rejoindre la ville au plus vite, nous avions atteint le bas de la colline lorsqu'il buta dans l'herbe et s'effondra comme une masse. Il n'essaya pas de se relever. Il pesait bien trop lourd pour que nous puissions le transporter seuls.
— Cours chercher de l'aide ! m'enjoignit l'elfe en s'agenouillant à côté de lui.
— Non, répondis-je après avoir jaugé la situation de sang-froid. Non, vous qui êtes valide, allez-y. Je... j'ai une formation de guérisseuse, me justifiai-je. Il vaut mieux que je reste avec lui jusqu'à l'arrivée des secours.
Le soldat m'observa avec des yeux ronds, ne sachant s'il pouvait me confier la vie de son compagnon. Finalement, avec une expression décidée, il s'élança dans la montée verdoyante en hurlant des appels.
À présent seule avec le blessé, je vérifiai d'abord la bonne compression du garrot autour de son moignon, la mâchoire crispée. Mon corps agissait par automatisme après toutes ces années d'apprentissage et ces mois d'exercice. Un seul coup d'œil me permit de comprendre que la priorité n'était plus l'hémorragie : ses lèvres étaient bleues, et son cou devenu énorme. Il asphyxiait.
— Non, non, non, murmurai-je en lui redressant davantage le torse. Del, c'est ça ? Moi, je m'appelle Kaly. L'aide arrive bientôt, Del, il faut que tu te battes. Je sais que tu comprends. Je sais que tu peux le faire. Allez, bats-toi ! lui ordonnai-je.
Mais sa poitrine se soulevait à peine et ses yeux à la sclère noire s'agitaient frénétiquement dans ses orbites. Et son visage et sa gorge qui ne cessaient d'enfler ! Je jetai un regard anxieux en direction de la muraille, malheureusement sans apercevoir la promesse de sa survie.
Tandis que le pouls filait sous mes doigts, mes yeux se posèrent sur la lame minuscule de mon couteau-suisse. Minuscule... mais non moins précise.
Alors je fis ce que je croyais être juste pour le maintenir en vie.
Quand Inhannaë arriva plus tard avec une équipe de soigneurs et un trio de gardes, le soldat respirait à nouveau. Elle avisa avec un certain trouble l'incision au creux de la gorge mais j'interrompis son flux de pensées.
— Il a perdu beaucoup de sang avant de venir. Si vous ne le transfusez pas d'une quelconque manière, il ne survivra pas, dis-je du bout des lèvres.
Inhannaë évalua rapidement le cas ; elle se tourna ensuite vers une petite femme à la peau bleue qui l'accompagnait.
— Ysère, dit-elle, nous n'avons plus de fruit absorbant.
J'ignorais tout de ses intentions et je ne pouvais plus rien faire à mon niveau pour cet homme. Ce fut alors que la femme bleue se pencha pour donner un baiser au blessé. Si son geste me stupéfia au premier abord, je compris ensuite qu'il n'était pas ce qu'il paraissait : quelque chose d'abstrait circulait entre les deux corps, je pouvais le sentir.
La jeune Ysère se retira bientôt, chancelante, tandis qu'Inhannaë aidait à la soutenir. Les quatre guérisseurs pratiquèrent encore quelques soins sur place avant de réquisitionner les soldats pour le port de la civière.
Dans le silence qui succéda à leur départ tumultueux, je regardai soucieusement les bois en me demandant quelles horreurs s'y dissimulaient.
Je rentrai finalement seule à l'Ordre après des heures de réflexion. L'image des deux soldats blessés ne m'avait pas quittée une seconde. Après le cauquemar et maintenant la mention de ce cocatrix, j'avais conclu à contrecœur qu'il était trop tôt pour m'engouffrer dans cette forêt hostile. Si je voulais survivre, j'avais d'abord besoin de savoir me défendre. Cela ne servait à rien de rentrer dans mon monde taillée en pièces. D'ici, au moins, je pourrais voler de meilleures armes et planifier mon évasion. Patience est la mère des vertus.
Je voulus discrètement entrebâiller la porte du Refuge quand elle s'ouvrit à la volée sur un torse imposant. Celui du capitaine des paladins, Seth Vive-Lame. Il parut d'abord étonné de me voir là, puis ses iris d'or détaillèrent ma piteuse apparence et il fronça les sourcils.
— Que s'est-il passé ?
Je baissai les yeux sur mes mains et mes habits couverts de sang séché.
— Ce n'est pas le mien, éludai-je.
Il prit un temps pour m'observer, le visage clos. C'était un homme bien plus grand que moi et taillé de muscles secs préparés pour le combat et, pourtant, ce ne fut pas de la peur que j'éprouvai ainsi exposée à lui.
— C'est toi, dit-il enfin. Tu l'as sauvé.
Mes épaules se détendirent. Si je l'avais vue maintes fois, jamais je n'avais pratiqué moi-même la chirurgie que j'avais employée sur cet homme. En vérité, j'aurais tout aussi bien pu le tuer...
Le capitaine me dévisageait toujours, comme il l'avait fait de nombreuses fois dans les murs de la prison. Ce qu'il ajouta après nous troubla autant l'un que l'autre :
— Au vu de la façon dont nous t'avons traitée, tu aurais pu ignorer la détresse d'un des nôtres.
— Je n'ai pas spécialement réfléchi. Les erreurs des uns n'ont pas à coûter aux innocents.
Il serra les lèvres avec un air qui parut, une brève seconde, contrit. Il semblait vouloir dire autre chose mais une voix douce provenant de la pièce m'interpella :
— Entre, Kaly.
Je m'effaçai devant le capitaine, qui quitta les lieux pour de bon, avant de passer le seuil à mon tour. Assise dans un coin de la pièce, Inhannaë était penchée au-dessus d'un énorme manuscrit. Les rayons du jour venaient bénir ses cheveux d'une blancheur irisée et soulignaient le jeu délicat de ses doigts sur les pages. Ses yeux bleu ciel, imperturbables, me regardèrent.
— Deldrach a bien été pris en charge, il se repose, répondit-elle à ma question silencieuse.
Elle m'observa me savonner jusqu'aux poignets à la petite fontaine qu'elle m'avait indiquée en entrant.
— Es-tu guérisseuse ?
— L'équivalent dans mon monde, oui. Mais une jeune guérisseuse, précisai-je en secouant mes mains humides.
— Ce que tu as fait... C'est intéressant. Je n'avais jamais vu une telle chose.
La jeune elfe regardait comme à travers moi, l'esprit ailleurs.
— Je suis désolée si j'ai été invasive. Je ne suis pas chirurgienne mais je n'ai pas trouvé d'autre solution sur le moment.
— Nous disposions certes de moyens moins barbares mais il n'aurait pas survécu le temps que nous intervenions. Ce paladin est encore vivant grâce à toi. Prends donc un siège, m'invita-t-elle d'un geste vaporeux.
Tout en venant m'asseoir sur le tabouret, je repensai aux étrangetés dont j'avais été témoin.
— Utilisez-vous... la magie pour la guérison ?
— Certains, oui, mais au Refuge de l'Ordre de Cérule, aucun de nous ne possède le Don.
— Alors... que lui a fait votre collègue, là-bas ?
— Un transfert d'Anima.
Quittant son bureau, elle marcha vers une étagère et prit soin de me donner quelques renseignements.
— Chaque être qui naît sur ce sol est constitué en grande partie d'Anima. L'Anima est un élément pur, l'essence de toute vie ici ; le Cristal que tu as vu en est lui-même une source presque inépuisable. L'Anima nous lie tous les uns aux autres. Et en ce sens, il n'est pas propre à un individu mais à l'ensemble. C'est ainsi que nous pouvons nous l'échanger, le prélever, l'offrir.
Elle saisit un flacon noir et les bijoux qui ornaient sa coiffure tintèrent lorsqu'elle se tourna pour me regarder.
— En temps normal, mes guérisseurs évitent de donner l'Anima de leur propre corps. Il existe des plantes naturelles – nous les appelons des « Nim'arbres » – dont les boutons ont la capacité d'absorber l'énergie. Nous les utilisons à des fins médicales, essentiellement.
Elle me désigna alors les petits arbustes près du bassin intérieur, dont les ramifications donnaient naissance à des regroupements de perles blanches. Je pris un temps pour réfléchir à cette découverte et, surtout, à ce qu'elle impliquait.
— Ça veut dire qu'ici vous pouvez... ressusciter quelqu'un ?
— Non, éventuellement guérir des états critiques, mais l'Anima n'est en aucun cas une sorte d'âme. La mort est un état irréversible.
Une certaine appréhension me gagna alors que je songeais à ma question suivante.
— Et sur quoi ou qui absorbez-vous l'Anima ?
— Des gibiers de chasse, me rassura-t-elle. Il faut agir vite, au moment où la bête rend son dernier souffle de vie. Autrement l'Anima se disperse, dans l'air, la terre, l'eau... Il revient à la Source.
Ma bouche s'entrouvrit sous le coup de l'étonnement. Le phénomène qu'elle décrivait était incroyable en tous points ! Inhannaë s'accorda un sourire, puis elle me fit signe de rejoindre un lit d'examen vide.
— Je ne pense pas en avoir vraiment besoin, contestai-je alors.
— Voyons, nul ne peut être juge de sa propre santé.
Je me mordis la joue et m'installai à contrecœur pendant que la guérisseuse allumait des bâtons d'encens.
— Comment vas-tu ? s'enquit-elle en passant sur moi une étrange cloche.
— Tout marche correctement, répondis-je, l'air vague. J'ai enlevé mes pansements ce matin.
Elle approuva mon initiative d'un hochement de tête et poursuivit son examen dans la plus grande délicatesse. Ses yeux étaient empreints de sagacité quand elle reposa son instrument.
— Et comment te sens-tu ?
D'emblée mon pouls s'accéléra. Me voyant porter sur elle un regard effarouché, Inhannaë inclina la tête.
— Ce que tu as vécu là-dessous laissera des empreintes. En outre, ajouta-t-elle à voix basse, je ne suis pas la seule à me demander ce que tu faisais à l'orée des bois.
Elle marqua une pause pour me laisser le choix ou non de parler, et n'insista plus quand elle comprit que je n'avais pas l'intention de me confier à elle.
— Si tu souhaites une oreille attentive, tu sais où frapper.
J'opinai vaguement du menton. Il était bien trop tôt pour accorder ma confiance à qui que ce soit. Sur ces entrefaites, elle remonta ses jupes afin de gagner le bureau où son manuscrit était toujours ouvert.
— Je consultais le manuel de la pharmacopée des plantes, dit-elle, l'air de rien. J'imagine que nos mondes ne possèdent pas du tout les mêmes espèces.
— De ce que j'ai aperçu le premier jour, je n'en ai pas l'impression, consentis-je à répondre, bien consciente de son appât pour m'extirper de mon mutisme. De toute façon, la médecine que je pratique n'est pas celle basée sur les vertus des plantes à leur état naturel, ce sont plutôt les médecines traditionnelles qui s'en occupent.
— Alors, que fait la tienne ?
— Nous avons... extrait ce que contiennent les plantes et imité de manière artificielle leurs propriétés afin de les concentrer dans des... capsules, tentai-je de lui décrire le principe des médicaments. Et nous ne sommes pas guérisseurs du corps entier ; la plupart d'entre nous nous spécialisons sur un unique organe. Enfin, moi, c'est un peu différent. J'ai choisi de m'occuper des urgences graves.
Son beau visage parut illuminer toute la pièce.
— Dis m'en plus, réclama-t-elle en croisant les jambes.
Et puisque je n'avais rien de mieux à faire, je répondis à sa demande.
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