53 - Compte à rebours
Les yeux fixés sur mes cartes, je grignotais mes ongles. Hildegarde m'observait par-dessus son jeu, l'air de jauger mes expressions. Je posai un triplet de griffes. Au bout d'une interminable attente, Reska dévoila son jeu avec un sourire carnassier. Un double de blasons. Nous étions fichus.
— Crool ! m'écriai-je. Et moi qui pensais qu'on avait établi une tactique !
— Saleté de vampire, marmonna le loup en jetant rageusement son paquet.
— Notre hippogriffe a gagné. Comme quoi, Hilda est une formidable partenaire.
Hildegarde grommela entre ses lèvres, non sans savourer sa victoire. Comme toujours, ce surnom me renvoyait au souvenir d'un joyeux lutin. Quelle serait la réaction d'Hildegarde lorsqu'elle croirait à la mort de Vixe ? Le pleurerait-elle ? Sûrement. Pour autant, la vérité serait-elle plus facile à entendre... ?
Mes yeux se baissèrent sur Seth, qui avait décliné l'offre de jeu et qui reposait un bras sous la nuque en regardant se dérouler la fumée de sa cigarette. D'humeur taquine, je donnai une chiquenaude à sa joue. Il attrapa ma main au vol et se contenta de me sourire légèrement. C'est alors qu'Émïoka et Kreg réapparurent à l'orée des bois.
— Oh ! Un jeu pour moi ! s'écria la cait sidhe en bondissant vers nous.
Tout entrain me quitta. Kreg récupéra l'arbalète avec sa ceinture de carreaux et m'interpella pour notre tour de cueillette et de chasse.
— On y va ?
Des minutes plus tard, nous étions couchés côte-à-côte entre des buissons pourpres. Nous avions fait halte sur le chemin pour cueillir des baies ainsi que des poignées de racines comestibles. Kreg vérifia le bon armement de l'arbalète. Il la positionna en hauteur sur son sac à dos, retira la sécurité et aligna son œil dans l'axe de la rainure en trois mouvements rompus à la discipline militaire. Dressée sur mes coudes, je m'occupais de guetter la venue d'une proie.
— Je sais que ce ne sont pas mes affaires mais je suis rassuré que tu te sois rabibochée avec Seth, dit-il soudainement.
Je me tournai vers lui. Dans l'ombre rougeâtre de notre abri, ses yeux prenaient une couleur carmin.
— Des rumeurs circulaient entre les soldats à Cérule, hésita-t-il. Disant que tu avais passé la nuit dans la chambre de Reska.
— J'ai passé la nuit dans la chambre de Reska, Kreg, mais il ne s'est strictement rien passé, répondis-je, les sourcils froncés. Il a eu la générosité de ne pas me mettre à la porte quand je me suis endormie sur le canapé, c'est tout. Ne me dis pas que tu as cru à cette histoire ?
— Non. Je sais que tu n'es pas comme ça.
— J'ignorais que ce genre de rumeurs allait bon train dans les baraquements... Dommage, soupirai-je en chassant une branche qui tombait dans mes yeux, ma réputation était suffisamment médiocre avant qu'on me croie infidèle à l'homme le plus droit et le plus respectable de Cérule...
— Bah, laisse courir ! Pour une fois que les gens ne causent pas de la guerre.
Il me fit un clin d'œil. Un bruit agita les fourrés, mais ce n'était que la brise.
— Seth est très apprécié, n'est-ce pas ? demandai-je après une pause.
— Tu connais notre homme. Je pense que tu comprends pourquoi. Mais on s'en fout de ce qui se raconte, dit-il en me lançant un rapide regard, ça crève les yeux que vous êtes faits l'un pour l'autre. Depuis sept ans que je le connais, c'est bien la première fois qu'il a l'air d'un type comme nous, avec son ménage et ses tracas de tous les jours. Et quand on sait ce qu'il a vécu au Sud, bon sang, ça fait plaisir...
J'acquiesçai.
— Ne t'inquiète pas, reprit Kreg. Il y a si peu à se mettre sous la dent de la vie privée du capitaine qu'ils en profitent pour jaser, forcément. Ça ne devrait pas durer longtemps. Enfin, au moins jusqu'à ce que la Bansidhe annonce un mariage. Ou encore mieux : Reska.
De surprise, je laissai mon rire transpercer le silence. Je le ravalai tant bien que mal alors que Kreg m'intimait de me taire d'une bourrade. Il n'en était pas moins lui-même secoué d'une hilarité retenue. Nous fûmes bien obligés de recouvrer notre sérieux ensuite car nous n'avions encore rien attrapé.
Une dolande arriva vers nous. C'était une espèce voisine de la biche et de la taille d'un cochonnet, dont la chair cuite à la broche était délicate sous la dent. Elle nous assurerait au moins deux repas et plusieurs collations.
Kreg se pencha sur son arbalète, pressa la détente et le trait atteignit la cible en travers de son flanc.
La bête tomba couchée de côté, agonisant. Ses sabots moulinaient le vide dans une ultime tentative de s'enfuir. Kreg mit le genou à terre et posa une main sur l'encolure tremblotante de la dolande dont le regard s'éteignait déjà. Il chuchota des mots doux à l'oreille de l'animal expirant et nous perçûmes tous deux l'anima s'échapper de son corps, gardant le silence pour cet instant symbolique du monde.
— Je sais pourquoi Émïoka et toi êtes fâchées, lâcha-t-il lorsque ce fut fini. Ça n'a pas été une mince histoire de lui tirer les vers du nez mais je comprends mieux l'ambiance tendue.
— Oui, dis-je simplement, ignorant où il voulait en venir.
— Je dois reconnaître qu'elle a été une belle salope sur ce coup-là. Rien de nouveau, je fréquente Émi en connaissance de cause. Les cait sidhes ne sont pas réputés pour être faciles à vivre.
Un sourire releva brièvement le coin de ses lèvres. Puis, s'assombrissant :
— Je ne connais pas bien sa vie mais je crois que sa mère est morte des contrecoups de la guerre. Son père, elle en a jamais trop parlé. Je sais juste que ses frères et sœurs ont coupé les ponts quand elle est devenue paladin. Ne va pas lui répéter que je t'ai raconté ça, hein. J'imagine que sa haine pour les Piafs n'a fait que grandir avec les années. En même temps, c'est peut-être son désir de vengeance qui lui a permis d'être là où elle est aujourd'hui. C'est bien triste mais la haine est parfois ce qui nous permet de tenir bon, soupira-t-il. Il vaut mieux haïr que ne rien ressentir du tout, tu ne penses pas ? Je sais qu'elle est capable d'éprouver autre chose, seulement... les habitudes ont la vie dure.
— Je suis navrée de l'apprendre, Kreg, sincèrement, mais je n'ai pas à être l'objet de sa vendetta.
— Oui, je suis d'accord. Je voulais surtout que tu saches qu'elle n'est pas si méchante au fond. Comme nous tous, elle veut faire tomber les Piafs. Elle a moins de patience alors elle aime le rappeler, comme tu as pu en faire le constat, ajouta-t-il en se fendant d'un sourire.
Je secouai la tête.
— Elle me méprise.
— Et tu sais quoi ? Grand bien lui fasse ! Elle a trop l'habitude qu'on cède à ses caprices. Normal, me diras-tu, quand on voit la bête...
Si je n'étais toujours pas ouverte au pardon, les mots de Kreg apaisèrent néanmoins ma rancune. Il chargea notre prise sous son bras.
— Elle a le mérite d'être franche, dis-je.
— Pour sûr, convint-il en levant les yeux au ciel.
Nous prîmes notre temps pour rentrer. Les feuilles vacillaient dans la brise ; on aurait dit des milliers de flammes sur leurs chandelles.
— Tu sais, dit Kreg après un moment, beaucoup de gens envisagent les choses du même angle qu'Émi. Si le malheur ne nous a pas directement frappés, nous connaissons tous des victimes, sinon des proches qui pleurent encore ceux qu'ils ont perdus.
Lorsque nous ralliâmes le camp avec nos victuailles, j'observai le couple insolite qu'il formait avec Émïoka. La langue farouche de la cait sidhe contredisait la tendresse que l'on devinait dans son regard. Je ne crois pas qu'elle l'eût aimé dès le début, plutôt que l'attachement l'avait saisie par surprise, à son image : traître et sans un bruit.
Kreg ne montrait aucun signe de nervosité, mais il était le plus préoccupé d'entre nous au sujet de la morsure du kobold. Nous ignorions le temps d'incubation de la maladie qui véhiculait sur le territoire, de même que nous en ignorions les hôtes primitifs. La situation s'apparentait à un brouillard qui se dissipait lentement, jour après jour, sur un sentier inconnu.
À distance du groupe, Seth affinait seul ses techniques à l'épée. Je m'assis dans un coin d'herbes et l'admirai au travail. Sa lame tranchait le vide qui s'ouvrait devant lui ; le souffle de ses assauts balayait les cheveux qui tombaient sur ses épaules. Ses muscles affûtés allaient et venaient dans une complication de mouvements, une chorégraphie saisissante mêlant grâce et brutalité.
Une fois l'enchaînement terminé, il planta son épée dans la terre.
— Tu ne trouves pas que tu lambines un peu, soldat ?
— « Faites l'amour, pas la guerre », dit-on là d'où je viens.
Il se retourna, les sourcils haussés. Un sourire vint étirer ses lèvres.
— Sage précepte, convint-il, même si je crois que tu en déformes le fond. Là-dessus, je crois que nous aurions beaucoup à apprendre de ton monde.
— Il est très loin de s'appliquer à la lettre, si tu savais... Des batailles terribles ont été livrées pour des motifs plus que douteux. Une compétition qui dégénère, du bétail même, je crois que tous les prétextes ont été bons. Un mythe célèbre raconte que des rois sont entrés en guerre pour une femme qu'on disait d'une grande beauté. Hélène. Je ne serais même pas étonnée qu'elle soit inspirée d'un fait réel...
— Ça dépend. Est-ce que cette Hélène était aussi jolie que toi ?
Les coins de ma bouche se retroussèrent. Je le jure, son sourire était pour moi le trésor le plus précieux au monde.
— Plus encore, je l'espère, pour avoir causé tant de morts, dis-je, retrouvant mon sérieux. Elle devait être au moins une elfe parmi les humains ! Quel dommage tout de même, fis-je lentement, d'en arriver à partir en guerre au seul nom de l'amour.
Il baissa les cils, l'air de réfléchir à mes propos. Puis il fit deux pas vers moi et retira une brindille coincée dans mes cheveux.
— Viens te dépenser un peu, dit-il avec douceur. Ta présence a beau éloigner la plupart des dangers, nous ne sommes pas à l'abri d'une mauvaise rencontre.
— Hein ? bafouillai-je en levant vivement la tête.
Ma stupeur le prit au dépourvu.
— C'est que nous aurions dû être attaqués plus souvent, expliqua-t-il d'un ton factuel. Au lieu de ça, c'est le calme plat.
— Le calme plat ? Et les boggarts ? La chimère ? Les stryges ?
— Le calme plat, confirma-t-il avec un regard appuyé.
Ma mâchoire se décrocha. Seth ramassa son épée figée dans son socle en terre, l'essuya avec un chiffon et la remit dans son fourreau.
— Crois-tu que ce soit de mon fait ? demandai-je.
— Tu as terrassé des gobelours, Kaly.
— Et toi tu as terrassé un dalgardrak tout seul. Et bon nombre de choses que je ne saurais imaginer ! Peu importe ce que je suis, tu pourrais me tuer si vite que je ne saurais même pas ce qui m'arrive.
Il grimaça, comme s'il détestait cette implication, et écarta les mains.
— Je ne dégage pas une magie aussi ancienne que la Source. Aucun de nous, pas même Kreg. Cela reste une hypothèse mais je n'ai pas d'autre explication.
J'en restai abasourdie. Nous n'en avions certainement pas terminé mais notre discussion fut interrompue par l'appel de Reska :
— Vive-Lame ! Un message !
Seth mit de côté notre échange pour rejoindre le maître assassin à grands pas. L'oiseau messager tournoyait dans le ciel au-dessus de nous. Il déroula le parchemin frappé du sceau de l'Ordre de Cérule.
— Qu'est-ce que ça dit ? demandai-je.
— Que des traîtres ont été démasqués dans l'armée de Thassarion. Un d'entre eux était même sergent, à en croire ce qui est écrit. Grande Dana, jura-t-il avant de parcourir le reste du message. Les conditions pour entrer dans l'armée vont être durcies. Armandiel a proposé de généraliser le passage par la Commission.
— Bonne initiative, fit observer Reska, si on trouve de quoi la financer. Il est aussi grand temps de faire le ménage entre nos propres murs. Avant de partir, j'ai recruté deux calomnieurs chargés du service de renseignement. Leur travail sera d'éplucher le passé de nos nouvelles recrues.
Ma première pensée alla à Vixe et l'angoisse me figea le cœur. Avait-il déjà fui ? Pour sa part, Seth se frotta la nuque, l'air préoccupé.
— Je n'aime pas ça, pensa-t-il tout haut. Je veux dire, être absent de Cérule avec ce conflit qui nous pend au nez. (Il se tourna vers Reska.) Le Conseil est en train d'opérer réforme sur réforme sans nous demander notre avis.
— Tu as seulement délégué tes fonctions à ton lieutenant. Ne panique pas, mon ami, il ne va pas voler ta place.
Seth ne répondit pas. Je sondai son visage.
— Qu'est-ce qui te tracasse ?
— Je ne sais pas, admit-il d'un ton bas. Je crains que de grandes décisions, irrévocables, se prennent sans nous...
Reska lui retira des mains la missive.
— Alors dépêchons-nous de boucler l'affaire, dit-il. On est toujours plus utiles ici que là-bas tant que le Cristal est en jeu.
— Faisons ça, oui.
Seth trouva mon regard et je hochai la tête d'un air confiant. L'avenir reposait sur nous. Nous allions réunir le Cristal de Fal. Nous allions réussir. Et cette fois, je tâchai d'être honnête en lui souriant à ce propos.
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Et pour finir la galerie des personnages de ce premier tome, voici des images de Kreg ! :D
Que pensez-vous de ce guerrier aux cheveux de feu ?
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