52 - L'amour est plus fort que toutes les raisons
Reska se mit en travers de notre chemin alors que Seth et moi déboulions à toute allure. Le vampire arbora une drôle d'expression en nous surprenant à courir comme si nous avions le diable aux trousses. Sur un haussement d'épaules ennuyé, il s'éclipsa aussi vite qu'il était apparu. Crool, qui courait à notre rencontre un peu plus loin, s'empressa de tourner les talons en voyant nos grands signaux de bras.
Notre course folle prit fin dans un recoin des bois où Kreg, Hildegarde et Émïoka nous attendaient. Seth se pencha en avant, hors d'haleine, les mains sur les cuisses au même instant où je m'écroulai à genoux dans la terre.
Pendant une longue minute, on n'entendit que le bruit de nos respirations entrecoupées. Lorsque finalement je vis au sol l'ombre de Seth approcher, je pris la parole :
— Avant que tu dises quoi que ce soit, tu voulais qu'on ait fini avant la tombée de la nuit. Eh bien voilà, nous avons le cristal... Et nous sommes tous en vie.
Tout en me raclant la gorge, je récupérai la pierre qui avait roulé dans l'herbe pour la lui tendre nonchalamment.
— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda enfin Kreg, formulant la question que tous se posaient.
— Kaly a tué l'alpha des gobelours.
La voix de Seth était profonde, empreinte de révérence. Les sourcils blonds d'Hildegarde s'arquèrent et Kreg émit un petit sifflement admiratif.
— C'était donc toi, ce raffut, commenta Reska, la tête penchée de côté.
— Et quel raffut ! enchérit Kreg. Quand on est tombés sur une de ces bêtes poilues, on n'avait pas idée que vous auriez rencontré toute la clique. Ils ont dû entendre notre affrontement avec les kobolds.
— On va avoir des problèmes ? m'enquis-je, gênée de toute cette attention.
— Non, répondit Seth. L'alpha a perdu le duel mais il n'a pas accepté la défaite. Dès ce moment, il n'était même plus digne d'être chef. Seul son orgueil a causé sa mort. J'espère quand même, continua-t-il à mon attention, que tu savais ce que tu faisais.
— En partie... J'ai eu peur qu'ils nous suivent.
Parce que je le connaissais si bien, je reconnus sur ses lèvres une ombre de ce sourire que j'aimais tant. Alors que les discussions s'animaient au-dessus de nous, le regard de Seth s'attarda sur mon visage. Il laissa tomber son sac, ôta son baudrier et vint s'assoir à côté de moi.
— Tiens, dit-il en me tendant une bourse de fruits séchés. Tu devrais manger un peu.
— Merci...
En m'emparant du sac, j'eus la surprise de sentir sa main retenir la mienne.
— Je suis désolé, prononça-t-il doucement. J'ai eu tort de te parler comme ça ce matin. Je n'ai jamais voulu que tu te mettes en danger par ma faute... Même s'il est clair que tu avais la situation sous contrôle.
Lorsque son pouce glissa le long de mon poignet, mon cœur eut un sursaut. Je me souvins qu'il m'avait suivie dans le talus sans réfléchir et, pour cela, je ne l'en aimais que davantage. Comme s'il lisait mes pensées, il me rendit mon regard et ses lèvres s'amincirent en un timide sourire.
Soudain, un tressaillement de douleur se fit entendre. Kreg nettoyait le sang séché au cou d'Émïoka.
— Fais voir ta blessure, exigeai-je en me relevant.
— Ne te donne pas cette peine, grogna la cait sidhe avec une grimace dédaigneuse.
— Oh, Émïoka ! Il y a de la salive de kobold dans ta chair, évidemment que ça va s'infecter. Est-ce qu'on peut mettre nos différends de côté deux minutes ou bien tu vas laisser ta fierté te faire tomber bêtement malade ?
Ma froideur lui tira un hérissement sauvage, mais elle dut y réfléchir à deux fois car elle finit par me donner son assentiment.
— C'est moche, annonçai-je au terme de mon examen. Certaines plaies sont profondes mais il vaut mieux ne pas refermer ; cela risquerait de faire proliférer les germes.
— Je n'aime pas ça du tout, admit Kreg d'un air assombri.
Ses yeux vermillon alternèrent nerveusement entre les tissus souillés de sang et le visage d'Émïoka crispé par la douleur.
— On nous a dit qu'une saloperie courait dans les parages, continua-t-il avec une anxiété manifeste. Une saloperie qui a vite tourné à l'épidémie, vous vous rappelez ?
Je me figeai. Cette réaction suffit à Émïoka pour blêmir dans l'immédiat.
— Arrête tes conneries, Kreg ! C'est juste un stupide kobold qui m'a mordue !
— Ils n'avaient pas l'air malades, objecta Hildegarde à sa suite, le front soucieux toutefois.
Mais elle n'alla pas plus loin car la même image nous était venue à tous.
Les cadavres.
Et si le groupe s'était débarrassé des maillons faibles... ?
— Du calme, déclara Reska avec son flegme d'usure. Ce n'est pas la première fois et ce ne sera certainement pas la dernière non plus qu'un soldat écope d'une morsure en mission. Vous avez plus de risques de succomber d'un millier d'autres morts que d'attraper la fichue bestiole, vous savez.
— C'est facile à dire de la part de quelqu'un qui n'en ressent pas la menace ! commenta sarcastiquement Émïoka.
Reska la dévisagea avec sérieux.
— Si tu es malade, je le saurai avant que tu t'en rendes compte.
Elle hocha la tête, plus inquiète que ce qu'elle souhaitait laisser paraître. Je la regardai, songeuse. Même si Reska prétendait diagnostiquer la maladie précocement, le problème résidait dans le fait que des moyens de transmission existaient entre nous.
Oh, catastrophe. Cette expédition était une catastrophe.
— Où vas-tu ? me demanda Hildegarde tandis que je m'éloignais du groupe.
— Chercher de quoi lui préparer une tisane et pourquoi pas un onguent, répondis-je en désignant Émïoka du menton.
— Toute seule ?
La Source m'en était témoin : j'adorais Hildegarde, mais un immense sentiment de frustration et de découragement me gagna à cette affable objection.
— Lâchons un peu la petite, se manifesta soudain Crool. Elle a de la haute magie dans le sang et elle vient de nous prouver qu'elle est plus que capable de se débrouiller sans nous.
Je le remerciai, même s'il était plutôt dans le tort car je n'avais plus une goutte de magie après l'épisode des gobelours. Seth devait fortement le soupçonner mais il me laissa agir à ma guise.
Je fis un tour en songeant à tout ce qui venait de se produire. L'état d'Émïoka me préoccupait, aussi bien que ma conduite monstrueuse à l'instant où le drame avait eu lieu. Bon ! Heureusement qu'elle ne s'en est pas rendue compte, pensai-je, et je m'en trouvai d'autant plus monstrueuse.
Au moins la cueillette m'apportait un peu de paix et de réconfort. Cette activité ne manquait jamais de me plonger dans des souvenirs d'enfance, lorsque mon père m'apprenait patiemment à jardiner. Il me coiffait d'un chapeau identique au sien et, chaussée de mes bottes bleues, je me sentais comme une exploratrice. Ma mère nous appelait alors à la terrasse en disposant sur la table un broc de citronnade fraîche. « Venez, mes rayons de soleil ! » criait-elle avec un sourire aussi resplendissant que la belle saison.
Jamais je n'aurais pu me résigner à les laisser sombrer dans l'oubli, pas alors qu'ils souffraient et vivaient encore de l'autre côté de la frontière. Une part de moi avait pourtant perdu depuis longtemps la ferme volonté de partir. Je me sentais prise entre deux feux, tiraillée entre deux mondes. Il y avait trop de gens qui comptaient désormais, des amis qui m'avaient accueillie, qui m'avaient accordé leur bienveillance, qui pour certains m'avaient protégée jusqu'en enfer – ma loyale escouade – ; il y avait un homme fabuleux dont j'étais tombée éperdument amoureuse, mon capitaine, mon vaillant guerrier. Tant de choses s'étaient passées depuis le début ! Tant de relations avaient vu le jour ! Comment me résigner à l'idée que tout le Sidh n'existerait plus que dans mon imagination et que ses habitants ne seraient plus que des fantômes ?
Il m'arrivait de me demander si mes parents savaient quelque chose de ce monde, s'ils étaient liés à ce destin, ou s'ils n'étaient que des humains un peu excentriques dont l'unique enfant avait aujourd'hui disparu.
La nostalgie était un sentiment omniprésent.
— Je ne sais pas ce que tu as fichu mais tu as fait fuir tout le gibier à la ronde, lança une voix derrière moi.
Azelor avait une épaule appuyée contre le tronc d'un arbre et la main glissée dans une poche. Son arc était sagement cordé dans son dos avec son carquois de flèches ceinturé en travers de poitrine. La pénombre rougeâtre assombrissait les cheveux ondulés qui tombaient sur son front.
Un sourire en coin courba ses lèvres alors qu'il découvrait mes habits labourés par le kobold. Pour ma part, je ne fis qu'épier nerveusement les alentours.
— Personne ne t'a suivie... pour une fois, précisa-t-il, devinant mes pensées sans mal.
— Ne fais pas ça, maugréai-je.
— Pas quoi ?
— Ça, dis-je abruptement en désignant sa posture détendue. Aux dernières nouvelles, nous ne sommes toujours pas amis, toi et moi. Et après ce qui s'est passé, la dernière chose dont j'ai besoin, c'est que quelqu'un me surprenne avec toi. Alors va-t'en, s'il te plaît.
— Ce qui s'est passé ?
Mes lèvres se serrèrent en guise de réponse. Les yeux d'Azelor passèrent sur moi depuis l'ombre de son arbre.
— Tu as eu des problèmes à Cérule, devina-t-il, et son sourire s'effaça.
— Précisément. Problèmes qui ne te regardent pas, lâchai-je avec froideur. Quoique je suis sûre que tu en seras bientôt informé, étant donné que vous n'avez aucun secret les uns pour les autres en ce qui me concerne.
Ma voix suait une telle aigreur qu'elle aurait pu corroder les frondaisons les plus proches. Au-dessus de nous, dans la ramée frémissante, un rapace s'échappa à tire-d'aile.
— Comment aurais-je pu ne pas avoir de problèmes ? repartis-je d'un ton accusateur. Je suis rentrée à la capitale, la tête fraîchement remplie de tes fables, pour me retrouver devant la Bansidhe qui était... Eh bien... fidèle à elle-même. Je n'ai pas su résister à la tentation de chercher des réponses – et c'était exactement ce que tu espérais, n'est-ce pas ! Et maintenant qu'on m'a prise la main dans le sac, je suis en train de tout perdre : ma sécurité, ma crédibilité et...
Je me tus. Seth.
— Malve se méfie de moi comme si j'étais la réincarnation de Tartoth. Elle avait déjà des soupçons sur ma loyauté avant mais... le moindre écart pourrait me coûter très cher aujourd'hui. Je ne suis pas certaine de vouloir en payer le prix.
— Alors n'y retourne pas.
Les mots mirent un certain temps à tracer leur chemin en moi. Lorsqu'ils le firent, mes yeux papillotèrent de surprise. Azelor décroisa les bras ; son regard vert s'était fait grave.
— L'Ordre t'exploite, soutint-il en se redressant, et la Bansidhe te tient par la peur. Que tu me croies ou non, jamais les Faucons ne mettraient leur Sang-Premier dans une cage. Un seul mot de toi et nous pourrions partir tout de suite avec tellement d'avance sur tes petits amis paladins qu'aucun d'entre eux ne nous rattraperait. Mais tu ne le feras pas. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu te plies à la volonté de la Bansidhe alors qu'elle te traite comme une moins que rien ? C'est à croire que tu es un peu masochiste sur les bords...
— Nous avons conclu un marché, marmonnai-je évasivement.
— Visiblement, ce marché ne t'est plus très favorable.
Agacée, je détournai les yeux.
— Allons, persista-t-il, tu sais qu'il y a des choses qui ne tournent pas rond dans cette histoire. Tu as des alliés partout mais nous ne pourrons pas te protéger si tu t'entêtes à rester entre les murs de l'Ordre.
— Je ne vous ai rien demandé. Je n'ai pas besoin de votre aide.
— Non, c'est évident...
Nouveau mouvement de sourcil ironique. Je me renfrognai. Après un instant, la voix du Faucon me parvint, plus calme, sincère :
— Pourquoi ?
Je soupirai en laissant mes bras tomber le long de mon corps et contemplai le vide à mes pieds.
— Tu dois certainement avoir des attaches quelque part, non ? Un endroit que tu affectionnes. Qui réunit ta communauté, les personnes que tu aimes. Un... foyer, émis-je après réflexion. Que tu protègerais à n'importe quel prix. J'ignore où vous vous cachez mais vous devez bien avoir un équivalent chez les Faucons.
Il garda les lèvres closes. Pourtant, l'éclat dans ses yeux m'informait que j'avais touché une corde sensible.
— Tu demandes pourquoi, repris-je, et je réponds : parce que mon foyer est à Cérule. Et ces gens de mon escouade là-bas sont mes amis. Je les aime tous – même Émïoka, je la déteste et je l'aime quand même un petit peu. Même ce tordu de Reska qui, contre toute attente, est capable d'un peu d'affection. Et plus que tout, j'aime Seth Vive-Lame, capitaine de l'Ordre de Cérule et des paladins d'Asraell.
Je pris une inspiration et carrai les épaules.
— Tu aurais tort de croire que tout cela ne saurait se résumer qu'à la Bansidhe.
Il m'examina en passant sa langue entre ses lèvres comme si cela le contrariait, comme si cela ne faisait pas partie de ses plans, mais j'en étais la première victime ! Entre les différents possibles, c'était ce parcours que j'avais choisi d'emprunter avant même de comprendre que je deviendrais prisonnière de ses toiles.
Azelor secoua imperceptiblement la tête.
— Si tu les aimes autant que tu le dis, ce n'est pas en restant près de Malve à jouer au chien fidèle que tu leur rendras service.
Le ton n'était pas celui d'une insulte, plutôt d'un triste constat. Mes muscles se raidirent mais je n'aurais su dire si c'était le fait de l'indignation, de la honte ou de l'angoisse.
— C'est encore moins en étant là, ici avec toi, que je leur rends service, répondis-je d'une même voix.
Et en même temps que ma pensée se précisait, j'eus l'impression d'entendre le dernier avertissement de Vixe : « Tu dois te positionner ».
Les lèvres pincées, je regardai le toit de la forêt, les arbres immuables, les feuilles qui flétrissaient sur le sol.
— Écoute, ce que nous faisons, ce n'est pas bien, ce n'est pas... honnête. Je ne peux pas continuer comme ça éternellement à jouer sur deux tableaux. Je ferai maudire tout le monde avant d'être maudite moi-même, si ce n'est pas déjà le cas.
Un courant d'air souffla entre nous. Les cheveux d'Azelor se soulevèrent légèrement, dégageant son front sourcilleux.
La voix de Vixe continuait de chuchoter à mes tympans. Tu dois te positionner.
Je devais me positionner.
— Tu m'as sauvé la vie et tu as probablement sauvé celle de mon escouade, et pour cela je t'en remercie. En retour j'ai accepté d'écouter ton histoire, j'ai même enquêté sur tes dires en me mouillant jusqu'au cou. Mais maintenant cela doit se finir. Tu n'obtiendras rien d'autre de moi. Je suis navrée que nous ne puissions pas réconcilier nos camps. Je n'ai rien contre toi, ni rien contre les Faucons, sincèrement, mais toutes ces manigances et tous ces secrets commencent à mettre en danger trop de monde.
Et la sécurité de mes amis passait avant tout. Finalement, les cartes sur table, il n'y avait même pas l'ombre d'un doute. Bien sûr que je voulais me tenir du côté de ceux qui comptaient vraiment. Je voulais croire en l'Ordre pour eux. Je voulais croire que les Faucons s'étaient éloignés de la vérité sur le long – si long ! – chemin de leur solitude. Il ne pouvait pas en aller autrement, ce n'était pas possible, pas concevable.
Alors peu importait Tartoth, peu importait Rehad, ces deux êtres qui n'étaient ni vivant pour l'un, ni tangible pour l'autre, ce rêve vers lequel j'avais tendu comme on cherche à saisir l'arc-en-ciel. La réalité que je connaissais était peuplée de gens qui en valaient la peine. L'Ordre en valait la peine.
Oui, l'Ordre en vaut la peine, me répétai-je.
C'était ma conclusion... et mon combat.
Lorsque je relevai les yeux, j'eus l'impression désagréable que le monde s'était agglutiné autour de moi, comme si je l'avais trahi. Je plongeai néanmoins mon regard dans celui du Faucon et allai au bout de ma démarche :
— Je n'ai pas l'intention de te revoir. Et je veux que tu disparaisses maintenant. Pour de bon.
— Ton père ne m'a pas demandé de t'obéir, Kaly, dit-il vertement.
— Dans ce cas, fais ce que bon te semble mais je te jure que si je te sens encore rôder dans les parages, je hurlerai à en réveiller les morts et tu te retrouveras avec la Main Noire et une troupe de paladins à tes trousses.
Cette fois il me dévisagea, la mâchoire raidie.
— Je t'ai dit que l'heure est grave, articulai-je sans fléchir. S'il faut choisir encore, je choisirai. Et crois-moi, ce n'est pas ta vie qui m'importe le plus.
Azelor prit une profonde inspiration tout en mettant les mains sur ses hanches. Son expression se fit amère en même temps qu'un sourire en demi-teinte, à la limite du rictus, écartait ses lèvres.
— Tu ne serais pas la fille de tes parents si tu n'étais pas aussi... ardente.
Je ne relevai pas.
— Très bien, décida-t-il en levant les mains. Je vaquerai à mes affaires en attendant que tu changes d'avis.
— Je ne changerai pas d'avis !
— Si tu le dis...
Il s'approcha de moi de sa démarche toute fluide et hardie, et tout en glissant un pouce sous le baudrier de son carquois, baissa la tête à ma hauteur :
— J'espère que cet amour que tu prônes si fort en vaut la peine.
Un frisson glacé hérissa le duvet de ma nuque sans que je ne sache dire pourquoi. Le Faucon me rendit une nouvelle fois mon regard, s'inclina dans une révérence pleine d'ironie, et sur ce, tourna les talons.
Et la forêt reforma le silence.
Je finis par rentrer au camp lorsque j'eus mis la main sur assez de touffes d'herbes et de fleurs médicinales. L'équipe était dissociée : Crool s'exerçait seul à des passes de combat, Émïoka dormait près du feu, pelotonnée dans son couchage ; quant à Hildegarde et Seth, ils étaient aux abonnés absents. Kreg vint à ma rencontre.
— Au moins, toi tu n'as pas lésiné ! C'est bon, laisse-moi ça, dit-il en me déchargeant de mon fardeau, rien ne presse.
— Où sont les autres ?
— En patrouille. Et accessoirement, sur le dîner ; on est à court de casse-croûtes.
Mon ventre gargouilla immédiatement en réponse. Il approuvait l'initiative.
— En attendant, tu ne devineras jamais ce que j'ai déniché pendant ta promenade, me lança Reska qui était allègrement juché sur un rocher, ses jambes princières croisées l'une sur l'autre.
— Quoi donc ?
Tout en triant les herbes, Kreg joignit les sourcils et lui lança un étrange regard. Reska n'en fit aucun cas et pointa son pouce par-dessus son épaule.
— Un bassin d'eau chaude, juste derrière. Aucun risque, j'y ai déjà fait trempette. Tu devrais en profiter maintenant si tu veux l'avoir pour toi toute seule.
— Qu'est-ce qui va me tomber dessus ? demandai-je d'un ton circonspect.
— Enfin... Après tout ce temps passé ensemble, je croyais que la confiance était devenue absolue entre nous, ronronna-t-il en posant une main sur son cœur.
— Dit celui qui a essayé de me faire manger des cailloux au Sud et qui m'a assuré que les baies Rouge-Vue ne faisaient pas... eh bien, voir rouge.
Je le fixai d'un air entendu et ses lèvres se retroussèrent légèrement. Il posa sa joue sur sa main.
— Bon, certes, j'ai parfois des tentations. Mais pour cette fois je jure sur ma vie...
— Tu es mort.
— Je jure sur ma non-vie qu'il n'y a pas de vilain coup fourré. Kreg en est témoin !
Je questionnai du regard le concerné qui se contenta de lever les paumes vers le ciel pour ne pas être mêlé à cette histoire. Reska guettait ma réaction à la manière d'un chat devant une souris. Sa main recouvrait sa bouche en toute innocence mais ses yeux pétillaient. J'hésitai.
— Il y a de l'eau chaude ? C'est vrai ?
— Tout ce qu'il y a de plus vrai.
— Et tu ne vas pas essayer de me faire manger des cailloux ou quelque chose dans ce genre ?
L'absurdité de mes paroles me troubla. Un souffle d'air léger s'échappa de la main de Reska, mais il garda son sérieux.
— Non.
— Dans ce cas je prends le risque de te croire, obtempérai-je en m'agenouillant auprès de mon sac avant d'ajouter, l'index menaçant : Mais si je hurle à cause d'une farce stupide qui tourne mal, un de vous a intérêt à rappliquer dans la minute.
— Pense à t'habiller d'abord. Je ne voudrais pas être choqué par quelque chose que je ne suis pas censé..., objectait-il mais une paire de chaussettes vola vers sa figure avant qu'il eût terminé.
— Va au diable !
Le rire de Kreg résonnait encore lorsque je m'éloignai.
La direction que Reska avait indiquée cheminait sur une sente pierreuse et glissante qui s'insinuait entre les mêlées de broussailles. Il faisait encore jour – soit rose et orange sous les frondaisons automnales –, et une odeur de soufre se mêlait au parfum terreux des bois.
Tout en bas de l'escarpement, le bassin était posé comme une récompense. C'était une large source ; de grosses pierres noires en cernaient les contours. À la surface de l'eau pourpre rampaient des lambeaux de vapeur blanche, dont la langoureuse chaleur m'humidifiait déjà le front. Par précaution, je m'accroupis près du bord et testai la température du dos de la main : elle était parfaite.
Je retins un gémissement de bonheur, ravie de la perspective d'un bain chaud. Mes vêtements eurent tôt fait de rejoindre le sol et ce ne fut qu'une affaire de secondes avant que je sois immergée dans le bassin jusqu'au menton.
Le visage chauffé par la buée, je m'étirai et laissai aller ma tête en arrière en poussant un soupir de contentement.
— Kaly... ?
Un soubresaut manqua de me faire bondir hors du bassin. Je me tournai brusquement vers la source de la voix. Seth venait d'émerger d'un recoin isolé de pierre. Ses yeux étaient écarquillés de surprise.
— Oh... ! Oh, je suis désolée ! bafouillai-je, le visage en feu. Je pensais que tu étais... Enfin, c'est Reska qui...
Ma langue fourcha. Oh bien sûr, Reska ! À en juger par l'expression de Seth, il avait saisi l'allusion.
Contre toute attente, il resta immobile sous mon regard. L'eau lui arrivait à la taille et des gouttes scintillantes ruisselaient sur son torse puissant. Mon estomac se noua. Ne sachant que faire, je me retournai et m'accoudai au rebord en affectant l'indifférence. Des mèches de mon chignon défait dégoulinaient dans ma nuque, traçant sur mes vertèbres un sillon glacial.
— À quoi est-ce que tu penses ?
Surprise par sa question, je ne sus quoi répondre dans l'immédiat. Comme je gardais le dos tourné, il poursuivit :
— Je voudrais comprendre ce qui bouleverse autant ton anima. Je voudrais te comprendre. Parle-moi.
Je le regardai par-dessus mon épaule. Au milieu des lambeaux de brume, il me contemplait avec le plus grand sérieux. Oh, combien de fois avais-je passé les doigts sur le dessin de ce visage ? Combien de fois encore pourrais-je ressentir cette sensation d'importance lorsqu'il me regardait, et qui me galvanisait toujours malgré le temps ?
— Je pense... à ce monde, dis-je lentement. Chaque jour j'en vois les beautés dissimulées ; même dans l'horreur, je vois de la vie. Je vois des choses qui n'existent pas sur ma terre et d'autres, au contraire, qui sont tellement similaires...
Ma voix s'estompa tandis que je passais un index mouillé sur la roche. Le miracle de la vie n'était pas apparu pour rien. Chaque monde avait ses spécificités, ses usages, sa splendeur ; la splendeur de la lutte pour la survie.
— Je pense à mes parents, à ceux qui m'attendent, qui m'ont rendue heureuse, qui ont voulu donner un sens à ma vie. Je pense à Tartoth, je pense à Rehad. Je pense à ce conflit qui nous dépasse. Je veux voir plus loin que ce conflit, je veux voir les gens dans leur individualité... et non dans le camp auquel ils appartiennent. Je veux comprendre. Et je veux rester et partir à la fois, parce qu'il y a aussi de si belles personnes ici...
Je me tournai entièrement face à lui et me redressai au milieu des nuages de vapeur. L'eau ruissela sur ma poitrine et sur mon ventre découverts, pourtant ses yeux demeurèrent ancrés sur mon visage.
— Seth, excuse-moi, murmurai-je en secouant la tête. Je te promets que je ne lui parlerai plus. À aucun d'entre eux. C'est avec vous que je veux rester. Avec... avec toi.
Et c'était vrai. Je l'avais choisi. Je ne voulais plus des Faucons ; seulement lui. Qu'était l'ombre du scepticisme par rapport aux désirs d'un cœur amoureux ?
Il n'était rien.
— Je t'aime, dis-je.
Son front magnifique se creusa et ses yeux dorés se mirent à briller d'une émotion indéfinissable. J'attendis, nue et offerte devant lui ; je ne pouvais rien faire d'autre qu'attendre, et mon cœur battait si vite, si fort qu'il dévastait ma poitrine.
Il s'avança dans l'eau, lentement, dans un vague clapotis. Le soleil sombrait derrière le massif des arbres ; sa lumière rougeoyante jouait sur les muscles de son torse. Il se tenait dans le bassin, nu comme au premier jour et ah ! parfait, aussi parfait que le louaient les récits ; il incarnait le héros façonné par la Source. Le Bras de Fal... Mes genoux vacillèrent, des ondes de chaleur humectèrent ma peau frissonnante d'amour et de désir. Quand il s'arrêta enfin devant moi, son odeur et son éclat me submergèrent et ma respiration se fit courte. Je m'efforçai de rester droite tandis qu'il approchait une main de ma joue.
— Que serait le Sidh sans toi...
Je lui offris un sourire éploré. Que serait le Sidh sans lui ? Que serait mon propre monde sans lui ? Il prit mon visage en coupe et ses lèvres vinrent à la rencontre des miennes. Ce fut un long et doux baiser qui me donna l'impression de flotter dans l'éther. Je volais auprès de Falias dans un lieu qui n'avait ni temps, ni loi, juste bercée par le courant de l'amour. Seth frissonna quand mes doigts glissèrent d'eux-mêmes sur son dos, ce dos décoré de cicatrices qui l'avaient façonné tel qu'il était, et j'ouvris la bouche pour boire son énergie à ses lèvres avec un soulagement infini.
— Que Dana me vienne en aide, murmura-t-il avant d'embrasser mes paupières, mon visage et mon cou. Je crois que je ne passerai pas un jour sans t'aimer.
Mon cœur se gonfla, se gonfla jusqu'à être sur le point d'éclater. Mes mains saisirent ses cheveux trempés et je plaquai un baiser fougueux sur sa bouche.
Il sourit et m'emporta avec lui jusqu'à la berge du bassin. Enveloppée dans ses bras, je me sentais exactement là où je devais être. Il n'y avait plus besoin de penser, seulement de ressentir. Son souffle sur mon visage, sa langue sur ma peau, nos ventres dans l'eau pressés l'un contre l'autre et cette énergie indescriptible, irrésistible qui palpitait entre nos chairs comme si nous étions deux papillons attirés par la lumière.
Mon esprit comme mon corps réclamaient son étreinte. Je m'avançai au-dessus de lui, mais il m'embrassa comme si nous avions l'éternité devant nous. Ses mains caressaient mes hanches, le chemin de ma gorge, traçaient des courbes soyeuses et sans fin sur mon dos arqué pour lui – j'étais sa toile et il était l'artiste qui me donnait forme et couleurs ; et je murmurais son nom alors que le désir qu'il éveillait sous chaque millimètre de ma peau grandissait et me brûlait de l'intérieur.
Il accompagna le mouvement de mes hanches quand d'impatience je les soulevai pour l'accueillir en moi. Nos visages restèrent alignés, ses yeux dans les miens – or sur noir –, et mes doigts s'enfoncèrent dans ses épaules aussi lentement et profondément qu'il m'envahissait.
Je laissai mon front tomber contre le sien en sentant sa chaleur enfin m'inonder, irradier dans tout mon être, et il poussa un soupir rauque.
— Ne nous déchirons plus, souffla-t-il contre ma joue.
À ces mots, je me reculai légèrement et mon regard ému le contempla. Son front brillait d'un espoir serein et limpide. Lui aussi m'avait choisie ; il avait choisi de me suivre et de me faire confiance malgré le rôle qui le restreignait. Nous nous étions choisis mutuellement en dépit de tout le reste.
Il n'y avait besoin de rien d'autre.
— Plus jamais, confirmai-je en l'embrassant.
Je nouai mes jambes dans son dos et ainsi nous fîmes lentement l'amour, enlisés sous la nuée de vapeurs.
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