51 - Pomme de discorde
Les vieux arbres étaient de ces êtres les plus fascinants. Avec le temps les connexions s'étaient amalgamées en un vaste réseau racinaire et fongique, si bien que dans leur tronc circulait une sève unique, faite d'un anima épanoui par les échanges et l'engorgement de toute une existence enracinée. Il battait – cet anima– avec une vigueur propre aux êtres séculaires, gage d'expérience et de sagesse. Parfois même, lorsque je posais ma main sur la couche d'écorce, il me semblait percevoir dans cette enveloppe toute l'essence du monde. Dans ces moments, nous – sidhes, humains –, certes mobiles mais si dissociés de notre environnement, paraissions tant primitifs en comparaison ! N'avions-nous pas en vérité sous nos yeux, depuis toujours, des entités complexes, bien supérieures à nous ?
Une pulsion légère s'éleva à l'intérieur du tronc. En la remarquant, des sentiments mitigés se disputèrent en moi. Agacement, confusion, espoir m'ébranlèrent ; car je n'avais eu aucun mal à reconnaître l'origine de cette onde : Azelor me communiquait sa présence.
Ainsi, le mage était là, à l'affut dans quelque recoin. Une fois de plus. Lui qui avait été l'instigateur des derniers événements, il n'avait de cesse de détruire les piliers de ma vie à l'Ordre. Mais plus encore, au-dessus de lui, Rehad n'avait de cesse de tout détruire. Où était-il caché, mon père, cette figure tant redoutée, dans l'immensité de ces terres froides ? M'attendait-il, me surveillait-il ? Et de surcroît, une question taraudait mon esprit, à savoir : Rehad voulait-il regagner une fille ou bien un expédient pour sa guerre ?
Une présence silencieuse m'arracha tout à coup à mon introspection. Je fis volte-face. Ce n'était qu'Émïoka qui se tenait dans l'ombre écarlate de la forêt, aussi silencieuse qu'un jaguar.
— Salut, dit-elle avec un détachement qui me porta sur les nerfs. Tout le monde se prépare à partir.
Après de longues secondes à nous dévisager, je décidai de crever l'abcès :
— Tu n'as même pas eu la décence de me présenter des excuses.
— Je n'ai pas l'intention de te présenter des excuses, renifla-t-elle sur un ton de profond ennui. Ce que j'ai fait, il fallait bien que quelqu'un s'y colle.
— C'est ce que tu te répètes pour t'aider à dormir le soir ?
Ma réplique fit mouche. Sa figure pâlit de colère.
— Remets-toi un peu en question au lieu de me juger ! cracha-t-elle. Les Faucons gangrènent notre existence. Des gens meurent, je te rappelle, de faim, de catastrophes, de guerres civiles. Ils continueront de mourir tant que nous n'aurons pas mis la main sur le Cristal. Et où est-il, dis-moi ? Dispersé aux quatre coins du monde à cause d'une femme prétentieuse qui s'est laissé bercer par des histoires complotistes !
« Notre vie n'a pas toujours été ainsi. Notre quotidien n'a pas toujours été soumis à la répression, à la fouille des sacs, à la contrainte des badges et des couvre-feux renouvelés à chaque attentat. Nous étions libres. Mais toi, tu ne sais pas, tu n'étais pas là. Tu as disparu pour je ne sais quelle raison pendant vingt-trois ans avant de revenir comme une fleur, la réponse à tous les problèmes, et tu te permets de juger ce qu'il faut ou ce qu'il ne faut pas faire après avoir vécu ta petite vie idyllique !
— Ce n'est pas ma faute si je n'étais pas là, ripostai-je sans savoir pourquoi j'étais tant blessée par ses mots.
— Non. Mais c'est ta faute si tu décides de n'en faire qu'à ta tête. Si quelqu'un avait une chance de démanteler les Piafs, c'est bien toi.
— Tu me demandais de trahir mon père, dis-je. Mon sang.
Elle secoua la tête et sa voix baissa d'une octave :
— Tu ne le connais même pas.
Elle se mit à fixer un point invisible dans l'horizon des bois. Le soleil matinal qui jouait entre les branches jetait des éclats mordorés dans ses yeux félins.
— Bánh Malve a été choisie par Dana, reprit-elle calmement. Et dans un univers où tout serait à refaire, où il n'y aurait pas d'élue, pas de Bansidhe, je me tiendrais quand même auprès d'elle. Parce qu'elle a le pouvoir et la volonté de rendre le monde meilleur. Elle est notre providence.
Puis l'instant d'égarement passa. Son visage habituel se recomposa ; farouche et dédaigneux.
— Tant pis si tu ne peux pas l'entendre, conclut-elle en s'éloignant. Je vivrai sans ton pardon.
La colère m'empêchait de reconnaître le fond de justesse de ses revendications.
Le camp était levé ; les braises éteintes crachotaient de minces serpents de fumée. Seth, assis près de Kreg et Crool, fumait son ataraxie d'un air absent. Le chagrin que cette vision me causait me pressa d'aller boucler mon sac. Il me manquait. Tout était différent sans lui. Quelle ironie tout de même de se sentir si seule quand l'Ordre et les Faucons surveillaient mes faits et gestes d'un œil vigilant !
— Kaly.
J'interrompis brusquement mon activité. Mes mains se mirent à trembler lorsque je me tournai vers Seth, debout derrière moi.
— Oui ? demandai-je en me redressant le plus calmement possible, malgré la course de mon cœur imbibé d'espoir – sacré cœur qui ne savait jamais apprendre de ses blessures !
— Tu disais hier que le fragment le plus proche se déplaçait. Où est-il à présent ?
— Oh, lâchai-je sans faire l'effort de cacher ma déception. Quelque part dans cette direction, dis-je, à environ une journée de marche...
— Tu crois qu'on pourrait boucler l'affaire avant la tombée de la nuit ?
Je hochai la tête ; il en fit de même. Et... ce fut tout. Un instant il eut l'air de vouloir ajouter autre chose pour finalement me tourner le dos. Cette fois, je ne tins plus :
— Combien de temps encore est-ce que tu comptes me punir ? Parle-moi au moins. Crie-moi dessus ou insulte-moi, je n'en sais rien, mais dis quelque chose ! Je n'en peux plus de ton silence.
Si j'avais cru qu'il réagirait, il n'en fit rien. Des larmes salées m'encombrèrent la gorge. Seule la tension dans ses épaules indiquait qu'il m'avait entendue.
— Je suis désolée, d'accord ? Je sais que j'ai eu tort. Je n'aurais jamais dû faire ce que j'ai fait et, plus que tout, je n'aurais jamais dû te le cacher. Je m'étais résolue à t'en parler le jour de notre retour mais... Malve t'a pratiquement mis le couteau sous la gorge dans l'office. Et ensuite je... j'en ai perdu le courage.
« Azelor nous a sauvé la vie et m'a approché plus d'une fois, continuai-je, alors qu'il demeurait immobile et qu'en moi le désespoir allait grandissant. Je savais que je ne risquais rien. Il voulait me parler et moi... moi, je voulais des réponses.
— Tu les as eues ?
Il se retourna d'un bloc. Sa question abrupte avait eu l'air d'un grondement dans sa poitrine. J'accusai le coup.
— Quelques-unes...
— Tu ne sais pas qui ils sont, ni de quoi ils sont capables, jeta-t-il rudement. Ce n'est pas parce qu'ils t'ont protégée qu'ils ne pourraient pas te faire du mal plus tard. Tu en as conscience, n'est-ce pas ?
— Oui, murmurai-je.
Un muscle tressauta sur sa joue. Seth m'examina avec un air déchiré, puis il ferma les yeux.
— Par les tréfonds de la Source, Kaly...
Je plissai le front et regardai dans le tas de feuilles mortes à mes pieds, honteuse de lui causer autant de souci.
— Je suis désolée que ce soit retombé sur toi. Je ne voulais pas te mettre en mauvaise position devant Malve, ni compromettre ta réputation. Je...
— Ma réputation ? me coupa-t-il sèchement.
Un rictus mauvais apparut sur son visage ; il s'emporta.
— Parce que tu crois vraiment que je m'en soucie ? Ma réputation est bien le cadet de mes problèmes, Kaly ! Mon problème, là, c'est tous les secrets que tu gardes pour toi et mon sentiment qu'il faudrait t'enfermer pour t'empêcher de commettre une bêtise monumentale !
Ses paroles me clouèrent sur place. Les yeux agrandis, il prit conscience avec un soupçon de retard de la portée de sa voix. Kreg toussota dans son poing et détourna pudiquement la tête ; même Reska faisait celui qui n'avait rien entendu. Mortifiée, j'enfonçai mes ongles dans mes mains moites. Comment avait-il pu dire une chose pareille ?
Je me mordis la langue en sentant l'amertume l'emporter sur la honte. Mon regard se braqua sur lui.
— Eh bien, réjouis-toi, sifflai-je entre mes dents, car tes désirs vont se concrétiser !
Je démarrai à travers le taillis pour cette nouvelle journée que tous devaient espérer productive, afin de redonner un peu de sens à notre voyage. Une atmosphère pesante s'était abattue sur le groupe. Contrecoup prévisible de batifolages avec un capitaine de l'Ordre. Peut-être était-ce la première raison pour laquelle Malve voulait nous séparer...
Le temps s'écoula à une lenteur éprouvante. Pour ne rien arranger, voilà que le cristal suivait une trajectoire incompréhensible, tantôt vers l'Est, le Sud, tantôt demi-tour ; probablement qu'une stupide bête l'avait encore avalé ! La forêt du Nord se déployait toujours sous nos yeux, parée de ses habits écarlates.
En fin de matinée, nous rencontrâmes deux cadavres.
— Des kobolds..., les identifia pensivement Émïoka.
— En tout cas, commenta Crool en hérissant le poil, ce qui les a tués les a laissés intacts.
Une large mare de sang imbibait le feuillage mort d'une couleur vineuse qui seyait à l'environnement – aussi morbide que cette idée fût. Je notai soudain que nous n'avions pas croisé la moindre charogne depuis notre arrivée.
— Car les animaux les dévorent, expliqua Reska.
Émïoka se releva sans rentrer les oreilles. Aucun bruit suspect pourtant ne venait entraver le silence. Chacun était sur le qui-vive alors que nous longions le sentier proche d'un talus dont la pente était raide.
— Nous sommes proches, annonçai-je à voix basse.
— Pas trop tôt, se réjouit Émïoka. Heureusement que la vue est plaisante par ici, même si les vieux loups gâchent le paysage...
— Va te faire voir, petite peste, grogna le concerné.
Seth avait l'air particulièrement mal à l'aise ; son regard me brûlait le dos. Je croisai les bras sur ma poitrine pour ne plus penser aux abominations que sa colère, aussi saine soit-elle, lui avait fait proférer.
Au loin, un cerf aux bois fleuris broutait les rameaux d'un arbuste. Il leva la tête avec curiosité dans notre direction. Je souris en voyant son joli museau frémir.
Sa mort fut aussi brutale qu'inattendue.
Je vis la pierre rougie qui avait défoncé son crâne et mon cri d'épouvante alerta les autres. Hildegarde libéra soudain son bouclier et arrêta la course folle d'une lance qui fonçait droit sur elle. Marteau en main, elle s'échauffa d'un rond de poignet.
— Merveilleux ! râla-t-elle. Voilà le reste de la bande.
Un petit reptile tomba d'un arbre devant nous en criaillant, bien vite tranché par l'épée de Kreg. D'autres bondirent à sa suite.
Les kobolds étaient des créatures répugnantes. Semblables à des dinosaures miniatures, de la taille des farfadets, ils se tenaient sur des pattes arquées et s'habillaient de haillons, armés de lames émoussées et de bâtons pointus. Pourtant, aussi ridicule que l'image pouvait paraître, leur fragile stature les conduisait à attaquer en meute.
— Continuons d'avancer ! ordonna Seth.
— Tout droit, criai-je en lançant des coups à droite et à gauche, c'est tout droit !
La harde se densifiait ; les kobolds poussaient cris et jappements belliqueux. Quelques lassos à boules volaient dans l'espoir de faucher nos jambes. J'abaissai mon sabre et tendis ma main libre. Mon esprit gagna le sol et la terre délita le cercle de monstres qui s'était formé autour de nous.
Nous progressions petit à petit dans la mêlée déclinante. Le groupe des reptiles était soit trop idiot, soit trop affamé pour maintenir la charge contre des proies qui avaient déjà décimé la moitié de leurs rangs. Nous ne connaissions toutefois pas une seconde de répit. Je remarquai soudain que nous avions dérivé très près de la pente.
— Attention, prévint Hildegarde, qui l'avait compris aussi, ces satanées bestioles cherchent à nous pousser !
Une patte griffue se posa sur ma jambe. Avec un frisson, je lançai un coup de genou dans la gueule du coupable qui siffla avant de se réfugier entre ses camarades. À côté de moi, Émïoka sautillait gracieusement entre ses victimes. C'était une corvée comme une autre, presque un jeu pour un assassin de sa trempe, et elle était tellement sûre d'elle – elle avait, après tout, un sacré bagage et ce n'étaient que des kobolds – qu'elle ne prêta guère attention à l'ombre qui jaillissait d'un arbre. Le reptile aux bras déployés atterrit sur son dos.
Pour ma part, peut-être que je le vis trop tard ou peut-être qu'une ignoble hésitation me fit réagir trop tard ; quoi qu'il en soit, le kobold rejeta la tête en arrière avec des yeux affamés et planta ses dents dans sa chair.
Ce fut la première fois que nous entendîmes Émïoka hurler.
Sa détresse me rappela subitement à l'ordre. Je me précipitai au secours de la cait sidhe qui s'ébrouait à la lisière du talus. Le monstre s'accrochait à elle comme une sangsue, mais trois coups de poignard eurent raison de lui. Nous le jetâmes d'un mouvement commun dans le fossé.
La respiration d'Émïoka était courte tandis que sa main appuyait sur le ruisseau de sang.
— C'est bon, dis-je en tâtant mes poches à la recherche d'un tissu, on va s'en...
Ma phrase se perdit dans les airs lorsqu'un poids emporta mes jambes. Je battis des bras pour garder l'équilibre. Émïoka, les yeux écarquillés, fit un mouvement dans ma direction, mais une créature chargea sur moi avec un cri ; alors je vis la pente se rapprocher et tout ne fut plus qu'une dégringolade confuse aux prises avec un kobold enragé qui s'échinait à déchiqueter mon manteau.
Dans le monde qui tourbillonnait, je ne distinguais plus ni le haut, ni le bas, seulement des coups de griffes, de dents, la rugosité des racines et les remous de mon estomac. Tout à coup, un choc. Craquement sinistre. L'air fut chassé de mes poumons. Lorsque j'entrouvris les yeux, je me trouvais nez à nez avec le kobold écrasé entre ma poitrine et un arbre, dont le cou formait une drôle d'angulation.
Être une sorcière de Terre présentait ses avantages...
— Kaly !
Seth dérapa dans le talus. Il frappa un des kobolds rescapés avec la garde de mon sabre ramassé sur le chemin et l'envoya valser d'un coup de pied comme un vulgaire ballon.
— Tu es blessée ?
Son visage était alerte et l'inquiétude que j'y lisais était trop honnête, trop profonde pour n'être que celle d'un capitaine. Je démêlai le lasso empêtré dans mes jambes, me relevai en grimaçant et frottai le bas de mon dos.
— Ça va, résumai-je en faisant rouler ma nuque.
Seth me rendit mon sabre sans un mot et regarda autour de nous la futaie qui était plus dense.
— C'est étrange, fit-il en se tournant vers le dénivelé.
— Quoi ?
— Les autres, dit-il, les sourcils froncés, je ne les entends plus.
Puis il indiqua un passage qui avait l'air praticable.
— Viens, on va pouvoir remon-
Au moment où il prononça ces mots, un cliquetis de chaînes tinta derrière nous. Le dos de Seth se changea en pierre. Mon pouls cessa de battre et je regardai lentement par-dessus mon épaule.
Une bête humanoïde se dressait entre les arbres. C'était une chose terrifiante, entre l'ours et l'être humain dont l'allure barbare glaçait le sang. Des plates en acier couvraient son torse touffu, et des brassières serties de piques gainaient ses bras massifs. Au bout de sa main pendait un fléau éclaboussé de sang séché. Des bouts de victimes étaient portés ci et là comme des souvenirs : doigts sur un collier, crânes à la ceinture, oreilles attachées au bouclier... Blême d'effroi, j'eus un mouvement de recul. Des récits à la taverne m'avaient déjà brossé le portrait des monstres tels que le gobelours.
Un éclat d'argent surgit à la périphérie de mon champ de vision. Seth arriva sur la créature en un temps record et son premier coup d'épée fendit jusqu'à l'os le bras qui tenait le bouclier. Le tas d'oreilles ficelées s'éparpilla sur le sol. Il se déplaça plus vite que le fléau, prit appui sur ses jambes et frappa vers l'avant à l'instant où la masse le ratait d'un cheveu. Je retins mon souffle. Le gobelours mesurait une bonne tête de plus que Crool et, de toute évidence, avait appris l'art du combat, mais Seth dansait littéralement et son épée mordait, chantait et tranchait en retour la moindre parcelle de chair qui se présentait à sa lame.
Je n'avais aucun doute sur l'issue du combat mais Seth prenait trop de risques, comme s'il voulait en finir très vite, comme si...
Soudain je pris conscience d'une chose : le Cristal. Il était tout proche.
Comme en réponse à mes pensées, des vibrations se répandirent dans le sol et les feuilles frémirent aux extrémités des branches.
J'avais pris la précaution de m'éloigner du combat pour laisser le champ libre à Seth (intervenir n'aurait servi à rien, sinon à le gêner), ce qui me permit de voir avant lui ce qui approchait. Entre les arbres, un clan de gobelours semblables au premier marchait vers nous, bardés de lances à pointes de pierre, de chaînes et de fragments macabres d'êtres vivants. Véritable nuée de ténèbres. Mon ventre se contracta.
Un écran de blancheur se détachait de la troupe : c'était un gobelours à la fourrure superbe, d'une corpulence bien supérieure aux autres. Il était vêtu d'une longue cotte en peau de bête sur laquelle tombait un collier. Ce collier à la chaîne grossière était fait d'un pendentif à l'éclat améthyste.
Les créatures m'avisèrent toute seule d'abord et me pointèrent des griffes en se tapant la panse, se demandant à quelle sauce ils allaient pouvoir me dévorer. Dans un second temps, leur attention se dirigea vers les bruits du combat à l'arrière, vers leur congénère ensanglanté, et leurs sourires disparurent. Seth jura. Un râle étouffé suivi de l'ébranlement d'un poids mort m'indiquèrent qu'il avait vaincu.
— Cours ! me hurla-t-il aussitôt.
Mais cela ne me paraissait pas être une solution. Je me tournai vers lui, l'air pensif, et son regard s'emplit de frayeur.
Quand il se précipita vers moi, nous savions tous les deux qu'il n'arriverait pas à temps.
Une grande sérénité m'envahit tandis que je marchais d'un pas décidé vers nos assaillants. J'avais l'impression que mon corps n'était plus tout à fait le mien et en même temps de savoir exactement ce que je faisais.
Les gobelours rugirent à l'unisson et se ramassèrent sur eux-mêmes.
J'avais parcouru deux mètres lorsque le groupe chargea sur nous dans un fracas assourdissant de métal et d'ossements. J'en avais parcouru le double lorsqu'ils brandirent leurs armes au-dessus d'eux avec la certitude cruelle de l'emporter par le nombre. La magie de la terre actionna ses rouages. La secousse les prit par surprise et ils vacillèrent sur leurs jambes velues sans comprendre ce qui les frappait.
Puis ils levèrent leurs yeux enfoncés sur moi, frêle silhouette au milieu de colosses, et sur leurs faciès de monstres la surprise apparut.
Le silence s'abattit, aussi lourd qu'une pierre tombale. Les gobelours reniflèrent dans ma direction, avancèrent, reculèrent, tapèrent du pied, comme dans l'attente de quelque chose. Seth s'était arrêté à quelques pas derrière moi ; je sentais ses nerfs tendus comme des cordes.
Le gobelours blanc, resté calme jusque maintenant, dépassa la meute et se plaça en tête.
C'était un monstre encore plus terrible que les autres, bâti de muscles durs et noueux. Il était armé d'une hache impressionnante à deux têtes noires qu'on aurait dit forgée dans l'antre d'un démon. Je fis craquer mes doigts raides et fixai intensément le cristal. Une connivence passa entre nous. Son regard profond accrocha le mien et il poussa un rugissement terrible à en ébranler les arbres.
Je levai les paumes vers le ciel et la terre gronda en retour comme un coup de tonnerre.
Ce n'était rien d'autre qu'une primitive démonstration de force.
Le gobelours s'arc-bouta sur ses jambes épaisses avec un râle coléreux. Il réitéra et son hurlement sidérant cette fois vibra jusque dans mes os, si douloureusement que je dus lutter pour ne pas fermer les yeux. Le monde s'estompa. Pendant quelques instants, l'univers ne se réduisit plus qu'à cette épreuve, ce duel primitif, dans l'attente du plus faible qui ploierait le genou. Mais j'étais une Sang-premier et je n'avais aucune intention de me soumettre.
Je rassemblai ma magie et je me sentis redevenir la forêt, le sous-bois et la sève, une entité unique, et depuis les entrailles de la terre surgit une déflagration aussi puissante qu'un volcan qui crève l'océan.
L'onde de choc parvint à faire reculer le gobelours. Il se trémoussa et frappa sur sa poitrine de rage mais il avait perdu. Pourtant, lorsque je tendis la main, il gronda. Ses congénères observaient la scène dans un silence attentif.
— Ma récompense, réclamai-je d'un ton tranchant.
Comme si cette issue lui était insoutenable, il attrapa ses courtes oreilles en tirant dessus, couinant, grognant, puis il se tassa sur ses quatre pattes et bondit dans ma direction. Mes yeux virent un mouvement derrière moi – Seth qui s'apprêtait à s'interposer –, mais je fus plus rapide.
— Huaötl, murmurai-je, et un rocher se fendit. Nüh Veël.
Sur ces mots, je refermai mon poing et le ramenai d'un coup sec.
Un bruit flasque emplit la forêt. Le gobelours s'arrêta net dans sa course. Il nous regarda tour à tour, moi et l'immense pic mortel qui avait traversé sa poitrine, avec l'air hagard de celui qui ne pensait pas mourir en ce jour. Sa bouche s'ouvrit et se referma tel un poisson hors de l'eau, ses doigts crispés griffèrent en tentant de déloger l'épieu de pierre, et il vomit une gerbe de sang brun avant de s'écrouler.
Je m'approchai lentement du corps qui délivrait ses derniers spasmes de vie. Son fluide vital ruisselait à mes pieds tel une rivière de goudron. Je me penchai au-dessus du collier et arrachai le cristal à son écrin. Dans le silence ébahi je reculai jusqu'à Seth, immense et féroce à mes côtés comme un guerrier berserker. Nous partîmes sans jamais tourner le dos et, une fois hors de vue, fuîmes à toutes jambes.
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