5 - Le Sidh
Je fus réveillée par la caresse de lueurs agréables sur mes paupières et soupirai d'aise au contact d'un duvet tiède sur ma peau. En ouvrant les yeux, il n'y eut d'abord qu'un plafond blanc. Un haut plafond circulaire travaillé de caissons alvéolés. Je battis des cils et bougeai péniblement la tête pour détailler l'endroit où je me trouvais. Depuis les portes-fenêtres d'une pièce épurée, les pâles rayons du jour diapraient les ondulations d'un bassin central aux margelles de marbre décorées d'une jungle de plantes. Des colonnes à sillons verticaux soutenaient ci et là des voûtes d'une architecture noble, et sur ma droite s'étirait une rangée de lits vides. Un délicat parfum aux notes herbacées embaumait l'air. Je me demandai l'espace d'une seconde si j'étais morte et si ce n'était pas là la représentation de l'Eden.
Nappée de soleil, une femme vint à ma rencontre. Du moins, femme ou déesse, je ne pus d'abord me prononcer. Grande et mince, elle avait une longue chevelure de nacre sertie de bijoux inédits et couronnée de tresses, bordant un visage aux traits séraphiques. Sa peau de velours avait la couleur des graines de lin, et des yeux aussi pâles que le givre parfaisaient ce tableau de beauté froide. Je me mis à regarder avec insistance la forme curieuse de ses oreilles qui échappaient à la complexité de sa coiffure : longues, en pointes effilées. Elle était similaire en tout point aux elfes tels que les décrivait l'imaginaire.
Mon inspection devait friser l'impolitesse mais elle n'en tint aucun compte.
— Bonjour à toi. Mon nom est Inhannaë, je suis soigneuse et guérisseuse en chef de l'Ordre de Cérule, se présenta-t-elle d'une voix caressante. Nous sommes au refuge. Comment te sens-tu ?
— Bien... me contentai-je de répondre.
— Ton corps a des carences et ton esprit est battu, voilà une pleine journée que tu récupères.
Je me mis sur mon séant tout en hochant la tête. La femme disparut quelques minutes derrière un rideau, dont elle revint avec un plateau en argent massif composé d'un festin de fruits et de biscuits secs.
— On m'a informée de l'histoire. De toute l'histoire, crut-elle bon de préciser. Cette agitation a dû être éprouvante. Maintenant, je voudrais que tu t'alimentes un peu.
— Merci.
J'appuyai ma reconnaissance d'un regard timide. Aucun sourire ne venait tempérer son visage et pourtant, l'étrangère irradiait une douceur infinie.
Depuis le plateau, les odeurs alléchantes ne tardèrent pas à me faire monter l'eau à la bouche. Je m'emparai sans réfléchir d'une galette encore chaude avant de suspendre mon geste.
— Dois-je en conclure que je ne suis plus prisonnière ?
— Toutes les charges contre toi ont été retirées. Tu es libre.
Comme en quête d'une garantie, mes doigts remontèrent alors ma gorge à tâtons. Si c'était là un mensonge, en tout cas cet horrible collier de métal avait bel et bien disparu. L'effroi qui me guettait s'apaisa quelque peu.
Il y avait bien plusieurs minutes que je piochais en silence sur le plateau quand des coups légers toquèrent à la porte. Inhannaë alla ouvrir à un garçon pas tout à fait encore homme, accoutré d'un élégant uniforme en queue de pie.
— Mes salutations, jeune dame, dit-il en venant dans ma direction. Ton réveil tombe à pic. Bánh Malve m'a chargé de te conduire à elle dans les plus brefs délais.
— Comme c'est impoli de ta part, Persivell ! le tança Inhannaë. Tu entres sans même te présenter et tu oses l'interrompre au milieu de son repas. Et depuis quand te promènes-tu avec autant de panache, mon garçon ?
Les oreilles de Persivell virèrent à l'écarlate et sa bouche s'ouvrit, comme prête à se répandre en excuses, mais j'avais déjà lancé mes jambes hors du lit. Mon instinct me disait que cette souveraine ne connaissait pas la patience et mieux valait ne pas la contrarier.
— C'est très aimable à vous mais j'ai terminé, dis-je à l'adresse de la guérisseuse de mon ton le plus commode. Où sont mes vêtements ? lui demandai-je avec un rapide regard en direction du peignoir qui me recouvrait à peine.
— Détruits. Ils étaient irrécupérables. Prends plutôt ceux-là.
Derrière le paravent, j'enfilai donc une courte robe beige toute en sobriété et glissai mes pieds dans des pantoufles ajustées en matière similaire à du cuir. Un miroir sur chevalet se tenait non loin de là dans la lumière tamisée par les rideaux. En m'approchant de mon reflet, je fus frappée par l'aspect de mon visage. Il était... normal. Comme si ces derniers jours dans les geôles n'avaient été qu'une sieste dominicale. Je palpai curieusement les reliefs de ma mâchoire, mon nez à peine retroussé, le grain de beauté qui me narguait toujours au-dessus de mon sourcil droit, et mes yeux d'un noir d'encre me renvoyèrent mon air interdit. Seule l'ecchymose bleuâtre qui courait sur ma joue trahissait mon séjour malheureux. Quel genre de magie est-ce là ?
Je me reculai en tâchant de reprendre contenance et démêlai rapidement mes cheveux aux doigts, laissant leurs ondulations roux sombre cascader dans mon dos.
Sitôt prête, je rejoignis Persivell à la sortie. Le dispensaire était situé au plus bas palier du grand vestibule circulaire où Armandiel m'avait entraînée la veille. Mon jeune guide me conduisit à nouveau dans le couloir à la riche tapisserie rouge et aux murs lambrissés de marbre, et nous nous arrêtâmes au devant d'un renfoncement latéral qui abritait des portes en bois argenté gravées d'arabesques. De là, Persivell s'annonça aux deux gardes postés de part et d'autre – deux sentinelles à heaumes de visière noire et à lames d'acier.
Nous obtînmes droit de passage et les portes s'ouvrirent.
Je me retrouvai d'emblée inondée par la lueur mauve du grand cristal, dont avait émergé la fabuleuse apparition. Il répandait jusqu'au plus profond de mes chairs les vibrations d'une puissante énergie.
Toutefois, mon regard se déporta rapidement au fond de la verrière où la dirigeante me toisait déjà de ses prunelles azurées. La Bansidhe. Elle portait une robe sobre qui découvrait ses épaules et des bijoux de bras attachés à d'amples manches fluides. Ses longs cheveux noirs glissaient sur sa poitrine comme des flots d'encre.
Un jet de méfiance siffla dans mes veines au souvenir de sa condamnation. C'était elle qui avait voulu me tuer, froidement comme on écrase un insecte. Armandiel se tenait derrière elle, ainsi que deux gardes identiques à ceux de l'entrée.
— Kaly, prononça-t-elle d'un ton dont la cordialité me fit grincer des dents. C'est le nom que tu as donné à mes officiers.
J'acquiesçai et me contentai de soutenir son regard tandis qu'elle approchait avec lenteur.
— Sais-tu pourquoi je t'ai fait venir ?
— La pierre, émis-je après un moment de silence. Je me souviens qu'elle a brillé. Tout le monde a eu l'air... estomaqué.
Les coins de sa bouche s'affaissèrent fugitivement.
— Estomaqué, commenta-t-elle d'une voix à peine contenue, c'est le cas de le dire. Tu ignores donc ce qu'est cette pierre, comme tu la nommes ?
— Je ne voulais pas vous offenser...
— Ce que tu as devant toi n'est autre que le Cristal de Fal, le pilier de notre monde, édifié dans les eaux sacrées de la Source. Il est le refuge de l'esprit de notre Mère Dana.
— Dana, répétai-je, pensive. Je l'ai vue.
— Nous l'avons tous vue. En tant que Bansidhe et héritière de la Mère, je suis gardienne du Cristal de Fal et je puis être témoin que Dana réserve ses apparitions. Elle ne s'était pas montrée depuis le drame de la Grande Rupture.
Ses grands yeux bleus se firent inquisiteurs et ses doigts effleurèrent le torque à son cou.
— Que t'a-t-elle montré ? demanda-t-elle.
— Des images. Des couleurs, répondis-je en haussant les épaules. Honnêtement, je ne m'en souviens pas très bien. Tout ce que je sais, c'est qu'elle était... souffrante.
Les lèvres de la dame Malve s'entrouvrirent ; elle souffla un « Ah ! » tout juste perceptible et leva son visage ivoirin en direction des nues sur lesquelles donnait le plafond. Son expression gagna en profondeur.
— Sache que j'ai toujours des réserves à ton sujet. Tu es une parfaite inconnue et ton arrivée chez nous fut plus que tumultueuse. Néanmoins, je me dois de tenir compte du message de la Mère. Et elle est intervenue en ta faveur.
Je déglutis.
— Pourquoi ?
— Je ne puis répondre à ta question. La volonté de Dana m'est impénétrable.
Elle marqua une pause pour regarder tendrement l'œuvre centrale de la pièce, mais ne parut pas moins autoritaire quand elle m'accorda de nouveau son intérêt.
— Elle semble avoir prouvé que tu ne représentes pas une menace. Il est probable que nous nous soyons trompés sur ton compte mais tu dois comprendre que nous avons fait le nécessaire pour protéger l'Ordre.
Devant mon silence, elle entreprit de me détailler scrupuleusement.
— Armandiel m'a raconté que tu étais arrivée par accident, poursuivit-elle sur un ton plus banal. Connaissais-tu le Sidh avant ta venue ?
— Le quoi ?
— Le Sidh. C'est ainsi que se nomme ce côté des portails.
— Oh ! lâchai-je. Grand Dieu, non.
Mon ricanement nerveux rendit des échos dans la pièce. La Bansidhe hocha pensivement la tête avant de poursuivre :
— Et tes parents ? Qui sont-ils ?
— Mes parents ne sont que de simples humains, Votre... Majesté, hésitai-je. Mon père me... eh bien, il me racontait des histoires et je comprends maintenant qu'il était plus lucide que tout le monde, mais il n'a rien de spécial. Vraiment.
— Un d'entre eux a forcément du sang de sidhe pourtant. Car tu as du sang de sidhe en toi.
Mes yeux s'agrandirent de stupeur et je levai aussitôt mes mains pour contrer la méprise.
— Non, je...
— Kaly, si tu étais entièrement humaine, tu serais incapable de parler notre langue.
La brutalité de l'annonce me heurta comme une gifle. Bouche bée, j'observai la dame Malve en retour, assourdie par les battements affolés de mon cœur.
— Pourquoi crois-tu que ton cas a posé tant de problèmes en bas ? exposa-t-elle, la mine grave. Une humaine habillée comme une humaine et avec quelques bibelots humains dans les poches, mais qui parlait très bien notre langue, avec certes un petit accent. Une humaine donc, quoique pas si humaine que cela, qui a demandé l'asile à Cérule et qui a fui les gardes au même moment qu'une attaque des Faucons Obscurs. Joins-tu les bouts de cette histoire à présent ?
Non... C'était un énième coup dans la poitrine, un coup terrible qui ne fit qu'accentuer mon vertige. Mais au fond, n'aurais-je pas dû m'y attendre ? « Demi-sang », c'était le terme qu'elle avait employé pour me désigner. Ma gorge ne s'en comprima pas moins douloureusement.
— Peut-être que tes parents ne savent rien de ces ascendances, ajouta-t-elle d'une voix radoucie. Ou peut-être ne sont-ils pas ceux que tu croyais.
Au milieu de cette salle froide et des regards indifférents, j'eus alors une conscience accrue de mes mains tremblantes et de ma langue asséchée. Je fis passer mon poids d'une jambe sur l'autre, mal à l'aise.
— Quand vais-je pouvoir rentrer ? demandai-je dans un souffle.
Mais le silence qui me répondit n'augura rien de bon. Avec un regard entendu pour Persivell, Malve lâcha un soupir.
— Je ne sais comment t'annoncer cette triste nouvelle, dit-elle avant de lever les yeux et d'annoncer quand même : Il est impossible de retourner là d'où tu viens. Nous avons condamné les derniers passages vers l'autre terre le jour où Tartoth s'est enfuie.
Il me sembla tout à coup que mon univers s'effondrait. Parce que c'était le cas. Mon corps tout entier devint pétrifié et je sentis une douleur creuse broyer ma poitrine, alors que je chutais comme une pierre dans un abîme sans fin. Ne m'offrant pas le temps de décanter l'information, la Bansidhe tendit le bras vers Persivell.
— Tu poursuivras cette conversation avec mon secrétaire, me congédia-t-elle sans plus de cérémonie. Je l'ai instruit de mes demandes, il se chargera du reste en ce qui te concerne. Allez, maintenant, et je prierai pour que Dana te préserve, enfant de Fal, aujourd'hui et pour l'avenir.
Enlisée dans ma torpeur, c'est à peine si je pris conscience de la main qui me menait dehors.
— Nous pouvons aller dans mon bureau, suggéra Persivell une fois aux portes, qui déjà s'éloignait en direction d'un autre couloir.
Lui non plus n'avait pas l'air de remarquer que ma pensée ne le suivait plus. En vérité, rien d'autre ne parvenait à supplanter dans mes oreilles le discours fatidique de Malve.
« Impossible. »
— Je n'ai pas de moyen de rentrer ? chuchotai-je alors.
Mes yeux humides scrutèrent les siens à la recherche du moindre espoir. Mais je n'en trouvai pas la trace alors qu'il secouait la tête, et la pitié que traduisait son visage me rendit nauséeuse.
— Je suis désolé.
J'ignore encore ce qui m'empêcha de fondre en larmes à cette annonce. Peut-être était-ce la connaissance de ce monde trop hostile qui brisait les plus faibles. Quoi qu'il en était, je suivis Persivell comme un automate, la conscience éloignée dans les tréfonds de mon esprit alors qu'il déclamait un monologue inutile ; et je ne revins à moi-même qu'à l'instant où il me désigna une chaise en face de son bureau. Je reconnus rapidement le décor d'une bibliothèque avant qu'il ne ferme la porte.
— Bánh Malve m'a chargé de réfléchir à une... compensation pour les torts qui t'ont été causés, déclara-t-il en venant s'asseoir à son tour. J'ai donc une proposition à te faire.
Il avança son siège, se racla la gorge et croisa les doigts devant lui.
— L'Ordre te donnera asile à condition que tu acceptes de rejoindre l'armée.
— Pardon ?
— La protection de l'État est réservée aux citoyens natifs et aux actifs de la ville. Or, tu n'es ni l'une, ni l'autre. Nous ne pouvons nous permettre de garder entre nos murs des étrangers qui n'occupent aucune fonction. Bien sûr, tu le comprends, n'est-ce pas ?
Droite sur ma chaise, je clignai plusieurs fois des yeux. Trop de mots me venaient, trop de pensées, de tourments et d'espoirs abattus, et je n'avais rien à dire et tout à la fois.
— Je... mais... l'armée ? bredouillai-je.
— L'armée, confirma-t-il.
Un curieux son inarticulé me monta aux lèvres et je m'avachis sur le bureau en appuyant mon front contre mes mains. L'armée... J'hésitais entre le rire et les larmes ; sincèrement, c'était au point où un seul pas me séparait d'un déchaînement de folie et de désespoir.
Un autre monde. Le Sidh. Pas de retour.
« Impossible. »
Non, m'ordonnai-je en soufflant doucement, ne regarde pas en arrière. Pas maintenant. Garde le cap.
Lorsque je retirai les mains de mon visage, mes yeux étaient parvenus à rester secs et mon esprit imperméable. Je regardai Persivell et m'accordai un temps de réflexion.
— Pourquoi ne pourrais-je pas devenir... guérisseuse ? optai-je pour le terme. Comme cette Inhannaë ? C'est mon métier d'ordinaire. Je ne sais pas me battre.
— Oh, eh bien, dame Inhannaë est le trésor de notre refuge. Et la formation de guérisseur est un riche apprentissage qui s'étale sur des années. Peu de jeunes gens le reçoivent...
— Mais j'ai exercé quelques temps et je suis compétente. Je vous jure que je pourrais être un atout et que je peux travailler pour...
— Je suis désolé mais ce n'est pas moi qui gère les affectations, m'interrompit-il en s'humectant nerveusement les lèvres. Personne ne peut prétendre travailler à l'Ordre sans recommandation ; c'est la procédure. Je ne peux pas te pourvoir un poste ailleurs que dans l'armée.
Je me triturai les doigts sous le bureau pendant que le soleil se retirait de la pièce. Le front moite, Persivell guettait ma réponse.
— Et en ville ? tentai-je en sentant l'étau se refermer autour de moi. Je suis sûre qu'il y a du travail en ville.
— Oui, peut-être. Mais ta situation complique grandement les choses ; tu ne connais pas la cité et personne ne te connaît, toi. Ceci dit...
— Oui ?
— Si tu ne trouves pas d'employeur à terme, je ne pense pas que tu finiras à la rue. Dans le pire des cas, il te sera toujours possible de trouver refuge à... la Maison du Lotus.
— La Maison du Lotus ?
Comme il m'adressait un sourire gêné, des souvenirs de mon entrée en ville me revinrent petit à petit. Un délicat bâtiment recroquevillé en forme de pétales et des bruits évoquant...
— Un bordel ? m'offusquai-je.
Persivell détourna les yeux.
— C'est un métier aussi noble qu'un autre, ânonna-t-il mais ses épaules semblaient être devenues un abri tentant. Et puis là-bas, tu serais certaine d'avoir une...
— Non ! Je ne veux pas entendre ça ! Mon Dieu, non !
Après s'être tortillé sur sa chaise, il finit par retrouver une contenance.
— Alors, accepte notre offre, insista-t-il gentiment. C'est une chance inouïe pour toi. Tu es exemptée du tribut des étrangers, tu seras logée, nourrie, et nos soldats ont des conditions de vie très correctes. Bien plus correctes que certains citoyens.
Je déglutis en silence, les mains moites sur mes genoux. L'angoisse commençait à me prendre aux entrailles. Moi, rejoindre l'armée, devenir un soldat ? Mes trois pauvres années de boxe ne me seraient pas d'une grande utilité et je dépassais tout juste le mètre soixante. J'allais me faire tuer.
— J'aurai le droit de démissionner au moins ou vous exécutez les déserteurs ? demandai-je sans pouvoir maîtriser l'amertume dans ma voix.
— Bien sûr, tu peux quitter ton poste quand tu le souhaites. Mais...
— Dans ce cas je devrai partir. Oui, j'ai compris.
Dehors, le ciel se dégagea et un flot de lumière se déversa sur les lattes lustrées du parquet. Je mâchouillai longuement l'intérieur de ma joue avant de prendre une inspiration.
— D'accord, dis-je. J'accepte.
L'air rassuré, Persivell ouvrit un tiroir de son bureau pour en sortir un badge à épingles, qu'il me tendit. Il était taillé dans un matériau semblable à du plomb et renfermait une petite pierre verte hexagonale en son centre.
— Voici le badge temporaire signalant ta fonction. Tu dois toujours le garder sur toi, les contrôles sont fréquents et il te permettra de circuler à ta guise, dans la ville ou à l'extérieur.
« En temps normal, ajouta-t-il très vite en triturant ses boutons de manchette, tu devrais rejoindre les rangs de l'Ordre sans délai mais je vais t'inscrire pour après-demain. Prends un peu de repos. Il n'est dans l'intérêt de personne que t'écroules de fatigue dans l'arène.
Je murmurai un remerciement machinal, envahie par ce flot d'informations dont je ne retiendrais probablement pas la moitié. Mais Persivell n'en avait pas fini.
— Étant donné que tu resteras ici, il est préférable de dissimuler aux autres le sujet de ton passé... humain. Très peu de gens savent réellement qui tu es. Il vaut mieux que tu te fasses oublier et que tu ne t'attires pas des problèmes.
— Pourquoi voulez-vous m'enlever mon identité ? fis-je abruptement.
— Nous le faisons pour ton bien. Les humains et les demi-sangs, de manière générale, sont... mal reçus parmi nous.
La voix de Persivell se tarit. Il laissa son regard errer dans la pièce, une moue morose plaquée aux lèvres.
— Alors il y en a eu d'autres, compris-je en me redressant. Que leur est-il arrivé ?
Ma question parut le ramener à la réalité et l'air gêné qui avait investi son visage me fournit ma réponse. Ils n'avaient pas survécu.
— Pourquoi ? demandai-je, un goût de bile dans la gorge.
— Nous... nous avons vu ce qu'ils pensent des créatures comme nous, répondit-il en jouant de nouveau avec un de ses boutons de manchette, le regard fuyant. Nous ne leur inspirons que le dégoût ou la terreur. Ils sont... Les humains sont pleins de défauts.
— Vraiment ? Vous ne trouvez pas que c'est un raccourci facile de tous nous mettre dans le même panier ?
— Mais toi, Kaly... tu n'es pas vraiment humaine.
Le ton timide qu'il avait employé me renvoya inévitablement à la révélation de la Bansidhe. Je m'adossai à ma chaise avec un nœud dans l'estomac.
— Alors qu'est-ce que je suis ? murmurai-je.
— Je l'ignore. L'avenir le dira sûrement.
J'avais certainement encore beaucoup de questions mais je pressentais les limites de Persivell. Nous restâmes assis un moment en silence au milieu des livres et des papiers, puis une brève lueur éclaira son visage.
— Ah ! dit-il. J'oubliais. Peut-être voudrais-tu récupérer cela.
Il se leva, gagna une étagère et déposa alors sous mon nez une pochette en tissu dont le contenu s'entrechoqua sur le bureau. Curieuse, j'y glissai une main pour en ressortir les affaires qu'on m'avait confisquées le premier jour. L'émotion souleva ma poitrine lorsque mes doigts entrèrent en contact avec le manche de mon couteau-suisse. C'était un cadeau de mon père il y avait de cela bien longtemps. Malgré l'état désastreux de mon téléphone et de mes écouteurs, je décidai de tout garder.
— Merci, lui dis-je sans être capable d'articuler autre chose.
Au terme de cette longue entrevue, Persivell consulta un tableau avant d'attraper un trousseau de clés et de griffonner une case dans un dossier de parchemins.
— Viens avec moi, je vais t'installer.
Je le suivis, bras croisés, en savourant le contact de mes maigres effets contre ma poitrine. Pendant que nous gagnions le grand vestibule, je pris un temps pour méditer sur ma rencontre abstraite avec l'Esprit du Cristal. Dana. Le rappel de notre échange me fit frissonner l'échine.
— Le Cristal de Fal a été brisé, n'est-ce pas ? demandai-je à mon guide de but en blanc. Qu'est-il arrivé ?
Il fronça les sourcils.
— Tartoth est arrivée.
— Qui est Tartoth ? demandai-je, car Malve avait également prononcé ce nom.
Persivell m'adressa un regard oblique. D'une voix rauque, il répondit :
— La dernière sorcière ancestrale que le monde ait connu.
Même en quête de réponses, je m'efforçai d'attendre afin d'obtenir plus de renseignements.
Nous dûmes marcher plusieurs minutes après avoir emprunté un des nombreux couloirs de la ruche que formait l'Ordre. Dans cette aile, les murs manquaient d'apparat et le sol propre était seulement dallé de pierres de grès. Une multitude de portes uniformes défilaient sous nos yeux, quoi que nous ne rencontrions personne. Persivell s'arrêta bientôt au seuil de l'une d'entre elles, frappée de deux symboles, et inséra la clé dans la serrure.
— Ta chambre, lança-t-il en me faisant signe d'entrer.
Il faut l'admettre : c'était une pièce aussi étroite que rudimentaire. Un lit de moyenne largeur campait dans un des quatre coins et l'humble mobilier se composait uniquement d'une armoire avec une table de chevet, sculptées toutes les deux dans un bois clair semblable à du frêne. Pour autant, j'en éprouvai un soulagement inexprimable. Rudimentaire, peut-être, mais tout cela relevait du luxe en comparaison à cette immonde cellule dans laquelle on m'avait retenue si longtemps. Une mince fenêtre à guillotine laissait même pénétrer le soleil !
— Elle est pour moi... seule ? préférai-je m'en assurer.
— Bien sûr, dit-il, et son front devint légèrement perplexe. Nos soldats risquent leurs vies pour nous, il est de notre devoir de leur assurer un peu de confort. Ne t'ai-je pas dit que les conditions seraient correctes ?
« Maintenant. Il devrait y avoir dans l'armoire le strict nécessaire et un change ou deux à ta taille, m'expliqua-t-il en me donnant les clés. En ce qui concerne l'uniforme d'entraînement, tu devras passer chez les tisseurs. Le réfectoire ainsi que les bains communs se trouvent à cet étage, sur ta droite en sortant. As-tu des questions ? (Il se tourna vers moi, attendit.) Non ? Très bien.Dans ce cas, je me vois dans l'obligation de te quitter là ; j'ai encore beaucoup de travail. Tout le plaisir était pour moi, Kaly, dit-il en s'inclinant.
— De même.
La politesse l'aurait voulu mais je ne pus me résoudre à le gratifier d'un sourire.
Une fois Persivell déguerpi, je refermai doucement la porte et m'y adossai pour examiner la pièce silencieuse. Ma chambre. Bien, ça pourrait être pire, songeai-je, avant de pleurer toutes les larmes de mon corps.
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